Lost in anywhere / 10-09-1974

mercredi 29 octobre 2003

<< le jour d'avant - le jour d'après >>

Un soir dans la {#rue}

Les temps sont difficiles en cette fin d'année, qui une fois de plus se termine par l'automne. Oui, je sais c'est un peu compliqué, mais ça me rassure. Comme pour me sentir bien, je décide de descendre dans la rue et d'affronter un peu la pluie - je reste tout de même un peu l'abri, la sensation de froid sur ma peau m'horripile - pour réfléchir. En fait, ça ne m'apportera rien de réfléchir. J'ai uniquement besoin de prendre l'air et de sentir l'air frais qui me transperce les poumons. Je suis fatigué, très fatigué.... J'ai vraiment besoin de repos... Tout ce qui s'est passé ces derniers temps dans ma vie m'a éprouvé. Si seulement j'avais la possibilité de mettre un terme à mes conneries une fois pour toute, je passerai un grand coup de chiffon sur toutes ces poussières. La vie paraît tellement plus simple lorsqu'on a de l'argent... Je rêve de tomber un jour sur une personne généreuse qui prenne pitié de moi et me sauve de ce bordel. Rien ne sert de prier et de s'attendre à des miracles, tout se décide dans des sphères qui me dépassent complètement.

Fragments du Paradis:
Bien-aimés {#tant} aimés
Francis Scott Fitzgerald

Ecrite au cours de l'été 1940, à Hollywood, et refusée par Esquire, cette nouvelle est restée inédite jusqu'en 1969, date où elle fut insérée dans le Fitzgerald/Hemingway Annual.

Ô Beauty Boy - qui lisait Platon l'admirable. Ô champion de golf de Chicago, si sombre de peau, si intègre. Chaque nuit, sur les voies ferrées, comme barman du wagon-salon, et plus tard, dans l'odeur âcre des crachoirs et de la fumée refroidie, écrivant, à la lueur d'une veilleuse, aux confréries de Rose-Croix de la côte Ouest. Toujours en quête.
Ô Beauty Boy - voici celle qui t'est destinée, une fille qui ne plane pas aussi haut que toi, mais un doux serpent, agile et fidèle, qui saura ramper à la même vitesse, et suivre ton vol dans le ciel.
Lilymary l'aimait, l'a toujours attiré, et il l'a épousée, à l'église Saint-Jarvis de North Englewood. Pendant des années, ils ont essayé de mieux vivre, esclaves des chicaneries imposées à leur race, mais n'y ont rien gagné que d'être un peu plus vieux, sans connaître une vie meilleure. Quelqu'un lui a prêté le Manifeste communiste, la femme du courtier en publicité d'un quotidien de Chicago, mais sa préférence, c'était Platon - le Phédon, l'Apologie de Socrate, et les brochures de la confrérie des Rose-Croix de Sacramento, en Californie, dont les mots flamboyaient à l'oreille, accompagnés du cliquetis des rails, lorsqu'ils traversaient Alton, Springfield et Burlington, dans les ténèbres.
Amants de bronze, et jamais, jamais, aucun enfant de bronze à naître - pendant plusieurs années, du moins. Puis la cloche a sonné, le gong a retenti et, pour deux cents dollars, le Dr. Edwin Burch, dans la South Michigan Avenue, a accepté de s'en charger. Ils paraissaient si tendres - si délicatement tendres, si adroits, si experts à ne pas se blesser l'un l'autre. Beauty Boy a été parfait pendant la grossesse de Lilymary - il a payé sa propre soeur pour qu'elle en prenne soin, et lui, pendant ce temps, travaillait deux fois plus dans le wagon-salon, et se louait comme livreur aux traiteurs de la ville. Un jour, enfin, l'enfant de bronze est venu au monde.
Ô Beauty Boy, a dit Lilymary, voici ton fils, ton beauty boy. Elle était à l'hôpital, dans une chambre de quatre lits, avec l'épouse d'un boxeur, celle d'un médecin, celle d'un entrepreneur de pompes funèbres. Et le visage de Beauty Boy irradiait une telle lumière, ses dents brillaient dans son sourire avec un tel éclat, que rien, jamais rien, semblait-il, ne pouvait l'atteindre.
Pendant qu'elle dormait, Beauty Boy s'est assis à côté de son lit et, pour la troisième fois, il a relu Walden de Thoreau. Puis l'infirmière lui a demandé de quitter la chambre. Il est remonté dans son wagon-salon, et cette nuit-là, à Alton, en allant poster une lettre pour l'un des voyageurs, il a glissé, et le train lui a sectionné la jambe au-dessous du genou.
Beauty Boy a été envoyé à l'hôpital. Il y est resté un an. Lilymary a trouvé une place de cuisinière. Tout était difficile. Ils avaient même des problèmes pour toucher les allocations d'accidenté du travail, mais il sut découvrir dans ses livres des mots qui les aidèrent à survivre, alors qu'autour d'eux la terre semblait déserte, sans aucun être humain.
