Lost in anywhere / 10-09-1974

mardi 28 octobre 2003

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Fragments du Paradis:
Un dernier {#baiser}
Francis Scott Fitzgerald

Ecrite en 1940, à Hollywood, alors que Scott Fitzgerald travaillait au Dernier Nabab, cette nouvelle a été refusée par Cosmopolitan. Fitzgerald en changea le titre («Une trace de givre d'un rose argenté »), prit un pseudonyme (John Darcy) et la proposa vainement à d'autres magazines. Elle ne fut publiée que neuf ans après sa mort, dans le numéro de Collier's du 19 avril 1949. Une version corrigée a été retrouvée plus tard. C'est cette version qui est donnée ici.

I
C'était une impression d'absolue perfection. L'impression que tout se trouvait à son plus haut niveau - les lumières n'éclairaient que des femmes fidèles et des hommes valeureux, les pianos ne jouaient que des mélodies idéales, et les jeunes lèvres qui les interprétaient ne s'adressaient qu'à des coeurs heureux. C'était donc un devoir, pour tous ces beaux visages, d'avoir l'air parfaitement euphoriques. Et soudain, dans la pénombre tamisée d'une rumba, un visage qui n'avait pas l'air parfaitement heureux passa tout près de la table de Jim. Il était déjà loin lorsque Jim en prit conscience, mais il resta gravé quelques secondes au fond de sa rétine. C'était le visage d'une jeune fille, presque aussi grande que lui, avec des yeux d'un brun opaque et des joues aussi délicates qu'une porcelaine de Chine. - Ah ! vous êtes accroché ! soupira la femme qui l'avait invité à sa table, en suivant son regard. Ça lui a pris une minute. Moi, ça fait des années que j'essaie ! Il avait envie de répondre : « Vous avez eu toutes vos chances - trois mois. Moi, en revanche ? Trentecinq ans déjà, m'entêtant à vouloir comparer toutes les femmes que je rencontre avec un amour d’enfance perdu, ne consentant à remarquer que les seuls points de ressemblance, et jamais ceux où elles diffèrent. » Lorsqu'on baissa de nouveau les lumières, il se faufila entre les tables pour gagner la sortie. Quelques amis le saluaient, ici et là - plus nombreux que d'habitude, bien sûr, car le Hollywood Reporter avait annoncé, le matin même, qu'il venait de signer un contrat de directeur de production, et comme il avait déjà eu droit à d'autres promotions, ce genre de réactions lui étaient coutumières. Le bal était donné au profit d'une oeuvre de charité, et l'homme qui imitait les colleurs d'affiches attendait, près du bar, le moment de faire son numéro, tandis que Bob Bradley, déguisé en homme-sandwich, portait sur le dos une pancarte, où l'on pouvait lire : Ce soir dix heures à l'Hollywood Bowl SONJA HENIE patinera sur un bol DE SOUPE FUMANTE Jim aperçut, à quelques pas de lui, le directeur de production dont il allait prendre la place le lendemain - et qui semblait ne pas savoir que l'agent avec lequel il buvait un verre avait été le principal artisan de sa chute. A côté de l'agent se tenait la jeune fille dont le visage lui avait paru si triste un instant plus tôt, pendant qu'elle dansait la rumba. - Oh, Jim ! dit l'agent. Je vous présente Pamela Knighton - votre future star. Elle se tourna vers lui, avec une vivacité toute professionnelle. Le ton de l'agent était clair : « Aie l'air en forme, disait-il. Celui-là, c'est quelqu'un. » - Pamela vient de rejoindre mon écurie, continuait l'agent. Je voudrais quelle change de nom. Qu'elle s'appelle Boots. - J'avais cru : Toots ! dit la jeune fille, en riant. - Boots... Toots... Du pareil au même. L'important c'est le son : oo-oo. Pamela est anglaise. Son vrai nom : Sybil Higgins. Le directeur de production qui venait d'être licencié regardait Jim, avec quelque chose d’incommensurable dans l'oeil - ni jalousie ni haine, mais un étonnement sans fond, qui semblait demander : « Pourquoi ? Mais pourquoi ? Mais, bon dieu ! pourquoi ? » -, ce qui mettait Jim plus mal à l'aise qu'une hostilité déclarée, et le poussa, presque malgré lui, à inviter la jeune fille à danser. Une étrange jubilation s'empara de lui lorsqu'ils se trouvèrent face à face sur la piste. - Bel endroit, Hollywood, vous verrez ! affirma-t-il d'entrée de jeu, comme pour prévenir la moindre critique. Vous vous y trouverez bien. La plupart des Anglaises s'y trouvent bien - elles n'en attendent pas des miracles. J'ai déjà eu l'occasion de travailler avec des Anglaises. - Vous êtes metteur en scène ? - J'ai tout fait, en commençant par attaché de presse. Je viens de signer un contrat de directeur de production, qui prend effet demain matin. - J'aime cet endroit, dit-elle après un silence. Mais comment s'empêcher d'attendre quelque chose ? Si rien n'arrive, je pourrai toujours redevenir professeur. Jim s’écarta légèrement, pour mieux la regarder - elle faisait penser à du givre, une trace de givre d'un rose argenté. Elle ressemblait si peu à une « Mistress d'école », même à une « Mistress d'école » de western, qu'il ne put s'empêcher de rire. Mais, dans le triangle formé par ses yeux et ses lèvres, il vit s'inscrire de nouveau une ombre de tristesse, quelque chose d'un peu perdu. - Qui vous a invitée, ce soir ? demanda-t-il. - Joe Becker. C'était le nom de l'agent. - Il a invité trois autres filles avec moi. - Ecoutez... Il faut que je sorte une demi-heure. Ce n'est pas un piège. Faites-moi confiance. Voulezvous m'accompagner et respirer l'air de la nuit ? Elle accepta, d'un geste. En sortant, ils passèrent devant la femme qui avait invité Jim à sa table. Elle dévisagea la jeune fille d'un air absent, et fit à Jim un petit signe de tête. Ils retrouvèrent la nuit lumineuse de Californie, et il se sentit très content, pour la première fois, de sa nouvelle et superbe voiture - d'autant plus content qu'il avait un chauffeur. Les rues étaient pratiquement désertes, à cette heure-là, et la limousine glissait sans bruit dans l'obscurité. Miss Knighton attendait que Jim dise quelque chose. - Qu'enseignez-vous à l'école ? - L'arithmétique. Deux et deux font cinq, ce genre de choses... - De là à Hollywood, c'est un sacré bond. - Oh ! une longue histoire. - Pas si longue que ça. Quel âge avez-vous ? Dix-huit ? - Vingt. Et avec une brusque angoisse : - C'est trop vieux, vous croyez ? - Absolument pas. C'est un âge magnifique. J'en sais quelque chose. J'en ai vingt et un - et les artères encore très souples. Elle le regarda gravement, cherchant à deviner son âge véritable, mais garda pour elle le résultat de ses calculs. - Racontez-moi cette longue histoire. Elle soupira. - Soit. Une quantité de vieux messieurs sont tombés amoureux de moi. Des vieux, des très vieux. J'étais la petite chérie des vieillards. - Vous voulez dire : des vieux bonshommes de vingt-deux ans ? - Je veux dire : soixante, et même soixante-dix. Blague à part. Je me suis donc transformée en chercheuse d'or, et j'ai mis assez d'argent de côté pour venir à New York. Le premier soir, j'ai été prendre un verre au Twenty-One, et Joe Becker m'a remarquée. - Donc, jamais fait de cinéma ? - Si. Un bout d'essai, ce matin. Jim sourit. - D'avoir soutiré de l'argent à tous ces vieillards, ça ne vous donne pas mauvaise conscience ? - Absolument pas, répondit-elle, avec une parfaite franchise. Ils étaient ravis de me l'offrir. Ce n'était pas vraiment de l'argent, d'ailleurs. Quand ils voulaient me faire un cadeau, je les envoyais chez un bijoutier que je connaissais, puis j'allais rendre le cadeau, et il me reversait les quatre cinquièmes de sa valeur. - Charmante petite arnaque ! - Assez charmante, reconnut-elle sans s'émouvoir. C'est quelqu'un qui m'avait donné le truc. Tout ce qui passe à portée de la main, je le rafle. - Ça ne les étonnait pas - vos vieillards, j'entends - que vous ne portiez jamais leurs cadeaux ? - Je les portais. Une seule fois. Les vieillards n'ont pas toujours une bonne vue, ni une bonne mémoire. Mais c'est pour ça que je ne possède aucun bijou. Elle hésita. - On m'a dit qu'ici on pouvait en louer. Il la regarda de nouveau en riant. - Ne vous en faites pas. La Californie regorge de vieillards. Ils venaient d'entrer dans un quartier résidentiel. Arrivé au coin d'une rue, Jim saisit le tube acoustique et dit au chauffeur : - Arrêtez-vous là. Et, se tournant vers Pamela : - Le travail que j'ai à faire est assez répugnant. Il regarda sa montre, descendit de voiture, et s'engagea dans la rue jusqu'à un certain immeuble, qui portait plusieurs noms de médecins sur une plaque de cuivre. Il ralentit le pas. Un homme sortit de 1'immeuble et le suivit. Profitant d'une zone d'ombre entre deux réverbères, Jim se laissa rejoindre par l'homme, et lui remit une enveloppe, en prononçant quelques mots très brefs. L'homme partit dans la direction opposée et Jim regagna la voiture. - J'ai décidé d'éliminer tous les vieillards, dit-il, comme pour se justifier. Il y a des choses qui sont pires que la mort. - Oh ! je ne peux plus rien me permettre, répondit-elle. Je suis fiancée, maintenant. - Ah ! Il demanda, au bout d'une minute : - Un Anglais ? - Bien sûr. Vous n'imaginez quand même pas... Elle s’interrompit, mais c'était trop tard. - Manquons-nous à ce point d'intérêt ? dit-il. - Oh non ! protesta-t-elle. Mais d'un ton si peu convaincu que c'en était presque insultant. Et ça le devint davantage lorsqu'elle lui sourit, et que le brusque éclat d'un lampadaire posa sur sa beauté comme un grand vêtement de blancheur lumineuse. - Maintenant, expliquez-moi quelque chose, dit-elle. Expliquez-moi ce mystérieux manège. - Une histoire d'argent, répondit-il avec agacement. Ce petit médecin grec cherche à convaincre une certaine dame de se faire opérer de l'appendicite. Or, nous avons besoin de cette dame. Nous achetons donc le médecin, voilà tout. C'est la dernière fois que je fais, pour le compte de quelqu'un d'autre, un travail aussi répugnant. Elle fronça les sourcils. A-t-elle vraiment besoin d'être opérée ? Il haussa les épaules. - Probablement pas. Ce faux jeton de médecin n'en sait rien lui-même. Mais c'est le beau-frère de la dame en question. Ce qu'il veut, c'est toucher l'argent. Après un long silence, elle dit, d'une voix parfaitement neutre : - Un Anglais ne ferait pas ça. - Certains le feraient, dit-il sèchement. Certains Américains ne le feraient pas. - Un gentleman anglais ne le ferait pas, en tout cas. - Si vous voulez vraiment travailler ici, vous êtes partie du mauvais pied. - J'aime beaucoup les Américains - ceux qui sont civilisés, du moins. Elle regarda Jim de façon un peu appuyée, pour lui faire comprendre qu'à ses yeux il en faisait partie, ce qui, loin de l'apaiser, lui parut encore plus insultant. - Vous prenez des risques, je vois. Je me demande où vous avez trouvé l'audace de sortir avec moi. Je pourrais fort bien dissimuler des plumes sous mon chapeau. - Vous n'avez pas de chapeau, répondit-elle avec le plus grand calme. D'ailleurs, c'est Joe Becker qui m'a conseillé de le faire. Il y a peut-être quelque chose pour moi dans ce que vous préparez. Il était directeur de production, après tout - et l'on ne devient pas quelqu'un dans ce métier si l'on perd son sang-froid, sauf si c'est par calcul. - Il y aura quelque chose pour vous, j'en suis sûr, dit-il, et il savourait le petit grondement d'ironie feutrée qui s'insinuait dans sa voix. - Sûr ? Vraiment ? A votre avis, je sors du lot, ou je suis comme des centaines d'autres ? - Vous sortez du lot, répondit-il sur le même ton. Tout à l'heure, quand vous dansiez, tout le monde avait l'oeil sur vous. Sans plus savoir si c'était vrai - n'était-il pas le seul à deviner en elle une nature d'exception ? - Vous représentez quelque chose de neuf, continua-t-il. Un visage comme le vôtre pourrait apporter au cinéma américain un peu de... une note plus civilisée. Il avait enfin décoché sa flèche - mais, à son immense surprise, elle dévia de sa trajectoire. - Vous êtes vraiment sincère ? s'écria Pamela. Vous allez vraiment me donner ma chance ? - Mais oui, bien sûr... Difficile de croire que l'ironie qui s'était glissée dans sa voix avait à ce point manqué son but. - A moins qu'il y ait une telle surenchère, après le bal de ce soir, que... - Oh ! c'est avec vous que je préfère travailler. Je vais dire à Joe Becker que... Il l'interrompit. - Non. Ne lui dites rien. - Parfait. Je ne lui dirai rien. Je vous obéirai en tout. Elle ouvrait de grands yeux, pleins d'espoir et d'attente, et Jim se sentait mal à l'aise, car les mots venaient malgré lui, il les prononçait malgré lui. Comment tant d'innocence pouvait-elle s'associer, dans la voix chantante de cette jeune Anglaise, à un tel appétit de conquête ? - Il faut refuser les petits rôles, commença-t-il. Vous y perdriez votre temps. Il faut tout de suite décrocher un grand rôle. Il s’arrêta, reprit aussitôt : - Vous avez une telle personnalité que... - Oh ! taisez-vous ! supplia-t-elle. Il vit des larmes dans ses yeux. - Laissez-moi m'endormir, ce soir, avec ces quelques mots. Appelez-moi demain - ou quand vous aurez besoin de moi. La limousine s'arrêta devant le tapis rouge qui conduisait à la salle de bal. En apercevant Pamela, la foule s'enfla de façon grotesque, carnets d'autographes en main, et fit irruption dans la lumière des projecteurs. Mais, comme personne ne la reconnaissait, tout le monde se replia derrière les barrières. Jim la raccompagna en dansant jusqu'à la table de Joe Becker. - Dirai rien, lui murmura-t-elle. Elle ouvrit son petit sac de soirée, en tira une carte de visite où était griffonné le nom de son hôtel. - Refuserai toutes les propositions. - Oh, non ! dit-il très vite. - Oh, si ! Elle avait un sourire éclatant, et Jim retrouva quelques secondes l'impression qu'il avait éprouvée la première fois qu'il l'avait vue. L'impression qu'il y avait, sur ce visage, un surprenant mélange de sincérité spontanée, de jeunesse naïve et de souffrance. Il se raidit lui-même pour qu'éclate, d'un ultime et brusque coup d'épingle, cette bulle à peine formée. - Au bout d'un an environ.... commença-t-il. Mais il y avait trop de musique et la voix de Pamela couvrit la sienne. - J'attends votre appel, disait-elle. Vous êtes le... Oh ! l’américain le plus civilisé que j'aie jamais rencontré. Et elle tourna le dos, comme gênée elle-même par l'énormité d'un tel compliment. Jim voulut regagner sa table, mais il vit la femme qui l'avait invité en grande conversation avec quelqu'un qui occupait sa chaise, et il bifurqua adroitement. La soirée n'était plus qu'un grondement rauque - un amalgame de musique et de voix suraiguës, distordues et, en parcourant la salle des yeux, il ne découvrait que rancoeurs, haines et jalousies -, chacun dévoré par son propre égoïsme et frappant dessus à coups redoublés, dans un fracas de grosse caisse et de fanfare. Contrairement à ce qu'il avait cru, il n'était pas encore au-dessus de la mêlée. Tout en se dirigeant vers le vestiaire, il réfléchissait au petit mot qu'il ferait porter, par la préposée, à la femme qui l'avait invité : « J'ai vu que vous dansiez, ce qui fait.. » Il s'aperçut à temps qu'il allait frôler la table de Pamela et, bifurquant de nouveau, prit un autre chemin pour gagner la sortie.