Le petit garçon s'est mis à grandir, mais il était beaucoup moins beau que ses parents ; beaucoup moins beau qu'ils l'avaient attendu dans leurs rêves. Et l'amour qu'ils pouvaient lui donner, c'était à leurs moments perdus. C'est donc la soeur qui s'est chargée de lui, de plus en plus, et toujours davantage. Car ils voulaient revenir à leur point de départ, ils voulaient que la jambe de Beauty Boy repousse, que tout redevienne comme avant. Il retrouverait alors tout son plaisir à lire des livres, et Lilymary tout son plaisir à attendre un nouvel enfant.
Les années ont passé. Ils avaient pris tant de retard à vaincre les chicaneries imposées à leur race qu'ils ne pouvaient plus le combler. Beauty Boy était veilleur de nuit. On avait opéré six fois son moignon, et chaque fois qu'on lui posait une nouvelle jambe artificielle, c'était une souffrance accrue. Lilymary trouvait assez régulièrement des places de cuisinière. Ils n'étaient plus rien désormais que des gens comme les autres. La soeur de Beauty Boy elle-même avait oublié qu'il était autrefois champion de golf à Chicago, un champion si sombre de peau, si intègre. Un jour, en nettoyant les toilettes, elle a jeté tous ses livres d'un coup - le Phédon, l'Apologie de Socrate, et Thoreau, Emerson, et toutes les brochures des confréries de Rose-Croix, et toutes les lettres échangées. Il a mis longtemps à découvrir qu'ils avaient disparu. Et, ce jour-là, il s'est contenté de regarder le vide et de murmurer : « Ça alors, man... ça alors... »
Car tout change, tout devient différent, et c'est difficile de rien reconnaître, on a l'impression que nos noms seuls restent les mêmes. Et ils pensaient parfois qu'ils faisaient erreur en s'appelant toujours Beauty Boy et Lilymary, alors que le plaisir s'en était perdu depuis si longtemps.
Quelques années encore, et une épidémie de grippe les a emportés l'un et l'autre, et ils sont arrivés au ciel. Ils se sont dit que tout irait bien désormais - et ils ont eu raison, car tout s'est passé exactement comme ils l'avaient appris dans leur enfance. La jambe de Beauty Boy a repoussé, et il s'est retrouvé champion de golf pour le paradis tout entier, Noirs et Blancs confondus, et il faisait voler sa balle de nuage en nuage, avec une précision absolue, à travers le grand terrain bleu du ciel. Les seins de Lilymary sont redevenus ronds et fermes, et les autres anges la respectaient, et elle se montrait aussi fière de son Beauty Boy qu’elle l'avait été autrefois.
Le soir venu, ils s'asseyaient l'un près de l'autre. Ils cherchaient à se souvenir de ce qu'ils regrettaient. Sûrement pas les livres, car tout le monde au ciel connaît par coeur ce qu'ils contiennent ; sûrement pas non plus le petit garçon, car il n'avait jamais été complètement à eux. Ils cherchaient en vain à se souvenir puis, après un moment de confuse perplexité, ils renonçaient à chercher, et chacun à son tour disait à l'autre à quel point il le trouvait tendre et ils calculaient le miraculeux score que Beauty Boy risquait de faire le lendemain.
Ainsi vont les choses.

Fragments du Paradis:
Ce genre de {#réunion}
Francis Scott Fitzgerald

I
Lorsque la réunion prit fin, une Stevens Duryea, surmontée de son orgueilleuse capote, et deux Maxwell 1909 se rangèrent le long du trottoir, près d'une timide victoria. Les garçons attendirent que la Stevens eût fait son plein de petites filles espiègles, et la regardèrent s'éloigner, dans un grondement de moteur. Puis ils s'éparpillèrent, par groupes de trois ou quatre, certains surexcités, d'autres silencieux et songeurs. Bien qu'on soit toujours stupéfait, entre dix et onze ans, de l'allure forcenée à laquelle il faut s'initier aux mystères de l'existence, si l'on ne veut pas rester à la traîne, cet après-midi leur avait semblé passionnant. C'était du moins l'opinion de Terrence R. Tipton - par profession : athlète, comédien, écolier, philatéliste et collectionneur de bagues de cigare. L'instant où il était sorti de cette maison, l'odeur de printemps qui l'avait saisi, la façon dont Dolly Bartlett s'était tournée vers lui, avant de monter en voiture, pour un dernier regard tendrement ironique et ravi - tout ça était inoubliable. L'exaltation qu'il éprouvait approchait l’effroi sacré, ce qui était explicable, car il venait de découvrir l'une des pulsions majeures de la vie : il s'était à jamais transformé en fanatique de l'amour. Pas un fanatisme de surface, mais l'engagement de quelqu'un qui s'était senti enrôlé de force, qui avait goûté ces plaisirs avec tant d'émerveillement qu'en moins d'une heure il en était devenu l'esclave. Deux questions le hantaient, en rentrant chez lui : combien de temps y avait-il goûté ? Dans combien de temps y goûterait-il de nouveau ? Sa mère vit revenir un petit garçon au teint pâle, aux cheveux filasses, aux yeux incroyablement verts, et aux traits joliment dessinés. Comment allait-il ? Allait bien. S'était-il bien amusé chez les Gilray ? Très bien. Qu’avait-il à raconter ? Rien à raconter. - Et si tu invitais des amis, à ton tour ? proposa-t-elle. Tu es invité si souvent. - Pas envie, maman. Vraiment pas. - Réfléchis. Dix garçons, dix filles, des gâteaux, des glaces, des jeux. - Quels jeux ? demanda-t-il aussitôt - non qu'il pensât sérieusement à inviter quelques amis : par pur réflexe face au mot lui-même. - Je ne sais pas, moi. Les sept familles, cache-tampon, les charades. - On joue pas à ça. - A quoi jouez-vous, alors ? - On chahute. Vraiment pas envie d'inviter, maman. Mais soudain le danger manifeste de recevoir des filles chez lui, le risque de mettre en contact le monde extérieur et son monde intérieur - comme si la maison poussait l'indécence jusqu'à révéler elle-même ses dessous -, tout fut balayé par le désir impérieux de serrer de nouveau Dolly Bartlett contre lui. - On pourrait être seuls ? Sans personne qui tourne autour ? - Mais, Terrence, je vous laisserai une paix royale. Je serai là simplement, au début, et je disparaîtrai très vite. - Elles font toutes comme ça. Et pourtant... Terrence se souvenait de certaines maîtresses de maison qui s'étaient incrustées tout un après-midi - et il était hors de question de savoir sa mère à proximité. On en reparla au dîner. - Raconte à papa ce que vous avez fait chez les Gilray, dit sa mère. Tu t'en souviens sûrement. - M'en souviens, bien sûr, mais... - Je vais finir par croire, dit Mr. Tipton un peu au hasard, que vous avez joué à « Si je t'attrape, je t'embrasse ». - Oh ! répondit Terrence sans réfléchir, ils ont un drôle de jeu, qu'on appelle : « Un coup tu sors, un coup tu rentres ». - C'est-à-dire ? - Eh bien, les garçons sortent, et les filles disent que quelqu'un a reçu une lettre... Non, ça, c'est le facteur. Enfin bref, il faut rentrer et deviner qui vous a appelé. Ecoeuré de jouer lui-même les judas, vis-à-vis d'une si fabuleuse expérience, il essaya de s'en tirer brièvement par un : - Alors, il se met à genoux, et s'il se trompe, elles le jettent dehors. Maman, s'il te plaît, je peux avoir encore de la sauce ? - Et s'il ne se trompe pas ? - Oh ! en principe, il les embrasse, marmonna Terrence. Ça paraissait infâme en le racontant - et ç'avait été tellement admirable... - Toutes ? - Juste une. - Ainsi, dit sa mère, légèrement scandalisée, c'est ce genre de réunions que tu souhaites ? Oh ! Terrence... - Pas du tout. J'ai jamais dit que je voulais ça. - Tu préférais pourtant que je ne sois pas là. - J'ai rencontré ce Gilray en ville, dit Mr. Tipton. C'est un type très quelconque, qui a encore du foin dans ses bottes. Ce petit reniflement de mépris en direction du monde rural était très à la mode, au temps où G. Washington vivait dans sa plantation de Mount Vernon. Il reflétait exactement l'attitude des gens de la ville face au comportement des paysans américains. Mr. Tipton espérait ainsi influencer Terrence, et il y réussit - mais pas du tout dans le sens attendu. Terrence, qui éprouvait l'impérieux besoin d'avoir un complice à ses ordres, jeta précisément son dévolu sur un certain Joe Shoonover, dont la famille arrivait en droite ligne de sa ferme. Le dîner fini, il sauta sur sa bicyclette et fila chez Joe. Voici ce qu'il proposait : que Joe invite des amis chez lui, et qu'au lieu de jouer une seule fois à : « Un coup tu sors, un coup tu rentres », on y joue tout l'après-midi, en s'arrêtent de temps à autre pour avaler quelque chose. Il fit de cette orgie rêvée une description réaliste et brûlante. - Tu pourras t'occuper de Gladys, si tu veux, et quand tu en auras marre de Gladys, tu pourras faire signe à Kitty, ou à une autre, n’importe laquelle, et elles te feront signe à leur tour. Ah ! ça sera magique ! - Et si quelqu'un d'autre s'occupe de Dolly Bartlett, admettons ? - Fais pas l'idiot. - Je parie que tu iras te noyer dans l'étang. - Sûr que non. - Sûr que si. C'était fascinant d'imaginer tout ça - mais il fallait songer à l'aspect pratique des choses : obtenir l'accord de Mrs. Shoonover. Terrence attendit le retour de Joe, dans la lumière du crépuscule. - Maman est d'accord. - Attention ! Elle nous laissera faire ce qu'on veut, ou pas ? - Evidemment, répondit Joe innocemment. Je lui ai raconté, pour cet après-midi. Elle a ri, c'est tout. Terrence était inscrit au cours privé de Mrs. Cary, où les heures grises et ternes lui paraissaient interminables. Il devinait d'instinct qu’il n'apprendrait pas grand-chose à ce cours, ce qui le mettait souvent en colère, et il devenait insolent. Mais le matin de la réunion chez Joe Shoonover, il resta sagement assis à son pupitre, dans un silence anormalement rêveur, ne souhaitant qu'une chose : qu'on le laisse en paix. - La capitale des Etats-Unis est donc Washington, disait Miss Cole, et la capitale du Canada est