II
Quiconque travaille pour le cinéma peut très bien manquer d'imagination créatrice, mais n'a pas le droit de manquer de tact. Le tact était désormais l'idée fixe de Jim Leonard. Devenu homme de pouvoir, il aurait pu laisser dans l'ombre toute idée de diplomatie, et se sentir libre d'agir à sa guise. Il multipliait, au contraire, les contacts humains avec les autres responsables, avec les metteurs en scène, les scénaristes, les comédiens, les techniciens travaillant sous ses ordres, les chefs de service, les censeurs, et jusqu'aux « hommes de la côte Est ». Se libérer d'une petite Anglaise perdue, qui n'avait pour tout arsenal qu'un numéro de téléphone et un mot qu'on lui remit à l'entrée des studios, ne semblait donc poser aucun problème. « Je passais simplement par là, et j'ai pensé à vous et à notre balade en voiture. On m'a fait d'autres propositions mais je reste fidèle à Joe Becker. Si je change d'adresse, je vous préviendrai. » C'était une ville entière qui parlait dans ce petit mot - une ville lourdement chargée de jeunesse et d'espoir - avec deux mensonges évidents, et une courageuse désinvolture. Comme si tout cet argent, toute cette gloire tapie derrière ces murs infranchissables n'avaient pas d'importance pour elle - elle passait par là, simplement - simplement par là... Deux semaines déjà depuis leur rencontre. Une autre encore, et Joe Becker entra dans son bureau. - Cette petite Anglaise, vous savez - Pamela Knighton. Vu ? Comment l'avez-vous trouvée ? - Charmante. - Elle m'a interdit de venir vous voir. Comprends pas pourquoi. Joe fit semblant de regarder vers la fenêtre. - Ca n'a pas bien marché entre vous, l'autre soir, j'imagine. - Très bien, au contraire. - Elle est fiancée, figurez-vous - à quelque chose comme un Anglais. - Elle me l'a dit. Jim trouvait cette conversation extrêmement déplaisante. - Je ne lui ai fait aucune avance, si c'est ça qui vous intéresse. - Ne vous énervez pas, Jim. Ce sont des choses qu'on peut comprendre. Je voulais simplement vous dire un mot à son sujet. - Personne d'autre ne l'a remarquée ? - Ça fait juste un mois qu'elle est là. Il faut un commencement à tout. Je voulais simplement vous dire que lorsqu’elle est entrée au Twenty-one, le soir où je l'ai découverte, tous les piliers de bar qui étaient là se sont brusquement redressés comme... comme des piliers. Au bout d'une minute, la Cafe Society ne parlait plus que d'elle. - Impressionnant, observa Jim d'un ton sec. - Terriblement impressionnant. Heddy Lamarr était pourtant là, elle aussi. Ecoutez, Jim... Pam était seule, fringuée n'importe comment, une robe comme on les fait en Angleterre, qu'on oublie aussitôt, une petite fourrure en lapin. Malgré ça, elle avait l'éclat d'un diamant. - A ce point ? - Les femmes les plus sûres d'elles en pleuraient dans leur vichyssoise. Elsa Maxwell... - Joe, j'ai beaucoup de travail, ce matin. - Voulez-vous voir son bout d'essai ? Les bouts d'essai n'intéressent que les maquilleuses, répondit Jim, agacé. Je ne me fie jamais à un bout d'essai quand il est bon. Quand il est mauvais, en revanche, je m'en méfie. - Vous avez des idées arrêtées, je vois. - Sur ce plan-là, très arrêtées. On a fait un grand nombre d'erreurs de jugement dans les salles de projection. - Derrière les bureaux, également, dit Joe en se levant. Une semaine encore, et un second petit mot. « Quand j'ai téléphoné hier, une secrétaire m'a dit que vous étiez sorti, une autre que vous étiez en conférence. Si c'est une partie de cache-cache, prévenez-moi. Je ne rajeunis pas. Mes vingt et un ans me regardent droit dans les yeux, et vous avez sûrement éliminé tous les vieillards. » Il ne voyait plus très bien son visage. Il se souvenait de deux joues délicates, de deux yeux pathétiques, mais c'était un peu effacé, comme une photographie qu'il aurait regardée autrefois. Le plus simple était de dicter une lettre faisant état de projets modifiés, de casting différent, de problèmes rendant impossible... Il ne se sentait pas très fier de lui, après ça, mais c'était enfin une affaire classée. Ce soir-là, il alla manger un sandwich dans un drugstore des environs. Il repensait au travail accompli en un mois. C'était un bon travail. Il avait fait preuve d'un maximum de tact. Son unité de production fonctionnait sans àcoups. Les mânes qui veillaient sur son avenir finiraient par s'en rendre compte. Il y avait peu de monde au drugstore. Une jeune fille feuilletait un magazine devant un présentoir, et c'était Pamela Knighton. Elle le regardait, un peu étonnée, par-dessus l'Illustrated London News. Repensant à la lettre qui attendait sur son bureau pour qu'il la signe, il tenta de faire croire qu'il ne l'avait pas vue. Il se détourna légèrement, retint sa respiration, écouta. Comme rien ne se passait, bien qu'elle l'eût reconnu, et qu'il détestait cette lâcheté hollywoodienne dont il faisait preuve, il finit par se retourner franchement, la regarda et souleva son chapeau. - Vous êtes une noctambule. Pamela le dévisagea pendant un instant. - Je viens de déménager. J’habite au coin de la rue. Je vous ai écrit aujourd'hui. - J’habite par ici, moi aussi. Elle remit le magazine en place. Le tact dont Jim était si fier l'abandonna soudain. Il se sentit très vieux, très fatigué, et il posa la seule question qu'il n'aurait jamais dû poser. - Les affaires sont comment ? - Oh ! très bonnes. Je vais jouer une pièce de théâtre, au New Faces Theater de Pasadena. Une vraie pièce. Pour apprendre le métier. - C'est une sage décision. - La première est dans quinze jours. Vous viendrez, j'espère ? Ils sortirent ensemble, s'arrêtèrent sous l'enseigne de néon rouge. C'était l'automne, et dans les rues les crieurs de journaux annonçaient les résultats des matchs de football de la soirée. - De quel côté ? demanda-t-elle. Il pensa - « Opposé au vôtre, de toute façon » - mais lorsqu'elle indiqua la direction qu’elle prenait, il la suivit. Il n'avait pas vu Sunset boulevard depuis plusieurs mois, et le nom de Pasadena lui rappelait le jour où il avait découvert la Californie, dix ans plus tôt - un jour vert et froid. Pamela s'arrêta devant un groupe de petits bungalows, disposés autour d'un espace carré. - Bonsoir, dit-elle. Si vous ne pouvez rien pour moi, ne vous en faites pas. Joe m'a expliqué ce qui se passe en ce moment, la guerre en Europe, et tout ça. Vous aviez vraiment le désir de m'aider. Je le sais. Il hocha gravement la tête - et s'en voulut. - Etes-vous marié ? demanda-t-elle. - Non. - Alors, embrassez-moi, pour me dire bonsoir. Il hésitait. - J’aime qu'on m'embrasse en me disant bonsoir, expliqua-t-elle. Je dors mieux. Il la prit timidement dans ses bras, se pencha vers ses lèvres, les effleura à peine - et il repensait à la lettre qui attendait sur son bureau, et il savait qu'il ne pourrait plus l'envoyer maintenant, et il trouvait très agréable de la tenir ainsi contre lui. - Ce n'est rien, vous voyez, dit-elle. Juste par amitié. Juste pour dire bonsoir. En regagnant le coin de la rue, Jim dit à voix haute : « Ah ! me voilà perdu ! », et il se répéta cette sinistre prophétie longtemps après s'être couché.