Ottawa, et la capitale d’Amérique centrale... ? - Mexico, hasarda un élève. - Pas de Capitole à Mexico, dit Terrence, dans son rêve. - Oh ! il y en a sûrement, dit Miss Cole, en consultant sa carte. - Justement non. Pas de Capitole là-bas. - Ça suffit, Terrence. Disons que Mexico est la capitale d’Amérique centrale. Et occupons-nous de l’Amérique du Sud. Terrence bâilla. - Pourquoi vous nous apprenez des choses fausses ? Dix minutes plus tard, légèrement inquiet, il se trouvait dans le bureau de la directrice, où toutes les forces de l'injustice semblaient s'être liées contre lui. - Peu importe ce que vous pensez, dit Mrs. Cary. Miss Cole est votre professeur. Vous avez été insolent envers elle. Vos parents ne seraient pas très satisfaits de l'apprendre. Par chance, son père était absent. Mais si Mrs. Cary téléphonait à sa mère, celle-ci, pour le punir, l'empêcherait sans doute d'aller chez Joe. Courbé sous la menace d'un destin si funeste, il franchit, à midi, le portail de l'école et fut agressé par la voix d'Albert Moore, fils de la meilleure amie de sa mère, donc ennemi potentiel. Albert s'étendit longuement sur cette visite à la directrice, et sur les conséquences qui risquaient d'en découler. Terrence fit alors observer que, grâce à ses lunettes, Albert possédait quatre organes visuels. Albert, du tac au tac, souligna la ridicule prétention de Terrence à la sagesse universelle. De soudaines références à quelques félins effrayants et quelques grands paranoïaques envenimèrent la discussion, qui atteignit son paroxysme dans un échange de coups de poing, dont l'un, porté par Terrence, atteignit accidentellement le nez d'Albert. D'où saignements soudains et hurlements d'angoisse et de terreur, poussés par Albert, à la vue de son précieux suc vital gouttant sur sa cravate jaune. Terrence, sur le point de décamper, s'arrêta court, sortit un mouchoir de sa poche, le jeta aux pieds d'Albert comme une offrande propitiatoire puis, prenant les jambes à son cou, se perdit dans des contre-allées et enjamba des palissades, pour s'éloigner aussi vite que possible de cette scène atroce et du lieu de son crime. Une demi-heure plus tard, il atterrissait dans l'arrière-cour de Joe et se faisait annoncer par la cuisinière. - Qu'est-ce qui se passe ? demanda Joe. - Peux pas rentrer chez moi. Me suis battu avec Albert Moore. - Bon dieu ! Il avait ses lunettes ? - Non, pourquoi ? - Frapper quelqu'un qui a des lunettes, c'est un acte qui relève de la maison de correction. Attends-moi. J'ai pas fini de déjeuner. Sombre et désespéré, Terrence se laissa tomber sur une caisse, dans l'ombre de la contre-allée. Joe revint bientôt, apportant une information digne d'un univers en train de s'effondrer. - Pour le jeu : « Un coup tu sors, un coup tu rentres », ça marche plus, dit-il. Maman dit que c'est complètement idiot. Terrence s’arracha à grand-peine à l'image imprécise d'une maison de correction. - J’aimerais qu’elle tombe malade, murmura-t-il, l'oeil vague. - T'as pas le droit de dire ça de ma mère. - Sa soeur, je veux dire, corrigea Terrence aussitôt. Que sa soeur tombe malade. Comme ça, elle serait pas là pour notre réunion. - Moi aussi, j’aimerais, dit Joe, qui réfléchissait. Pas trop malade, quand même. - Pourquoi tu lui téléphones pas pour lui dire que sa soeur est malade ? - Elle habite Tonawanda. Elle enverrait un télégramme. Elle l'a déjà fait, une fois. - Allons demander un télégramme à Fats Palmer. Fils de gardien d’immeuble, et nettement plus âgé qu'eux, Fats Palmer était garçon de courses, grand fumeur et blasphémateur devant l’Eternel. Il refusa d'aller porter un faux télégramme, parce qu'il risquait de perdre sa place. Mais, pour vingt-cinq cents, il se ferait un plaisir de leur procurer un formulaire vierge, et chargerait l'une de ses petites soeurs de le porter. Mais il fallait payer cash, et sur l'heure. - Je crois que je peux les gagner, dit Terrence, perdu dans ses pensées. Ils allèrent l'attendre quelques mètres plus loin, devant une maison dont il ressortit au bout de dix minutes - et il en ressortit le visage défait, serrant entre ses doigts une pièce de vingt-cinq cents. Il s'assit sur le bord du trottoir, les lèvres hermétiquement closes, et leur fit signe de se taire. - Terrence, qui te l'a donnée ? - Ma tante, murmura-t-il faiblement et, un peu plus tard : c'était un oeuf. - Un oeuf comment ? - Un oeuf cru. - Tu lui as vendu des oeufs ? demanda Fats Palmer. Dis donc, je sais où on en trouve, et... Terrence fit entendre un léger grognement. - L'ai gobé tout cru. La santé, pour ma tante, c'est une obsession. - Ça alors ! s'écria Fats, gagner de l'argent comme ça, c'est drôlement facile ! Moi aussi, j'ai gobé des oeufs, et... - Arrête ! supplia Terrence. Mais c'était trop tard. Cet oeuf-là n'aurait aucune valeur thérapeutique - ce n'était qu'un oeuf sacrifié par amour.

II
Texte du télégramme rédigé par Terrence : « Suis malade mais pas très gravement. Peux-tu venir d'urgence, s'il te plaît. Ta soeur qui t'aime. » C'est à peine si Terrence se souvenait, en attendant quatre heures, qu'il avait une famille. Elle vivait de façon abstraite, dans un pays lointain, et dans un passé encore plus lointain. Il savait en revanche qu'il avait commis un péché mortel, et il arpentait la contre-allée, en répétant sur tous les tons : « Maintenant me voilà damné », et en espérant que le monde l'absoudrait de ce crime commis envers les lunettes d'Albert Moore. Pour le reste, il fallait attendre que la police le découvre, de préférence après sa mort. A quatre heures, il se réfugia dans l’arrière-cuisine des Shoonover, avec Joe. Ils avaient décidé d'y passer la dernière demi-heure, puisant un certain réconfort dans la présence des domestiques. Mrs. Shoonover était partie. Ils attendaient leurs invités. Comme si elles s'étaient donné le mot, la sonnerie de l'entrée et celle du téléphone se firent entendre en même temps. - Les voilà ! murmura Joe. - Si c'est ma mère, dit Terrence à mi-voix, réponds que je ne suis pas là. - C'est pas ta mère, c'est nos invités. - Le téléphone, je veux dire. - Tu ferais mieux d'aller répondre, dit Joe, en ouvrant la porte de la cuisine. Irma, vous entendez pas qu'on sonne ? - J'ai de la pâte à tarte plein les mains, Mr. Joe. Elsie, c'est comme moi. Allez ouvrir vous-même. - Sûrement pas. - Alors, qu'ils attendent. Vous savez plus marcher, vous deux ? De nouveau, les deux sonneries tyranniques, angoissantes. - Joe, dit Terrence effrayé, va dire à ma mère que je suis pas là. Je peux quand même pas le lui dire moi-même. Ça te prendra juste une minute. Dis simplement : Il est pas là. - Faut que j'aille ouvrir, sinon tous nos invités vont rentrer chez eux. C'est ça que tu veux ? - Non, mais tu devrais... Irma sortit de la cuisine en s'essuyant les mains. - Pour l'amour du Dieu vivant, dit-elle, pourquoi vous allez pas ouvrir ? Tous les enfants, ils vont filer. Ils répondirent tous les deux en même temps, complètement affolés. Irma mit fin à cette situation inextricable en décrochant le récepteur. - Allô ! dit-elle... Taisez-vous, Mr. Terrence, j'entends rien ... Allô... Allô ! Y a plus personne au bout du fil. Mr. Terrence, feriez mieux de vous donner un coup de peigne. Et vos mains, regardez-moi ça ! Terrence courut vers l'évier, et se lava rapidement les mains avec le savon de la cuisine. - Un peigne ! hurla-t-il. Joe, où est ton peigne ? - Où veux-tu ? Là-haut, dans ma chambre ! Sans prendre le temps de s'essuyer les mains, Terrence grimpa l'escalier quatre à quatre et s’aperçut, en se regardant dans la glace, qu'il ressemblait trait pour trait à un jeune garçon ayant passé une grande partie de la journée dans une contre-allée. Il fouilla dans les affaires de Joe, lui piqua une chemise, et pendant qu'il la boutonnait un grand cri s'éleva dans l'entrée. - Terrence ! On a plus d'invités ! Sont tous rentrés chez eux ! Traumatisés, les deux garçons descendirent en courant les marches du perron. Tout au bout de la rue, là-bas, deux petites silhouettes rapetissaient en s'éloignant. Les mains en porte-voix, Terrence et Joe les appelèrent. Les petites silhouettes s'immobilisèrent, se retournèrent, d'autres les rejoignirent, une quantité de petites silhouettes, tandis qu'une victoria tournait le coin de la rue et s'arrêtait en cahotant devant la maison. La réunion commençait enfin. Quand Terrence aperçut Dolly Bartlett, son coeur se mit à faire des bonds jusque dans sa gorge. Il aurait donné n'importe quoi pour rentrer sous terre. C'était quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais vu, en aucun cas la fille qu'il avait serrée contre lui une semaine plus tôt. Il la dévisageait comme s'il s'agissait d'un fantôme. Il ignorait à quoi elle ressemblait, s'étant contenté jusqu'ici de la percevoir comme l'émanation d'une certaine heure et d'une certaine saison - s'il y avait du givre et de la joie dans l'air, alors elle était ce givre et cette joie-là, et s'il y avait comme un mystère derrière la vitre orange d'une soirée d'été, alors elle était ce mystère, et s'il y avait de la musique, un air capable d'attendrir, ou d'émouvoir, ou d'exalter, alors elle était cette musique-là, elle était à la fois Le Rouge-Gorge et Où vas-tu, Alice ? et La Lune d'argent. Pour un observateur un peu plus objectif, les cheveux de Dolly étaient d'un blond très petite fille, avec des nattes et des rubans, son visage était aussi régulier et charmant que le museau d'un jeune chien, et elle croisait très