III
La première de Pamela avait eu lieu trois jours plus tôt, quand Jim se fit conduire à Pasadena. Il prit une place au dernier rang. La salle était minuscule. Il s'y trouva seul, avec deux ouvreuses qui bavardaient entre elles. De l'autre côté du rideau, on entendait des bruits de voix et des coups de marteau. Il cherchait un moyen de s'éclipser discrètement, quand il vit entrer un groupe de cinq personnes, ce qui lui rendit son courage - parmi elles, le premier assistant de Joe Becker. Les lumières s'éteignirent. On entendit un coup de gong. Et la pièce commença devant six spectateurs. Jim observait Pamela avec la plus grande attention. Entre chaque scène, les cinq personnes assises devant lui se penchaient les unes vers les autres et parlaient à voix basse. Etait-elle bonne comédienne ? A ses yeux, c'était évident. Mais, comme le cinéma attirait à lui un maximum de talents dans une bonne moitié du monde, il était peu probable qu'une telle originalité puisse s'imposer d'elle-même. Elle avait besoin de circonstances favorables - et de chance. Peut-être serait-il la chance de cette jeune fille - pour peu que l'émotion qu'elle éveillait en lui ait, à ses yeux, un caractère universel. A l'époque du muet, l'engouement passager d'un seul homme pouvait créer une star de toutes pièces. Aujourd'hui, il y avait pléthore de candidates, il y avait les bouts d'essai, il y avait le facteur chance. Quand le rideau se ferma pour la dernière fois, comme un store vénitien dans une chambre familière, il lui suffit de franchir une petite porte latérale pour se trouver dans les coulisses. Elle l'attendait. - Je regrette que vous soyez venu ce soir. On a joué n'importe comment. Le soir de la première, la salle était pleine. Je vous ai cherché. - Vous avez très bien joué, dit-il, un peu intimidé. - Oh ! non, il fallait venir l'autre soir. - Ce que j'ai vu m'a suffi. J'ai un petit rôle pour vous. Pouvez-vous venir demain, au studio ? Il surveillait son visage. Ce qu'il vit naître dans ses yeux, dans la moue de ses lèvres, fut un brusque et violent mépris. - Oh ! je suis vraiment désolée. Joe avait invité quelques personnes à la première. Le lendemain, j'ai signé avec Bernie Wise. - Signé ? - Je sais que vous vouliez m'avoir. Au début, je n'ai pas compris que vous n'étiez qu'un vague conseiller. Je pensais que vous aviez un pouvoir réel. Elle s'interrompit, reprit très vite : - Sur un plan personnel, je vous préfère de loin. Vous êtes beaucoup plus civilisé que Bernie Wise. Il eut comme une lancée de douleur et de révolte. Il était donc civilisé - parfait. - Je rentre à Hollywood. Voulez-vous profiter de ma voiture ? La nuit d'octobre était comme une nuit d'avril douce et claire. Ils franchirent un pont, dont on avait doublé les parapets par de grands treillis métalliques. Il les lui fit remarquer d'un geste. - Je suis au courant, dit-elle, en hochant la tête. Pour moi, c'est ridicule. Les Anglais ne se suicident pas lorsqu'ils n'obtiennent pas ce qu’ils veulent. - Ils s'embarquent pour l’Amérique, je sais. Elle rit et le regarda, comme si elle pesait le pour et le contre. Après tout, elle pouvait se laisser aller, avec lui. Elle posa une main sur la sienne. - On s'embrasse pour se dire bonsoir ? proposa-t-il, au bout d'un instant. Elle vérifia qu'ils étaient bien isolés du chauffeur. - On s'embrasse pour se dire bonsoir, répondit-elle. Le lendemain, il s'envola pour la côte Est, à la recherche d'une jeune comédienne qui soit la réplique exacte de Pamela Knighton. Il y mit un tel acharnement que chaque reflet de mélancolie dans un tendre regard, chaque inflexion anglaise dans une jolie voix le faisaient s'immobiliser. Mais c'était sans espoir possible de découvrir un tel sosie. Et quand un télégramme le rappela d'urgence à Hollywood, Pamela se trouva de nouveau dans ses filets. - Jim, je vous offre une seconde chance, lui dit Joe Becker. Cette fois, ne la ratez pas. - Que s'est-il passé ? - Ils n'avaient pas de rôle pour elle, ce qui les a mis dans de mauvais draps. On a déchiré le contrat. Mike Harris, le patron du studio, voulut savoir pourquoi un cinéaste aussi avisé que Bernie Wise avait laissé partir cette fille. Il fit une petite enquête. - Bernie prétend qu’elle ne sait pas jouer, dit-il à Jim. Et, ce qui est pire, qu'elle n'arrête pas de faire des histoires. Ça m'a rappelé Simone, et les deux petites Australiennes. - Elle sait jouer, affirma Jim. Je l'ai vue. Et j'ai un rôle pour elle. Je ne cherche pas encore à la lancer. Je veux l'essayer dans un petit rôle. Vous jugerez vous-même. Une semaine plus tard, Jim poussa la porte insonorisée du studio III. Il était inquiet. Des figurants en tenue de soirée se tournèrent vers lui dans la pénombre, en ouvrant des yeux effarés. - Où est Bob Griffin ? - Dans cette loge, avec Miss Knighton. Ils étaient assis côte à côte, sur un divan, dans la lumière crue des lampes de maquillage. En apercevant le visage fermé de Pamela, Jim comprit que le problème était sérieux. - C'est une babiole, dit Bob Griffin, en forçant sur la bonne humeur. Une simple babiole. On s'entend comme larrons en foire, tous les deux. Pas vrai, Pam ? - Vous sentez l'oignon, répondit Pamela. Griffin esquissa une nouvelle tentative. - Il y a une façon de vivre à l'anglaise, une façon de vivre à l'américaine. Suffit de trouver un compromis, voilà tout. - Il y a une façon élégante de vivre et une façon ridicule, précisa Pamela d'un ton sec. Ce sont mes débuts. Je refuse de jouer les idiotes. Jim intervint. - Bob, pouvez-vous nous laisser seuls ? - Bien sûr. On a l'éternité devant nous. C'est à peine si Jim avait vu Pamela pendant toute cette semaine de répétitions, d'essayages et de mises au point. Il découvrait soudain qu'il ignorait pratiquement tout d'elle, et qu'elle-même, de son côté, ignorait tout du travail qu'on lui demandait. - Vous vous crêpez le chignon avec Bob, c'est ça ? - Il veut m'obliger à dire des choses que personne d'un peu sensé n'oserait dire. - C'est possible, en effet, mais depuis que vous travaillez ici, Pamela, vous est-il déjà arrivé de perdre votre sang-froid ? - Et après ? Ça arrive à tout le monde. - Ecoutez-moi bien. Le salaire de Bob Griffin est dix fois supérieur au vôtre. Pour une raison bien simple. Non pas parce qu'il est le metteur en scène le plus prestigieux d'Hollywood - il ne l'est pas - mais parce qu'il ne perd jamais son sang-froid. Elle parut étonnée. - Ce n'est pas un comédien. - Je veux dire : il ne perd jamais son sang-froid dans la vie. Si je l'ai choisi pour ce film, c'est qu'il m'est arrivé à moi, une seule fois, de perdre le mien. Bob, jamais. Il gagne, par contrat, une somme considérable qu'il ne mérite pas, que personne ne mérite. Mais il gagne cette somme parce que l'égalité d'humeur est la quatrième dimension de ce métier et Bob a appris à ne jamais prononcer le mot : Je. Je connais des gens qui ont trois fois plus de talent que lui, des producteurs, des comédiens, des réalisateurs, mais qui ont coulé à pic, parce qu'ils n'ont pas appris ça. - J'ai l'impression qu'on me fait un sermon, dit Pamela, un peu méfiante. Je ne comprends pas pourquoi. Une actrice doit avoir de la personnalité et... Il hocha la tête affirmativement. - ... et nous lui offrirons un salaire cinq fois plus élevé que celui qu'elle toucherait n'importe où ailleurs - à condition qu'elle mette cette personnalité de côté lorsque ça dérange le travail d’équipe. Actuellement, Pamela, vous nous dérangez tous. Il lisait dans son regard : « Moi qui croyais que vous étiez un ami... » Il lui parla quelques minutes encore. Il était sincère. Il pensait vraiment ce qu'il disait, du fond du coeur. Mais comme il avait embrassé ses lèvres deux fois, elle n'attendait qu'une chose de lui : qu'il la soutienne et la défende. Elle était blessée qu'il ne le fasse pas. C'est le seul résultat auquel il parvint. Mal à l'aise et déconcerté, souffrant d'avance de la solitude à laquelle il la condamnait, il ouvrit la porte de la loge, appela : - Hey, Bob ! Et il partit régler d'autres affaires. En regagnant son bureau, un peu plus tard, il y trouva Mike Harris. - Cette fille fait encore des histoires. - J'ai tout arrangé. - Je veux dire : maintenant, s’écria Harris. Depuis cinq minutes. Vous l'avez quittée, et elle a recommencé à faire des histoires. Bob Griffin a été obligé d'arrêter le tournage pour aujourd'hui. Il va venir nous rejoindre. Bob entra. - C'est le genre de filles qui vous échappent complètement. Vous n'arrivez pas à comprendre ce qui les rend comme ça. Ils gardèrent le silence un instant. Furieux de ce qui se passait, Mike Harris soupçonnait Jim d'avoir une liaison avec elle. Donnez-moi jusqu'à demain, dit Jim. Je trouverai une solution. Griffin hésitait, mais il y avait comme une prière dans le regard de Jim - la prière de quelqu'un avec qui il travaillait depuis bientôt dix ans. - O.K., dit-il. Après leur départ, Jim téléphona chez Pamela. Il était presque sûr de ce qui allait arriver, mais son coeur n'en battit pas moins lorsqu'une voix d'homme répondit.

IV
Infirmières diplômées mises à part, les actrices sont des proies rêvées pour les hommes sans scrupule. Jim savait par expérience que, derrière leurs caprices ou leurs défaillances, se profilait souvent l'ombre d'un adroit séducteur qui, pour affirmer sa virilité, intervenait dans leurs affaires, par le biais de conflits nocturnes et de conseils à contresens. La méthode était toujours la même : rabaisser le travail de la femme et mettre constamment en doute les mobiles et l'intelligence de ceux qui la font travailler. Il était six heures passées quand Jim sonna au bungalow de Beverley Hills qu'occupait Pamela. Au centre de la cour carrée, un jet d'eau glacée crachotait contre le brouillard de décembre, et la voix tonitruante du major Bowe s'échappait de trois postes de radio. Jim eut un sursaut quand la porte s'ouvrit. L'homme était déjà vieux - un Anglais aux épaules voûtées, au visage flétri, que l'hiver marquait d'un reflet rougeâtre. Il était en pantoufles et robe de chambre et pria Jim de s'asseoir, comme s'il était chez lui. Pamela n'allait pas tarder. - Vous êtes un parent ? demanda Jim. - Non. Nous nous sommes rencontrés à Hollywood, Pamela et moi. Deux étrangers dans un monde étranger. Vous êtes dans le cinéma, Mr.. Mr.. ? - Leonard. Pamela travaille actuellement sous mes ordres. L'expression de l'homme changea brusquement - ses paupières ridées se durcirent et se fermèrent à demi sur un regard humide. Il retroussa les lèvres en une grimace de haine. Quelques secondes à peine, et ce fut de nouveau la douceur mielleuse d'un vieillard. - J’espère que vous la faites travailler comme elle le mérite. - Avez-vous fait du cinéma ? demanda Jim. - Tant que ma santé l'a permis. Mais je figure toujours sur les fichiers du Central Casting, et je connais tout de ce métier, absolument tout, notamment les mobiles de ceux qui s'en sont emparés... Il s’interrompit, car la porte s'était ouverte, et Pamela entra. - Ah ! dit-elle, surprise. Vous vous êtes rencontrés ? L'honorable Chauncey Ward... Mr. Leonard... Elle était si belle, si lumineuse, surgissant ainsi de l'obscurité, comme une créature dérobée au vent et au froid, que pendant un instant Jim en eut le souffle coupé. - Je pensais que la liste de mes péchés était close, cet après-midi, dit-elle sur un ton légèrement agressif. - Je voulais vous parler en dehors du studio. - Refusez toute diminution de cachet, intervint le vieil homme. C'est une de leurs ruses les plus éculées. - Il ne s'agit pas de ça, Mr. Ward, dit Pamela. Jusqu'ici, Mr. Leonard s'était comporté envers moi comme un ami. Cet après-midi, le metteur en scène a voulu me faire jouer les idiotes, et Mr. Leonard lui a donné raison. - Ils sont tous de mèche, dit Mr. Ward. - J'aimerais.... commença Jim. Pourrais-je vous parler seul à seule ? - J'ai toute confiance en Mr. Ward. Il travaille ici depuis vingt-cinq ans. Je le considère comme mon conseiller artistique. Jim se demanda de quelle solitude sans fond avait pu naître une association aussi surprenante. - J'ai cru comprendre qu'il y avait eu de nouveaux problèmes au studio, dit-il. - Des problèmes ? Pamela ouvrit de grands yeux. - L'assistant de Griffin a tenu des propos injurieux sur mon compte. Je les ai entendus. J'ai quitté le plateau. Si Griffin vous envoie pour me faire des excuses, c'est du temps perdu. Nous n'aurons désormais que des rapports professionnels. - Il ne s'agit pas d'excuses, dit Jim, mal à l'aise. Il s'agit d'un ultimatum. - Un ultimatum ! s'écria Pamela. J'ai signé un contrat. Et vous êtes le patron, oui ou non ? - Dans une certaine mesure, mais... Mais un film, c'est d'abord un travail d'équipe, et... - Trouvez-moi un autre metteur en scène. - Faites valoir vos droits, intervint Mr. Ward. C'est la seule façon de les impressionner. - Si vous voulez ruiner la carrière de cette jeune fille, c'est exactement comme ça qu'il faut faire, dit Jim calmement. - Je n'ai pas peur de vous, aboya Mr. Ward. J'ai déjà rencontré des gens de votre espèce. Jim se tourna vers Pamela. Il ne pouvait rien faire de plus. Absolument rien. S'ils avaient été amants, il aurait pu en profiter pour faire jaillir entre eux une dernière étincelle, et elle aurait pu l'écouter. Mais il était trop tard. Il avait l'impression d'entendre les broyeurs de l'industrie cinématographique tourner à plein régime dans les ténèbres d'Hollywood. Il savait que le lendemain, à l'ouverture des studios, Mike Harris aurait modifié son plan de travail, et que Pamela en serait exclue. Il hésita quelques secondes. On l'aimait bien dans ce métier, il était encore jeune, et il s'était acquis une solide réputation. Il pouvait obtenir de Pamela qu'elle suive des cours d'art dramatique, et redonner confiance aux patrons du studio. Qu'elle commette une telle erreur lui paraissait intolérable. Mais il craignait, d'un autre côté, qu'en cédant trop à ses caprices certaines personnes l'aient à jamais gâchée pour ce genre de carrière. - Hollywood n'est pas un endroit très civilisé, dit Pamela. - C'est une jungle ! ajouta Mr. Ward. Remplie de bêtes fauves à l'affût. - Parfait, dit Jim en se levant. La bête fauve que je suis s'en va chasser sur d'autres territoires. Désolé, Pamela. Etant donné vos réactions, vous feriez mieux de retourner en Angleterre et de vous marier. Il vit une lueur de doute traverser un instant son regard. Mais sa confiance en elle, son trop jeune égotisme troublèrent sa capacité de jugement - elle ne sut pas sentir que c'était l'instant de sa dernière chance, et qu'elle la perdait à jamais. Car tout était perdu lorsque Jim s'en alla. Elle mit plusieurs semaines à le comprendre. Elle continua de toucher son salaire - Jim y avait veillé - mais jamais plus elle ne remit les pieds dans ce studio. Ni dans aucun autre. Elle s'était inscrite d'elle-même sur cette liste noire, qui ne figure sur aucun document, mais dont l'influence se fait sentir à la fin des dîners, dans les parties de backgammon, et sur les champs de courses. De loin en loin, au restaurant, quelque personnage influent la dévisageait, mais la petite enquête à laquelle il se livrait aboutissait toujours au même résultat. Jamais elle ne perdit espoir, et s'obstina pendant des mois - bien après que Becker lui-même lui eût tourné le dos, et elle se trouva sans argent, et on ne la vit plus dans les endroits où vont les gens pour qu'on les voie. Et ce ne fut pas de chagrin, ni de découragement, mais pour des raisons tout à fait banales qu'elle mourut au mois de juin.

V
Lorsqu'il l'apprit, Jim refusa d'y croire. Il avait su, par hasard, qu'elle était hospitalisée pour une pneumonie. Il avait appelé l'hôpital. Il s'était entendu répondre qu'elle venait de mourir. « Sybil Higgins, comédienne, nationalité : anglaise, âge : vingt et un ans. » Elle avait demandé qu'on prévienne Mr. Ward, en cas de nécessité. Jim s'arrangea pour lui faire parvenir l'argent des obsèques, comme s'il s'agissait d'un ancien salaire qu'on avait omis de payer. Craignant que Ward n'en soupçonne l'origine véritable, il n'assista pas à l'enterrement. Mais il se rendit au cimetière une semaine plus tard. C'était une journée de juin, paresseuse et ensoleillée, et il s'attarda près d'une heure sur sa tombe. Tout autour, dans l’immense ville, il y avait tant de gens très jeunes qui se contentaient d'être heureux et de respirer, et ça paraissait fou que la petite Anglaise n'en fasse plus partie. Il se surprit à essayer de renverser l'ordre des choses, de faire en sorte qu'elle retrouve ses chances intactes, et il essaya tant qu'il put, mais c'était trop tard. Cette trace de givre d'un rose argenté s'était à jamais effacée. Il dit : « Au revoir », à voix haute et se promit de revenir. De retour au studio, il réserva une cabine de projection, et demanda à visionner les essais qu'elle avait tournés, et les quelques scènes du film qu'on avait coupées par la suite. Il s'enfonça dans un fauteuil de cuir, attendit que les lampes s'éteignent, et appuya sur un bouton pour que la projection commence. La robe qu'elle portait, le jour des essais, était celle de leur premier soir, lorsqu'il l'avait invitée à danser. Elle semblait extrêmement heureuse, et il se sentit heureux, à son tour, qu'elle eût au moins goûté ce bonheur-là. Puis on projeta les rushes du film, qui sautillaient légèrement, et l'on entendait la voix « Off » de Bob Griffin, et un assistant entrait dans le champ, avec un clap, pour annoncer le numéro des plans, et Jim sursauta, au tout dernier, lorsqu'il vit Pamela tourner le dos à la caméra, en murmurant : - Plutôt mourir que de faire ça. Il quitta la salle de projection, regagna son bureau, prit les trois petits mots qu'elle lui avait écrits, et les relut. « ... passais simplement par là, et j'ai pensé à vous et à notre balade en voiture... » Simplement par là... Elle lui avait téléphoné deux fois, au cours de ce printemps, il s'en souvenait parfaitement, et il aurait aimé la voir, mais il ne pouvait rien pour elle, et il ne supportait pas l'idée de devoir le lui dire. « Suis pas très courageux », se dit-il. Et la peur ne s'éteignait pas. Elle était encore là, dans son coeur - peur de ces images, qui menaçaient de venir le hanter, comme appartenant à sa propre jeunesse, et il refusait d'être malheureux. Quelques jours plus tard, après avoir travaillé tard dans une salle de montage, il alla manger un sandwich dans un drugstore des environs. Il faisait très chaud, ce soir-là, et le bar était plein de jeunes gens qui buvaient des jus de fruits. Au moment de payer sa note, il eut l'impression qu'on le regardait, près du présentoir des journaux - quelqu'un qui feuilletait un magazine. Il s'immobilisa - refusant de tourner la tête, pour ne découvrir, en fin de compte, qu'une vague ressemblance. Et refusant, en même temps, de s'en aller. Il y eut comme un bruit de page qu'on tourne. Il vérifia du coin de l'oeil. C'était The Illustrated London News. Pas le temps d'avoir peur - il réfléchissait trop rapidement, trop désespérément. Et si c'était vrai, s'il avait le pouvoir de la faire renaître, de tout reprendre là, de cette soirée-là ? - Votre monnaie, Mr. Leonard. - Merci. Toujours sans tourner la tête, il se dirigea vers la porte, et il entendit qu'on refermait le magazine, qu'on le reposait sur le présentoir, que quelqu'un respirait près de lui. Dehors, les crieurs de journaux annonçaient une édition spéciale, et, après quelques pas, il s'engagea dans la mauvaise direction, sa direction à elle, et il comprit qu'elle le suivait - et c'était tellement évident qu'il ralentit le pas, car il sentait qu'elle avait du mal à le suivre. Arrivé devant la petite cour carrée, il ouvrit les bras, et serra longtemps contre lui l'éclat de sa beauté. - Embrassez-moi pour me dire bonsoir, dit-elle. J'aime qu'on m'embrasse en me disant bonsoir. Je dors mieux. « Dors, pensa-t-il en s'éloignant - dors, puisque c'est ainsi. Je n'ai pas su te retenir. J'ai tenté de te retenir. Quand tu es arrivée ici, pour nous proposer ta beauté, je ne voulais pas la laisser se perdre, mais, d'une certaine façon, je l'ai laissée se perdre. Il ne te reste plus qu'à dormir, maintenant. »

Fragments du Paradis:
Amour dans la {#nuit}
Francis Scott Fitzgerald

Cette nouvelle a été écrite sur la Riviera française, en novembre 1924. F. Scott Fitzgerald venait d'envoyer à son éditeur le manuscrit de Gatsby le Magnifique. C'est la première de ses nouvelles qui a pour cadre l'Europe et la France. Le Saturday Evening Post l'a publiée dans son numéro du 14 mai 1925.