sagement les jambes, ou les laissait pendre lorsqu’elle s'asseyait. Elle semblait si parfaitement achevée, à dix ans, si sûre d'elle-même, si vivante, qu'une foule de garçons lui étaient soumis - maîtresse implacable, au regard insistant, au sourire alangui, à la voix étouffée, au toucher délicat - , autant d'armes ayant fait leurs preuves depuis bien des générations. Dolly chercha, avec les autres filles, la maîtresse de maison et, ne la trouvant pas, se faufila dans le salon, d'où s'élevèrent bientôt des rires et des chuchotements surexcités. Les garçons se groupèrent de leur côté, pour se donner du courage, à l'exception de deux moutards de huit ans qui profitèrent de la timidité de leurs aînés pour courir partout en se pavanant et rire aux éclats. De longues minutes s'écoulèrent. Il ne se passait rien. Terrence et Joe communiquaient par petits sifflements étouffés, sans remuer les lèvres. - Annonce que c'est commencé, murmura Terrence. - Annonce-le, toi. C'est toi qu'as eu l'idée. - Mais c'est toi qu'invites. Si on reste ainsi tout l'après-midi, autant rentrer chez soi. Pourquoi tu dis pas qu'on va jouer ? Pourquoi tu choisis pas quelqu'un pour le faire sortir ? Joe le regarda, admiratif. - Génial ! Commençons par une fille. Demande à Dolly ! - Pas question. - Alors, à Martha Robbie ? Martha était un garçon manqué, qui n'avait aucun charme et ne craignait personne. C'était comme s'ils demandaient à leur propre soeur. Ils l'entraînèrent à l'écart. - Ecoute, Martha. Si tu disais aux autres filles qu'on va jouer au facteur ? Martha s'écarta d'eux avec une violence incroyable. - Ça, jamais ! hurla-t-elle. Je ferai jamais une chose pareille. Pour le leur prouver, elle se précipita vers le groupe des filles, et voulut les mettre au courant. Dolly, imagine un peu ce que Terrence m'a demandé. Il voulait... - Tais-toi ! supplia Terrence. - ... qu'on joue au facteur ! - Tais-toi ! On voulait pas du tout jouer à ça ! Une arrivée inattendue se produisit alors. On vit un chauffeur porter jusqu'à la véranda une chaise roulante, et dans cette chaise roulante était assis Carpenter Moore, le frère aîné de cet Albert Moore dont Terrence, le matin même, avait fait couler le sang. Une fois entré dans la maison, Carpenter renvoya le chauffeur et, actionnant lui-même sa chaise, se coula avec arrogance parmi les invités. Son infirmité l'avait transformé en tyran domestique, et lui avait donné un exécrable caractère. - Bonjour, tout le monde, nasilla-t-il. Salut, Joe. Comment va ? Son oeil ne mit qu'une seconde à repérer Terrence et, faisant bifurquer sa chaise, il vint se placer à côté de lui. - Toi, tu as cogné mon frère sur le nez, dit-il à mi-voix. Attends voir que ma mère en parle à ton père. Il changea brusquement d'expression, éclata de rire et, comme par jeu, donna, du bout de sa canne, un petit coup à Terrence. - Et alors ? Qu'est-ce qu'on fait, ici ? On dirait que vous avez tous un petit chat qui vient de mourir. - Terrence veut qu'on joue à « Un coup tu sors, un coup tu rentres ». - C'est pas vrai, protesta Terrence - et il ajouta, sur un ton plutôt menaçant : C'est Joe qui veut qu'on y joue. C'est lui qui invite. - Pas moi, dit Joe, qui s'énervait. C'est Terrence. - Ta mère est là ? demanda Carpenter. Elle est au courant ? Joe sentit la menace et voulut l'éloigner. - Elle s'en moque pas mal. Enfin, je veux dire, elle m'a dit qu'on pouvait jouer à ce qu'on voulait. Carpenter se mit à rire de plus belle. - Ma main à couper qu'elle a pas dit ça. Et ma main à couper que les parents de tous ceux qui sont là refuseraient qu'on joue à un jeu aussi répugnant. Joe tenta faiblement de se défendre. - Je pensais simplement que si on a rien d'autre à faire... - Sans blague ? hurla Carpenter. C'est ça que tu pensais ? Alors, réponds juste à cette question : As-tu déjà été invité à une vraie réunion ? - J’ai déjà été... - Réponds juste à ma question. Si tu as déjà été invité à une vraie réunion, ce qui m'étonnerait, ce qui m’étonnerait beaucoup, ru devrais savoir comment se tiennent les invités. Du moins, ceux qui sont pas des paysans comme toi ! - Oh ! toi, va piquer une tête dans l'étang ! Un silence scandalisé s'ensuivit. Carpenter étant paralysé à partir de la taille, il lui était impossible d'aller piquer une tête dans un étang quelconque, même hypothétique, et pour les oreilles présentes cette phrase avait quelque chose d’injurieux. Carpenter leva sa canne, mais l'abaissa rapidement, car Mrs. Shoonover venait d'entrer dans le salon. - A quoi jouez-vous donc ? demanda-t-elle, avec un grand sourire. A « Un coup tu sors, un coup tu rentres » ?