I
Quatre mots qui bouleversaient Val. Ils lui étaient venus en tête, dans la fraîcheur dorée d'un soir d'avril, et il les répétait à n'en plus finir : amour dans la nuit... amour dans la nuit... Il les essaya en trois langues - le russe, l'anglais, le français - et décréta que la plus musicale était l'anglais : Love in the night. Le mot amour et le mot nuit éveillaient, d'une langue à l’autre, des images différentes, mais la nuit anglaise : the night lui semblait la plus chaude et la plus apaisante, dans un subtil et presque cristallin scintillement d’étoiles. Quant à l'amour, c'est à travers le mot love qu'il devenait le plus fragile et le plus romantique : robe blanche, visage incertain, deux yeux comme deux miroirs de lumière. Si j'ajoute que la nuit à laquelle il rêvait ainsi était une nuit française, je m'aperçois qu'il vaudrait mieux revenir en arrière et tout reprendre du début. Val était mi-russe, mi-américain. Sa mère était la fille du célèbre Morris Hasylton, qui avait financé en 1892 l'Exposition universelle de Chicago. Quant à son père - vérifiez-le sur l'annuaire du Gotha, édition 1910 -, c'était le prince Paul, Serge, Boris Rostoff, fils du prince Vladimir Rostoff, lui-même fils du grandduc Serge (que le profil de son menton avait fait surnommer Serge la Galoche) et cousin du tsar au troisième degré. Vous imaginez facilement que, pour cette branche de la famille, tout se devait d'être grandiose : résidence à Saint-Pétersbourg, rendez-vous de chasse dans les environs de Riga, somptueuse villa, semblable à un palais, toisant la Méditerranée, sur les hauteurs de Cannes. C'est là que les Rostoff venaient passer l'hiver - et c'eût été fort déplacé de rappeler à la princesse Rostoff que, depuis les fontaines de marbre (d'après le Bernin) jusqu'aux gobelets à liqueur en or massif (d'après le dîner), tout ce que contenait cette villa avait été payé en solides dollars américains. Dans ces temps bénis d'avant-guerre, les Russes étaient sans discussion possible les gens les plus gais du Vieux Continent. Des trois nationalités différentes, qui avaient élu le sud de la France comme terrain de plaisir, ils menaient, de loin, le plus fastueux train de vie. Les Anglais étaient trop pragmatiques, et si les Américains dépensaient sans compter, ils n'avaient aucune tradition romantique à laquelle se référer dans leur comportement. Les Russes, en revanche ah ! pour la galanterie, aussi doués que les Latins ! Et richissimes de surcroît ! Lorsque les Rostoff, fin janvier, débarquaient à Cannes, les restaurateurs s'empressaient de télégraphier dans le nord de la France pour connaître les goûts du prince en matière de champagne et trafiquer leurs étiquettes en conséquence, tandis que les joailliers mettaient de côté, à son intention, quelques merveilles rarissimes - sans que la princesse le sache, bien sûr - et l'on nettoyait l'église russe à grande eau, on la décorait, pour que le prince puisse y recevoir, en cours de saison, l'absolution orthodoxe de ses péchés. La Méditerranée elle-même prenait obligeamment, dans les soirs de printemps, des teintes pourpres de vin cuit, et les petits bateaux de pêche, aux voiles gonflées comme des rouges-gorges, cabotaient avec grâce le long de la côte. Le jeune Val avait plus ou moins l'impression que tout était organisé pour son bien-être personnel et pour celui de sa famille. Cette petite ville blanche, blottie en bord de mer, représentait un paradis privilégié, où le fait d'être riche et d'avoir dans les veines quelques gouttes bleu indigo du sang de Pierre le Grand lui octroyait le droit de faire ce qu'il voulait. En 1914, date à laquelle commence cette histoire, il n’avait encore que dix-sept ans, mais il s'était déjà battu en duel, avec un garçon de quatre ans son aîné - ce dont témoignait, au sommet de son crâne superbe, une légère cicatrice, où les cheveux ne poussaient plus. Mais l'amour dans la nuit était le problème le plus cher à son coeur. Un doux rêve incertain, quelque chose d'unique et d'incomparable, qui devait finir par lui arriver. Il n'aurait pas su en dire davantage, sinon qu'une ravissante et jeune inconnue devait y trouver place, et que tout se déroulerait sous le clair de lune de la Riviera. L'étrange n'est pas qu’il vécût dans l'espoir fiévreux, bien qu'en partie désincarné, d'un amour romantique - car tout garçon doué d'un peu d'imagination fait ce genre de rêves - mais que cet espoir finît par se réaliser. Et quand il se réalisa, ce fut tellement inattendu, dans un tel désordre de sensations et d'émotions, de mots étranges qui lui venaient aux lèvres, de regards, d’instants, de rumeurs, qui surgissaient, s'éloignaient, se perdaient, que Val ne put rien y comprendre. Mais qui sait si son coeur ne fut pas touché par ce désordre même, qui rendit tout inoubliable ? L'amour était sans cesse autour de lui, ce printemps-là - les amours de son père, notamment, nombreuses et peu discrètes, que Val avait plus ou moins soupçonnées jusqu'ici, à travers quelques commérages de domestiques, mais dont il prit définitivement conscience le jour où, venant voir sa mère sans se faire annoncer, il la surprit dans un accès de colère hystérique, injuriant un portrait de son père qui ornait l'un des murs du salon. Sur ce portrait, son père portait un uniforme blanc, un dolman bordé de fourrure et, du haut de son cadre, il toisait son épouse d'un regard impassible qui semblait dire : « Avez-vous impression, ma chère, avoir dégoté un mari dans famille de clergymen ? » Val était reparti sur la pointe des pieds, stupéfait, mal à l'aise - mais plus excité que jamais. Il n'était nullement choqué, comme l'aurait été un Américain de son âge. Il savait depuis longtemps comment on vit, sur le Vieux Continent, lorsqu'on est riche, et s'il reprochait quelque chose à son père, c'était uniquement de faire pleurer sa mère. L'amour était donc sans cesse autour de lui - l'amour autorisé et l'amour interdit. Lorsqu’il flânait sur le front de mer à neuf heures du soir, heure où les étoiles brillent si fort qu'elles font pâlir les réverbères, il devinait partout la présence de l'amour. Des terrasses de cafés en plein air, où les robes bariolées des femmes arrivaient tout droit de Paris, s'élevait un parfum entêtant et sucré d'orchidées, de chartreuse, de cigarettes et de café glacé - mais Val en percevait un autre, le parfum bouleversant et secret de l'amour. Sur le marbre des guéridons, des mains saisissaient d'autres mains, couvertes de bagues. Des corsages fleuris s'inclinaient vers des plastrons amidonnés, et la flamme d'une allumette s'approchait, en tremblant un peu, d'une cigarette qu'on prenait tout le temps d'allumer. De l'autre côté du front de mer, les amours se faisaient nettement moins subtiles. De jeunes Français, qui travaillaient comme vendeurs, s'attardaient dans l'ombre des arbres avec leurs fiancées, mais le regard de Val se tournait rarement de ce côté-là. Eclats des musiques, des couleurs, murmure des voix - c'est là ce qui intéressait son rêve. Là que se dressaient les véritables pièges de l’Amour dans la nuit. Tout en affichant autant qu'il le pouvait l'expression hautaine et sauvage qu'on est en droit d'attendre d’un jeune aristocrate russe qui flâne seul dans les rues, Val commençait à se sentir très malheureux. Les crépuscules d'avril avaient succédé aux crépuscules de mars. La saison était sur le point de finir, et il ne savait comment occuper ces chaudes soirées de printemps. Les jeunes filles de seize et dix-sept ans qu'il connaissait étaient sévèrement chaperonnées entre le coucher du soleil et l'heure d'aller au lit (cette histoire se passe, ne l'oubliez pas, juste avant la guerre), et les autres, celles qui ne demandaient qu'à se pendre à son bras, auraient été comme une injure à son attente romantique. Avril s'écoula donc ainsi - une semaine, deux semaines, trois semaines... Il avait joué au tennis jusqu'à sept heures du soir, puis s'était attardé une petite heure entre les grillages des courts, si bien qu'il était nettement plus de huit heures et demie lorsqu'un cheval de fiacre fourbu se mit en devoir de gravir la colline au sommet de laquelle brillait de tous ses feux la villa-palais des Rostoff. Les phares de la limousine de la princesse traçaient deux lignes jaunes sur l'allée de gravier, et la princesse elle-même, boutonnant ses gants, s'apprêtait à franchir la porte-fenêtre. Val donna deux francs au cocher et vint embrasser sa mère sur la joue. - Ne me touche pas, dit-elle sèchement. Tu as tripoté de l'argent. - Pas avec les lèvres, quand même ! répondit-il en riant. - Je suis extrêmement mécontente. Pourquoi rentres-tu si tard ? Nous sommes invités à dîner sur un yacht, et tu devais nous accompagner. - Quel yacht ? - Des Américains. Il y avait toujours un soupçon d'ironie dans la voix de la princesse lorsqu'elle évoquait son pays d'origine. L'Amérique qu'elle avait connue, c'était le Chicago des années 90, et elle s'en souvenait comme d'un gigantesque étal de boucher. Elle estimait que les infidélités du prince Paul elles-mêmes n'étaient pas un prix trop lourd à payer en échange de sa délivrance. - Deux yachts, précisa-t-elle. Nous ignorons, en fait, sur lequel nous allons. L'invitation ne l'indiquait pas. Ils sont tellement désinvoltes... Américains... La princesse avait toujours conseillé à son fils de tourner le dos aux Américains, mais il les aimait, malgré ces conseils. Car les Américains font toujours attention à vous, même quand on n'a que dix-sept ans. Oui, il les aimait bien. Il était profondément russe, mais pas à cent pour cent - disons, à l'exemple d'un savon célèbre, à quatre-vingt-dix-neuf et soixante-quinze pour cent. - J'ai envie d'y aller, dit-il. Je me change en vitesse et... - Nous sommes déjà en retard. La princesse se tourna vers son mari, qui venait de franchir la porte. - Val veut nous accompagner, maintenant. - Hors question ! trancha le prince Paul. Trop outrageusement en retard. Val baissa la tête. Prêts, envers eux-mêmes, à toutes les indulgences, les aristocrates russes sont, envers leurs enfants, d'une intransigeance spartiate. Inutile de discuter. - Désolé, murmura Val. Le prince Paul émit un léger grognement, et le valet de pied, en livrée grenat galonnée d'argent, ouvrit la portière de la limousine. Mais ce grognement princier tourna finalement à l'avantage de Val. Il se trouvait que ce soir-là, précisément à cette heure-là, la princesse nourrissait envers son mari certains griefs qui l'autorisaient à prendre en main la direction des affaires familiales. - Il vaut mieux que tu viennes, en y réfléchissant, dit-elle très calmement à Val. Trop tard pour dîner, mais rejoins-nous ensuite. Le nom du yacht, c'est Minnehaha ou Privateer Elle monta en voiture à son tour. - Celui qu'il faut rejoindre sera le plus animé des deux, j'imagine. Celui des Jackson. - Trouve bon sens, gronda le prince, d'un ton énigmatique, voulant sans doute dire par là que Val trouverait, s'il avait un peu de bon sens. Avant partir, demande à mon valet de chambre jeter coup d'oeil sur ta tenue. Prends cravate à moi, plutôt que grotesque ficelle que tu portais à Vienne. Grandis, fils. C'est largement temps. La limousine démarra, en faisant crisser les graviers de l'allée. Val avait le visage en feu.

II
Il faisait très sombre dans le port de Cannes - il semblait du moins faire très sombre, après l'éclat du front de mer que Val venait de quitter. Trois lanternes blafardes clignotaient sourdement au milieu des bateaux de pêche, qui gisaient le long de la plage comme d'énormes coquilles vides. Il y avait d'autres lumières au large, toute une flottille de yachts à la proue effilée, qui cédaient paresseusement au léger bercement des vagues, et, plus loin encore, une lune incroyablement ronde, qui imposait à la surface de la mer le brillant parfait d'un parquet de danse. Lorsque les rames d'un canot se heurtaient aux basfonds, on entendait comme un swish ! creak ! drip !, et c'était une sorte de fil sonore, déroulé dans le labyrinthe des chaloupes et des embarcations. Val descendit la dune de sable, douce comme un velours, et se heurta à un pêcheur qui dormait dans une violente odeur d'ail et de vin râpeux. Il lui toucha l'épaule. L'homme ouvrit des yeux effarés. - Savez-vous où se trouve ancré le Minnehaha ? Et le Privateer ? La barque partit en direction du large. Val s'assit à l'arrière et regarda le clair de lune avec une étrange amertume. C'était la lune qu'il fallait à son rêve, d'accord. Mais c'était si souvent la lune qu'il fallait ! Environ cinq soirs sur sept. Avec cet air léger, cet enchantement presque douloureux et ces mêmes musiques qui, d'un orchestre à l'autre, s'enchaînaient le long de la mer. La masse noire du cap d’Antibes s'allongeait à l'est, puis Nice, Monte-Carlo, avec son fracas de pièces d'or qui résonnait toute la nuit. Un jour, il en profiterait lui aussi, il goûterait à ces plaisirs, à ces triomphes - quand il serait trop sage et trop âgé pour s'y laisser prendre. Mais cette nuit - cette si belle nuit, avec ce fil d'argent qui se repliait sous la lune comme une boucle de cheveux rebelles, les lumières tamisées de Cannes qu'il laissait derrière lui, cette odeur ineffable et irrésistible d'amour - cette nuit, une fois encore, allait se trouver perdue à jamais. - Lequel ? demanda soudain le pêcheur. Val se redressa. - Quel quoi ? - Quel yacht ? Il levait la main. Val se retourna. Une étrave d'argent, tranchante comme une épée, se dressait audessus de lui. Tandis qu'il se laissait aller à la fièvre de ses désirs, ils avaient parcouru près d'un demimile. il pencha la tête pour déchiffrer les lettres de cuivre. C'était le Privateer. Il n'y avait que quelques lumières sourdes à bord, et l'on n'entendait ni musique ni bruit de voix. Juste le clapotis de l'eau contre la coque. - L'autre, dit Val. Le Minnehaha. - Ne partez pas si vite ! Val sursauta. Une voix douce et grave venait de sortir des ténèbres. Pourquoi êtes-vous si pressé ? continuait la voix d'ombre. Je pensais que quelqu'un venait me voir, peutêtre, et c'est une telle déception. Le marin, rames levées, regardait Val en hésitant. Comme Val ne disait rien, il plongea ses rames dans l'eau et la barque glissa vers le clair de lune. - Une seconde ! cria Val, brusquement. - Au revoir, disait la voix. Revenez lorsque vous aurez plus de temps. - J'ai tout le temps, répondit-il avec impatience. Il donna l'ordre nécessaire, et la barque a1la se ranger contre l'échelle de coupée. Quelqu'un de jeune venait de l'appeler dans la nuit veloutée, un fantôme de brume blanche, à la voix suave et chantante. « Pourvu qu'elle ait les yeux voulus ! » se dit-il en lui-même. Le murmure romantique de la phrase lui plut, et il se la répéta dans un souffle : « Pourvu qu’elle ait les yeux voulus !...» - Qui êtes-vous, au juste ? Elle était au-dessus de lui, maintenant. Son regard plongeait vers lui, et il levait le sien vers elle, en gravissant l'échelle, et quand leurs yeux se rencontrèrent ils se mirent à rire ensemble. Elle était très jeune, très mince, presque fragile, avec une robe si blanche et si simple que sa jeunesse s'en trouvait soulignée. Deux petits points grisâtres indiquaient, sur ses joues, l'endroit où, dans la journée, elle retrouverait ses couleurs. - Qui êtes-vous, au juste ? répéta-t-elle en reculant, et elle rit de nouveau au moment où le visage de Val arrivait à hauteur du pont. Maintenant, j'ai peur et je veux savoir. Val s'inclina. - Un gentleman. - Quelle sorte de gentleman ? Il y en a de toutes sortes. A Paris, à la table voisine de la nôtre, il y avait un... disons : un gentleman de couleur, et... Elle s'interrompu. - Vous n'êtes pas américain, n’est-ce pas ? - Je suis russe, déclara-t-il, avec autant de gravité que s'il avait dit : « Je suis un archange ! » Il ajouta, après quelques secondes d'hésitation : - Et, de tous les Russes, celui qui a le plus de chance au monde. Pendant tous ces jours de printemps, j'ai rêvé de tomber amoureux par une nuit semblable à celle-ci. C'est le ciel qui m'envoie vers vous, je le sais maintenant. - Un moment ! dit-elle, avec un petit sursaut. Cette visite est une erreur, je m'en aperçois. Je ne suis pas prête à ce genre de choses. Je vous en prie ! - Pardonnez-moi. Val la regardait, complètement ahuri, incapable de comprendre ce qu'il avait dit d'anormal. Il s'inclina cérémonieusement. - Je me suis trompé. Si vous voulez bien me pardonner, je vais vous souhaiter bonne nuit. Il se retourna, posa la main sur la rambarde. - Ne partez pas, dit-elle en écartant une petite mèche de cheveux qui lui couvrait l'oeil. A bien y réfléchir, vous avez le droit de dire toutes les sottises que vous voulez, si vous consentez à rester. Je me sens terriblement triste et je n'ai pas envie d'être seule. Val hésita. Il y avait derrière tout ça quelque chose qu'il n’avait pas à comprendre. Si une jeune fille hèle un inconnu dans la nuit, même du pont d'un yacht, c'est qu'elle est d'humeur romantique. Ça lui semblait aller de soi. Et il mourait d'envie de rester. Mais il se souvint qu’on l'attendait sur l'autre bateau. - C'est à côté qu'a lieu le dîner, j'imagine ? - Le dîner ? Ah ! oui, c'est sur le Minnehaha. Vous y allez ? - Je devais y aller, en effet... il y a des éternités. - Votre nom ? Il était sur le point de le dire, mais quelque chose le poussa à répondre par une autre question. - Et vous ? Pourquoi n'y êtes-vous pas allée ? J'ai préféré rester ici. Mrs. Jackson m'avait annoncé qu'elle invitait des Russes. C'était vous, j'imagine ? Elle le dévisagea avec curiosité. - Vous êtes très jeune, n'est-ce pas ? - Beaucoup moins que je ne parais, repondit-il avec hauteur. Ça étonne toujours les gens. On prétend que c'est assez rare. - Quel âge ? Il mentit. - Vingt et un. Elle se mit à rire. - Vous plaisantez ! Dix-neuf, au plus. Mais il était si visiblement agacé qu'elle se dépêcha de le rassurer. - Si ça peut vous consoler, je n'en ai que dix-sept. Je serais allée à ce dîner si on m'avait dit qu'un homme de moins de cinquante ans devait y assister. Il fut soulagé qu'elle n'insiste pas. - Vous avez préféré rester sur le pont, et rêver, au clair de lune ? - Je réfléchissais à certaines erreurs. Ils allèrent s'asseoir, côte à côte, sur deux fauteuils d'osier tressé. - C'est préoccupant, ce problème des erreurs. Contrairement aux hommes, les femmes remâchent rarement leurs erreurs. Elles préfèrent les oublier. Mais, lorsqu'elles les remâchent... - Vous avez commis des erreurs ? Elle fit un signe de tête affirmatif. - Quelque chose d'irréparable ? - Je crois. Je n'en suis pas certaine. J'y réfléchissais justement lorsque vous êtes arrivé. - Peut-être puis-je vous aider ? Votre erreur est peut-être après tout réparable ? - Vous ne pouvez rien faire, dit-elle tristement. Parlons d'autre chose. Je suis fatiguée de tout ça. Racontez-moi plutôt ce qui est arrivé de drôle ou d'heureux à Cannes, ce soir. Ils regardaient le littoral, avec sa frange de petites lumières, mystérieuses et attirantes, les grands jouets d'enfant, posés au bord de l'eau, dans lesquels on faisait brûler des chandelles, et qui étaient en fait de grands hôtels de luxe, l'horloge illuminée de la vieille ville, le scintillement voilé du Café de Paris, les fenêtres des villas, qui dessinaient de petits pointillés sur le flanc des collines et montaient vers le ciel obscur. - Ces gens, murmura-t-elle, à quoi consacrent-ils leur temps ? On dirait que quelque chose se prépare, quelque chose de merveilleux, mais je suis incapable de savoir ce que c'est. - Ces gens ? dit Val calmement. Ils consacrent leur temps à l'amour. - Vraiment ? Elle regarda un long moment encore, mais il y avait une étrange lueur dans ses yeux. - Alors, je veux rentrer en Amérique. Il y a trop d'amour ici. Je veux rentrer chez moi, dès demain. - Vous avez peur d'être amoureuse ? Elle secoua la tête. - Ce n'est pas ça. C'est que... qu'il n'y a pas d'amour ici, pour moi. Voilà tout. - Pour moi non plus, dit Val à mi-voix. C'est navrant, pour nous deux, de vivre dans un lieu qui déborde d'amour, par une nuit qui déborde d'amour, et d'être... sans rien. Il se pencha vers elle. Il avait, dans les yeux, une sorte d'éclat romantique, très chaste, presque éthéré et elle eut un mouvement de recul. - Expliquez-moi, dit-elle très vite. Puisque vous prétendez être russe, comment parlez-vous un anglais si parfait ? - Ma mère est américaine, avoua-t-il. Comment faire autrement, puisque mon grand-père était américain ? - Vous êtes donc américain, vous aussi ? - Je suis russe ! répondit-il avec fierté. Elle le regarda attentivement, sourit et renonça à discuter. - D'accord, dit-elle avec diplomatie. Je suppose donc que vous portez un nom russe ? Il n'avait aucune intention de lui dire son nom. Un nom, quel qu'il soit, même celui des Rostoff, aurait été comme une profanation au coeur de cette nuit. Ils n'étaient que deux voix assourdies, deux visages dans l'ombre - rien d'autre. Quelque chose lui laissait deviner, sans qu'il en soit vraiment certain, mais c'était comme une intuition, une sorte de chant triomphal qui lui envahissait l'esprit - quelque chose lui laissait deviner que dans un instant, une minute peut-être, ou une heure, il commencerait son voyage d'initiation vers l'amour romantique. Son nom n'avait donc plus aucune réalité, face au bouleversement qui lui serrait le coeur. - Vous êtes très belle, dit-il soudain. - Qu'en savez-vous ? - Pour une femme, le clair de lune est impitoyable. - Et je suis belle, sous la lune ? - Vous êtes ce que j'ai vu de plus beau au monde. - Oh ! Elle resta songeuse quelques secondes. - Jamais je n'aurais dû vous laisser monter à bord. Il était évident qu'avec ce clair de lune nous finirions par parler ainsi. Mais je ne peux pas rester assise indéfiniment, à regarder vers le rivage. Je suis trop jeune. Vous ne croyez pas que je suis trop jeune ? - Beaucoup trop jeune, affirma-t-il gravement. Ils prirent alors conscience d'une musique toute proche, qui semblait naître de la mer. - Ecoutez ! s'écria-t-elle. Ça vient du Minnehaha. Ils ont fini de dîner. Ils écoutèrent un moment, en silence. - Merci, dit Val, soudain. - Pour quoi ? Il savait à peine qu'il venait de parler. Il remerciait en même temps le cri sourd et profond des trompettes qui traversait le vent, la mer, qui se plaignait si ardemment contre l'étrave, la voie lactée audessus d'eux, et il finit par se sentir fâché à lui-même, emporté vers une atmosphère inconnue, plus résistante que l'air même. - Tellement beau, murmura-t-elle. - Et maintenant, qu'allons-nous faire ? - Avons-nous vraiment quelque chose à faire ? Je pense qu'il suffit de rester assis, à s'émerveiller... Il l’interrompi, avec une tranquille assurance. - C'est faux. Vous ne le pensez pas. Nous avons quelque chose à faire, maintenant, et vous le savez. J'ai à vous apprendre l'amour, et lorsque vous l'aurez appris, vous vous sentirez si heureuse. - Impossible, dit-elle à voix basse. Elle aurait voulu éclater de rire, faire une plaisanterie, n'importe laquelle, qui aurait détendu l'atmosphère, et les aurait fait redescendre vers les eaux paisibles d'un flirt conventionnel. Mais c'était trop tard. Ce qu'avait commencé le clair de lune, Val savait que la musique venait de l'achever. - Je vais vous dire la vérité. Vous êtes mon premier amour. J'ai dix-sept ans. Le même âge que vous. Exactement le même. Qu'ils se découvrent du même âge avait quelque chose de désarmant. Elle se sentit sans force contre un destin qui les avait réunis malgré eux. 11 y eut un léger grincement des fauteuils d'osier, et Val sentit comme un parfum, indécis et presque illusoire, lorsqu'ils se penchèrent l'un vers l'autre, en tremblant comme des enfants.