III
Carpenter posa vite sa canne sur ses genoux. Mais il n'était pas le plus mal à l'aise - loin de là. Terrence et Joe avaient cru jusque-là à l'efficacité du télégramme. Ils en venaient brusquement à conclure que leur ruse était éventée. Il n'y avait pourtant aucune trace de colère sur le visage de Mrs. Shoonover, aucun trouble apparent. Carpenter reprit le premier ses esprits. - Exactement, Mrs. Shoonover. On commence à jouer, et c'est Terrence qui s'y colle. - J'ai un peu oublié les règles du jeu, dit Mrs. Shoonover, d'un ton très naturel, mais je crois que quelqu'un doit se mettre au piano. Je peux le faire, si vous voulez. - Parfait ! s'écria Carpenter. Terrence, tu prends un coussin, et tu files dans le couloir. - Pas question, protesta Terrence, qui avait flairé le piège. Que quelqu'un d'autre s'y colle. - Non, toi, répéta Carpenter, menaçant. Maintenant, on va mettre en rang tous les sièges et les canapés. La tournure prise par les événements n'était pas du goût de tout le monde - de Dolly Bartlett, notamment. Elle s'était préparée, avec toute la science et tout l'entêtement dont elle était capable, à vivre un moment d'intense émotion, mais cette réunion était un tel ratage que ses petits rouages se grippèrent d'un seul coup. Elle se sentait déçue, flouée, sans pouvoir faire grand-chose, sinon attendre que l'un des garçons revendique ses droits de mâle. Quel qu'il soit, elle saurait y répondre avec flamme, mais elle gardait l'espoir secret que ce serait Terrence qui, dans son rôle de loup solitaire, avait pris à ses yeux un charme romantique. Elle se résigna, bien à contrecoeur, à prendre place dans la rangée des sièges, tandis que Mrs. Shoonover s'asseyait au piano et commençait à jouer Le geste le plus anodin peut avoir un sens caché. Ayant poussé Terrence dans le couloir, Carpenter expliqua ce qu'il avait en tête. Il n'avait jamais pu participer lui-même à de tels jeux, mais il en connaissait parfaitement les règles. Le plan qu'il proposa n'avait pourtant rien d'orthodoxe. - On va dire qu'une fille a un message pour Terrence, mais cette fille, ce sera jamais une fille en vrai, mais celle qui est assise à côté de vous, compris ? Donc chaque fois qu'il s'agenouillera devant une fille, ou qu'il lui fera un salut, on dira toujours que c'est pas la bonne, puisque ce sera celle d'à côté, d'accord ? Puis, élevant la voix : - Tu peux rentrer, Terrence. Pas de réponse. On alla jeter un coup d'oeil dans le couloir, et on constata que Terrence avait disparu. Comme il n'était pas sorti par la porte, il fallait fouiller la maison de la cave au grenier. Tout le monde se mit à l'ouvrage. Carpenter resta seul dans le couloir. Il explorait vainement avec sa canne l'intérieur d'un placard où étaient suspendus des manteaux. Soudain, quelqu'un saisit sa chaise par-derrière, et l'envoya rouler au fond du placard. Une clef tourna dans la serrure. Immobile, silencieux, savourant son triomphe, Terrence se tint devant la porte un long moment. Dolly Bartlett, qui arrivait du premier étage, devint rose de plaisir en apercevant le visage épanoui, bien qu'un peu poussiéreux, du vainqueur. - Terrence, où étais-tu ? - Peu importe. J'ai entendu ce que tu voulais faire. - Pas moi, Terrence. Elle était contre lui. - C'était l'idée de Carpenter. Moi, j'aurais voulu qu'on joue tout de suite. - C'est pas vrai. - Je jure que c'est vrai. Plus un souffle soudain, dans le couloir, et d'instinct elle ouvrit les bras, et d'un même mouvement leurs têtes s'inclinèrent, tandis que des cris étouffés s'échappaient du placard et qu'on donnait de grands coups dans la porte. Au même instant, on entendit Martha Robbie s'écrier comme une furie, du haut de l'escalier : - Alors Terrence, t'en profites pour l'embrasser ? Jamais vu de ma vie quelque chose d'aussi écoeurant. Je sais ce qui me reste à faire. Les invités, en un clin d'oeil, se retrouvèrent au rez-de-chaussée. on délivra Carpenter. Et pendant que retentissaient au piano les premiers accords de Honey Boy, on s'en prit à Terrence, qui avait osé porter la main sur un infirme, ou du moins sur la chaise d'un infirme, et il fut obligé de courir en zigzag à travers la pièce, poursuivi par le mastodonte d'acier, que pilotaient cette fois des mains déterminées. Il y eut brusquement une grande animation à la porte d'entrée. Marcta Robbie avait réussi à téléphoner à sa mère, qui discutait, sur une véranda voisine, avec d’autres mères concernées. Le S.O.S, lancé par Martha était dramatique. Il disait clairement que tous les garçons cherchaient à embrasser de force toutes les petites filles, que personne n'était là pour y mettre bon ordre, qu'on avait sauvagement enfermé dans un placard