III
Un seul baiser, ou des centaines - il fut incapable de s'en souvenir. Plus d'une heure pourtant s'était écoulée depuis qu'ils étaient si près l'un de l'autre et qu'il lui tenait la main. Ce qui lui parut le plus surprenant, dans cette découverte de l'amour, c'est qu'il ne comportait aucun élément de passion violente - regret, désir, ou désespoir - mais la seule promesse d'un bonheur à devenir fou, un bonheur d'exister, d'être au monde, qu'il avait ignoré jusque-là. Et c'était un premier amour - rien d'autre qu'un premier amour. Que devait alors être l'amour même, dans sa plénitude et sa perfection... Comment aurait-il pu savoir que ce qu'il éprouvait, ce mélange d'extase et de sérénité, qu'il n'avait ni voulu ni même cru possible, jamais plus il ne parviendrait à l'atteindre ? La musique s'était tue depuis un certain temps lorsqu'un bruit de rames rompit soudain le silence - un bruit de rames dans le calme murmure des vagues. Elle se leva d'un bond et scruta la mer avec anxiété. - Ecoutez, dit-elle très vite. Dites-moi votre nom. il le faut. - Non. - Je vous en prie. Je pars demain. Il garda le silence. - Moi, je vous interdis d'oublier qui je suis. Je m'appelle... - Je ne vous oublierai pas. Je vous le promets. Je penserai toujours à vous. Quelle que soit celle que j'aimerai, je la comparerai toujours à vous - mon premier amour. Cet éclat de fraîcheur et de nouveauté, vous le garderez dans mon coeur, aussi longtemps que je vivrai. - Je veux que vous vous souveniez, murmura-t-elle, et sa voix tremblait. Oh ! tout ceci est plus important pour moi que pour vous - tellement plus important. Elle était debout près de lui, si près qu'il sentait, sur son visage, son souffle si jeune et si frais. Une fois encore, ils se penchèrent l'un vers l'autre en tremblant. Il lui prit les mains et les serra entre les siennes, parce que c'était le geste qu'il fallait faire, et il l'embrassa sur les lèvres. Exactement le baiser qu'il fallait, pensa-t-il, le parfait baiser romantique - ni trop court, ni trop insistant. Avec une sorte de promesse, celle de tant d'autres baisers qu'il pouvait obtenir, et il crut que le coeur lui manquait lorsqu'il entendit le bruit des rames si proche du yacht, lorsqu'il comprit qu'elle allait retrouver sa famille. Que la soirée était finie. « Et ce n'est pourtant qu'un commencement, se dit-il. Ma vie tout entière sera à l'image de cette nuit. » Elle lui dit alors quelques mots, mais d'une voix si basse et si rapide qu'il dut faire un effort pour entendre. - Une chose. Que vous devez savoir. Je suis mariée. Depuis trois mois. L'erreur à laquelle je réfléchissais, lorsque la lune vous a conduit jusqu'ici. Vous allez comprendre dans un instant. Elle s’interrompit. La barque venait de se ranger contre l'échelle de coupée. Une voix d'homme s'éleva dans l'obscurité. - Etes-vous là, ma chère ? - Oui. - Il y a un autre canot qui attend. Qu'est-ce que c'est ? - L'un des invités de Mrs. Jackson s'est trompé de yacht. Je lui ai demandé de rester avec moi, et de me distraire une petite heure. Le visage d'un homme, très maigre et très las, qui avait des cheveux très blancs, apparut alors à hauteur du pont. Il devait avoir dans les soixante ans. Lorsque Val le vit, il comprit, mais trop tard, jusqu'à quelle profondeur l'amour avait su l'atteindre.