le seul garçon qui sût se conduire en gentleman et, ultime détail réaliste : pendant que Martha téléphonait, Mrs. Shoonover tranquillement assise au piano jouait Je me demande bien qui l'embrasse. Martha, pour conclure, avait solennellement juré n'avoir participé à une telle orgie qu'à son corps défendant et sous l'effet des pires menaces. Quatre paires de talons fébriles montèrent le perron, quatre paires d'yeux accusateurs dévisagèrent Mrs. Shoonover, qui n'avait jusqu'ici rencontré ces dames qu'à l'église. A l'intérieur de la maison, la bataille atteignait son point culminant. Deux garçons essayaient de réduire Terrence à merci, mais celui-ci avait attrapé la canne de Carpenter et, par cet appendice, se trouvait relié à la chaise elle-même. La lutte se fit de plus en plus violente. La chaise tanguait en tous sens. Elle finit par se soulever, par basculer sur le côté, puis par se renverser, et Carpenter alla s'écraser sur le sol. Les autres mères, dont celle de Carpenter, s'immobilisèrent soudain, comme frappées de stupeur. Les petites filles poussèrent des cris d'effroi. Les garçons qui se trouvaient près de la chaise s'enfuirent à toutes jambes. Survint alors une chose incroyable : on vit Carpenter imprimer à son corps une torsion inouïe, prendre appui des deux mains sur sa chaise, se redresser lentement grâce à ses biceps surdéveloppés, et, pour la première fois depuis cinq ans, se tenir debout sur ses jambes. Il ne s'en rendit même pas compte - il ne pensait pas à lui, à cet instant-là. Il était debout, et tout le monde autour de lui retenait son soufre, et il se mit à rugir : « Je vais te faire la peau, tu vas voir ça ! », et en sautillant, un pas, puis un pas, et encore un pas, il se dirigea vers Terrence. Mrs. Moore poussa un faible cri et perdit connaissance, tandis que des rugissements stupéfaits emplissaient la pièce. - Voilà Carpenter Moore qui marche ! Voilà Carpenter Moore qui marche !

IV
Cuisines et contre-allées, cuisines et contre-allées - telle fut, pendant cette journée, la via dolorosa de Terrence. C'est par la porte de l’arrière-cuisine qu'il quitta la maison des Shoonover, sachant que la miraculeuse guérison de Carpenter se retournerait de toute façon contre lui. C'est par la porte de la cuisine qu'il rentra chez lui, dix minutes plus tard, après avoir précipitamment récité quelques Notre Père dans la contre-allée. Il trouva Helen, la cuisinière, sur son trente et un. - Carpenter Moore recommence à marcher, annonça-t-il pour gagner du temps. Puis, d'un ton sibyllin : Qu'est-ce qu'ils vont faire après ça, j'en sais rien. Le dîner est prêt ? - Pas de dîner ce soir, Mr. Terrence, sauf pour vous. L'est là-bas, sur la table. Votre mère, elle a été appelée près de votre tante, Mrs. Lapham. L'a laissé une lettre pour vous. Pour une chance, c'était une chance. Il sentit son coeur recommencer à battre. Bizarre quand même que sa tante soit tombée malade le jour même où ils avaient doté la tante de Joe d'une maladie imaginaire. « Mon chéri, Je suis désolée de t'abandonner comme ça, mais Charlotte est malade et je prends l'autocar pour Lockport. Elle prétend que ça n'est pas grave, mais si elle se décide à télégraphier, ça peut cacher beaucoup de choses. J'étais inquiète de ne pas te voir revenir pour déjeuner, mais tante Georgie, qui m'accompagne, m'a dit que tu étais passé chez elle et que tu avais gobé un oeuf cru. Je suis donc tout à fait tranquille à ton sujet... » Il fut incapable d'en lire davantage, car l'atroce vérité se révélait peu à peu à ses yeux. On avait bien porté le télégramme, mais à une fausse adresse. - Faut vous dépêcher de dîner, Mr. Terrence, dit Helen, parce qu'après vous partez chez les Moore ; et moi, il faut que je ferme la maison quand vous serez parti. - Moi ? Je vais chez les Moore ? demanda-t-il, effaré. Le téléphone sonna. Son instinct l'avertit de disparaître au plus vite dans la contre-allée. - C'est Miss Dolly Bartlett, dit Helen. - Qu'est-ce qu'elle veut ? - Comment je pourrais savoir, moi ? Il s'approcha du téléphone avec méfiance. - Terrence, est-ce que tu peux venir dîner à la maison ? - Quoi ? En échange d'un serment solennel, exigé par Helen, selon lequel il s'engageait à ne plus jamais l'appeler Cuisinière mécanique, ce léger changement de programme fut rapidement adopté. Il était temps que les choses s'arrangent. Il venait, en une seule journée, de pécher par insolence, par mensonge, par faux en écriture, et s'était attaqué à l'aveugle et au paralytique. Il devrait manifestement faire amende honorable tout au long de sa vie. Mais, pour l'instant, ça ne semblait pas d’une extrême importance - tout devenait possible, en une seule heure bénie.