IV
En mai, quand la saison prit fin, les Rostoff désertèrent leur villa-palais de la Riviera, pour passer l'été dans le Nord, comme tous les Russes. On ferma l’église orthodoxe, les caves réservées aux vins les plus rares, et le ravissant clair de lune de printemps fut mis lui-même de côté, pourrait-on dire, en attente de leur retour. - Nous reviendrons pour la saison prochaine, annoncèrent-ils, comme si ça allait de soi. Mais cette annonce était prématurée. Les Russes ne revinrent jamais plus. On en vit quelques-uns, après cinq ans de tragédie, rôder de nouveau dans le sud de la France, trop heureux que dans les palaces où ils festoyaient autrefois on les accepte comme serveuses ou comme valets de chambre. La guerre et la révolution coûtèrent la vie à beaucoup d'entre eux. Beaucoup d'autres allèrent se perdre dans le désert des grandes capitales, sous des masques de pique-assiette ou de petits escrocs. Nombre d’entre eux enfin attendirent la mort dans une sorte de désespoir pétrifié. A la chute du gouvernement Kerenski, en 1917, Val se trouvait sur le front de l'Est, avec le grade de lieutenant, s'efforçant désespérément d'imposer à sa compagnie une autorité qui depuis longtemps n'avait plus aucun sens. Il s'y efforçait toujours lorsque le prince Paul Rostoff et la princesse, son épouse, firent, par un matin pluvieux, le sacrifice de leur vie, pour expier les errements des Romanoff - et la fille de Morris Hasylton acheva son enviable destinée dans une ville, dont la ressemblance avec un étal de boucher était encore plus flagrante que celle du Chicago de 1892. Après s'être battu un temps dans les rangs de l'armée de Dénikine, Val finit par comprendre qu'il se trouvait mêlé à une bouffonnerie sinistre, et que la gloire de la Russie impériale se trouvait éteinte à jamais. Il gagna donc la France, brusquement confronté au surprenant problème de sauver son corps sans perdre son âme. Le plus naturel pour lui aurait été, bien sûr, de partir pour l'Amérique. Deux vagues tantes, avec lesquelles sa mère était brouillée depuis longtemps, y vivaient encore, dans une relative opulence. Mais c'était contraire à tous les préjugés que sa mère lui avait mis en tête et, de toute façon, il n'avait pas de quoi payer la traversée. Tant qu'une éventuelle contre-révolution ne l'aurait pas rétabli dans ses droits sur les biens des Rostoff en Russie, il fallait qu'il apprenne à survivre en France. Il revint d'instinct vers la ville qu'il connaissait le mieux. Il revint à Cannes. Avec ses deux cents derniers francs, il prit un billet de troisième classe. En arrivant, il vendit son habit de soirée à un individu complaisant, spécialisé dans ce genre de commerce, et reçut en échange de quoi se nourrir et trouver un lit. Il regretta un temps cet habit de soirée, qui lui aurait permis d'être engagé comme maître d'hôtel. Il trouva malgré tout une place de chauffeur de taxi et se sentit aussi heureux, ou plutôt aussi malheureux, que possible. Il avait parfois comme clients des Américains qui cherchaient des villas à louer et, si la vitre de communication restait ouverte, il entendait d'étranges chuchotements « ... paraît que c'est un prince russe... - Chuttt ! - ... sans blague, tout à fait courant par ici... - Esther, voyons ! », suivis de rires étouffés. Lorsque le taxi s'arrêtait, ses clients se tortillaient un peu, comme si de rien n'était, pour le regarder de plus près. Ce qui lui fit mal, au début, lorsque c'étaient des jeunes filles ; mais bien vite il n'y pensa plus. Un Américain, qui avait l'ivresse joviale, lui posa un jour carrément la question, et l'invita à déjeuner. Un autre jour, une femme d'un âge respectable lui prit la main en descendant de son taxi, la lui secoua avec force, et lui glissa un billet de cent francs. - Tu vois, Florence, quand je rentrerai, je pourrai raconter partout que j'ai vraiment serré la main d'un prince russe. L’Américain à l'ivresse joviale, qui l'avait invité à déjeuner, s'était d'abord imaginé qu'il était le fils du tsar lui-même. Il fallut lui expliquer qu'un prince, en Russie, n'était rien de plus qu'un lord en Angleterre. Ce qui le suffoquait, c'est qu'un homme comme Val, doué d'autant de personnalité, ne cherche pas à voyager pour faire fortune. - C'est l'Europe, ici, répondit Val gravement. On ne fait pas fortune. On hérite. Ou alors, on met de l'argent de côté pendant des années, et il faut au moins trois générations avant d'atteindre le sommet de l'échelle sociale. - Inventez quelque chose dont les gens ont besoin. C'est ce qu'on fait chez nous. - En Amérique, ce genre de choses peut rapporter de l'argent. Ici, tout ce dont les gens ont besoin a déjà été inventé. Au bout d'un an, grâce à l'intervention d'un jeune Anglais avec lequel il jouait au tennis avant la guerre, Val finit par trouver un emploi dans la succursale cannoise d'une grande banque anglaise. Il s'occupait du courrier, des réservations de chemin de fer, et conseillait certains touristes avides d'excursions. Il voyait apparaître parfois derrière son guichet un visage connu. Si on le reconnaissait, il tendait la main ; sinon, il gardait le silence. On avait cessé, au bout de deux ans, de le montrer du doigt comme prince déchu. Les Russes étaient passés de mode - qui se souvenait désormais du faste des Rostoff et de leurs amis ? Val ne fréquentait pratiquement personne. Le soir, il flânait un moment sur le front de mer, s'asseyait à la terrasse d'un café, buvait lentement un demi de bière et rentrait se coucher de bonne heure. On l'invitait rarement. Son air sombre et sévère inquiétait les gens - de toute façon, il refusait. Il ne portait plus ces tweeds admirables ni ces élégantes flanelles que son père commandait à Londres autrefois. Il s'habillait à bon marché, chez un tailleur de confection. Quant aux femmes, il n'en connaissait aucune. De toutes les certitudes qui avaient enfiévré ses dix-sept ans, la plus évidente à ses yeux avait été celleci : que sa vie serait pleine d'amour romantique. Huit ans plus tard, il savait que ce n'était qu'une illusion. Il n'avait jamais eu de temps pour l'amour - la guerre, la révolution, sa pauvreté présente avaient éteint son coeur, si gonflé d'espérance. Les sources de son émotion, qu'une nuit d'avril avait libérées, s'étaient taries presque aussitôt, et qu'en restait-il aujourd'hui ? Un filet d'eau bien maigre. Sa radieuse jeunesse s'était achevée avant même de commencer. Il devenait de plus en plus vieux, de plus en plus aride. Il en était conscient, et s'enfermait de plus en plus dans les souvenirs estompés de sa glorieuse adolescence. Il était même menacé de sombrer dans le ridicule, de tirer de son gousset, pour amuser les jeunes employés de la banque, une vieille montre-bijou, et d'évoquer interminablement les grandes heures de la famille Rostoff, sans voir les sourires ironiques qu'ils échangeaient entre eux. C'est à de sombres pensées de ce genre qu'il se laissait aller, un soir d'avril 1922, en flânant le long de la mer, sensible aux petites lumières qui s'allumaient l'une après l'autre, et dont la magie lui semblait intacte. Cette magie avait cessé, depuis longtemps, de concourir à son bien-être personnel, mais elle jouait encore, et il en était heureux malgré tout. Il partait en vacances le lendemain. Il avait déniché, un peu plus avant sur la côte, un petit hôtel très simple. Il pourrait se baigner, lire et se reposer. Puis il reprendrait son travail. Depuis trois ans, il partait toujours en vacances dans la seconde quinzaine d'avril. Sans doute parce que c'était l'époque de l'année où il éprouvait la plus grande envie de se souvenir. C'est en avril, en effet, que, grâce au plus romantique des clairs de lune, ce qui demeurait le plus bel instant de sa vie avait atteint son point culminant. Instant sacré pour lui - car ce qu'il avait attendu comme une découverte et une initiation s'était révélé n'être qu'une fin. Il s'arrêta un instant devant la terrasse du Café des Alliés puis, sous le coup d'une impulsion subite, il traversa le front de mer, et s'aventura sur la plage. Une douzaine de yachts, que la lune baignait déjà d'un argent somptueux, étaient à l'ancre dans la baie. Il les avait remarqués, cet après-midi même, avait déchiffré leur nom sur la coque, par habitude, simplement. Il le faisait depuis trois ans, comme un réflexe machinal. - Un beau soir, dit une voix, près de lui, en français. C'était un pêcheur, qui connaissait Val pour l'avoir vu s'arrêter souvent à cet endroit-là. - Monsieur trouve-t-il que la mer est belle ? - Très belle. - Je trouve aussi. Mais on en vit mal, nous autres. Heureusement, la semaine prochaine, je vais gagner beaucoup d'argent, et sans rien faire. Incroyable... Savez-vous pourquoi on me paie ? Pour rester là, sur la plage, à attendre, de huit heures du soir à minuit. - Agréable, en effet, répondit Val poliment. - Une veuve. Très belle. Une Américaine. Chaque année, dans la seconde quinzaine d'avril, son yacht s'ancre ici. Si le Privateer arrive demain, ça va faire trois ans qu'elle vient.

V
Val ne put dormir de la nuit - non qu'il se posât la question de savoir ce qu'il devait faire, mais tant d'émotions si longtemps assoupies se réveillaient soudain, et de façon si vive. L'éviter, surtout. Qu'elle ne revoie pas le triste raté qu'il était devenu, portant un nom qui n'était plus qu'une ombre. Mais de savoir quelle ne l'avait pas oublié le rendait un peu plus heureux. Ses propres souvenirs en acquéraient une dimension nouvelle - comme le plus banal morceau de papier se transforme soudain, sous la lentille d'un microscope, en un tableau inattendu. Il y puisait la certitude de ne pas s'aveugler lui-même : il s'était vraiment trouvé, autrefois, sous le charme enchanteur d'une femme adorable, et cette femme s'en souvenait. Le lendemain matin, pour éviter tout risque de rencontre, il se rendit à la gare une heure avant le départ de son train. Comme le convoi était déjà formé, il s'installa dans un wagon de troisième classe. La vie lui semblait soudain différente - quelque, chose, qu'il ignorait encore la veille, l'habitait soudain, une sorte d'espoir illusoire et fragile. Qui sait si, dans quelques années, il ne trouverait pas un moyen de rendre possible une autre rencontre ? En travaillant d'arrache-pied. En saisissant passionnément tout ce qui passerait à sa portée. Il connaissait des Russes, deux au moins, qui ne possédaient rien d'autre, au départ, qu'une parfaite éducation et beaucoup d'ingéniosité, et ils étaient repartis de zéro. Leur réussite était éclatante aujourd'hui. Ce qui commençait à battre doucement contre la tempe de Val, c'était le sang de Morris Hasylton, et ce sang lui remettait peu à peu en mémoire quelque chose dont il s'était moqué jusqu'ici - que Morris Hasylton lui-même, celui qui avait édifié pour sa fille un palais à Saint-Pétersbourg, était parti de rien. Un autre sentiment, moins étrange peut-être, moins dynamique, mais tout aussi américain, l'envahit au même moment : une brusque curiosité. A supposer qu'il - disons, plutôt : à supposer que la vie fasse en sorte qu'il puisse la revoir, il faudrait au moins qu'il connaisse son nom. Il bondit sur ses pieds, se débattit furieusement avec la poignée du compartiment, et sauta sur le quai. Après avoir mis sa valise à la consigne, il partit en courant vers le consulat américain. - Un yacht doit arriver ce matin, dit-il, d'une voix essoufflée, au premier employé qu'il aperçut. Un yacht américain, le Privateer. Je voudrais savoir le nom de son propriétaire. L'employé lui jeta un regard singulier. - Une petite minute. Je vais m'informer. Il revint au bout d'un temps qui parut à Val une éternité. - Ecoutez, dit-il, d'une voix hésitante. Attendez encore une petite minute. Nous sommes... enfin, je crois que nous allons pouvoir vous renseigner. - Le yacht est arrivé ? - Oui, oui, il est là. Tout va bien. Du moins, je l'espère. Asseyez-vous, en attendant. Dix minutes plus tard, Val regarda sa montre avec inquiétude. S'ils n'allaient pas plus vite, ils lui feraient rater son train. Il eut un geste d'agacement, comme pour se lever de sa chaise. - Non, non, restez assis, lui dit aussitôt l'employé, en le regardant derrière son bureau. Je vous le demande instamment. Restez simplement assis sur cette chaise. - Mais je vais rater mon train, répondit Val, impatienté. Je suis navré de vous donner tout ce travail, mais... - Restez assis, je vous en prie. Nous sommes tellement soulagés de ne plus avoir à nous en occuper. Cette question que vous nous posez, nous J'attendons, figurez-vous, depuis... oh !... depuis trois ans. Val, déjà debout, enfonça son chapeau sur sa tête d'un geste furieux. - Vous ne pouviez pas me le dire tout de suite ? s'écria-t-il. - Il fallait d'abord que nous prenions contact avec notre... notre cliente. Ne partez pas, je vous en supplie. C'est... Ah ! c'est trop tard. Val se retourna. L'ombre de quelqu'un, une ombre mince et lumineuse, avec deux grands yeux effrayés, se découpait contre le soleil de la porte. - Mais... Les lèvres de Val s'entrouvrirent. Il n'en sortit aucun son. L'ombre fit un pas. - Je... Elle le regardait avec désespoir. Elle avait les yeux pleins de larmes. - Je voulais vous dire bonjour, simplement, murmura-t-elle. Ça fait trois ans que je reviens, pour vous dire bonjour, simplement. Val gardait le silence. - Il faut me répondre, dit-elle, avec une brusque impatience. Il faut me répondre, parce que... oui, je commençai à croire que vous aviez été tué à la guerre. Et, se tournant vers l'employé : - Présentez-nous, je vous en prie. Vous voyez bien que je ne peux pas lui dire bonjour, puisque j'ignore son nom et qu’il ignore le mien. Il est de bon ton de considérer comme aléatoires les mariages internationaux. Une tradition américaine affirme même qu'ils se terminent toujours mal, et nous avons l'habitude de lire, à la une des journaux, des titres de ce genre : « TROQUERAIS VOLONTIERS MA COURONNE DUCALE CONTRE AMOUR AMERICAIN SINCÈRE, S'EST ÉCRIÉE LA DUCHESSE », ou : « EXIGENCES FINANCIÈRES D'UN COMTE SANS-LE-SOU METTENT À LA TORTURE SON ÉPOUSE DE TOLÉDO. » - Ces titres-là sont les seuls qu'on imprime. Qui s'intéresserait, en effet, à Ceux-ci : « MON CHÂTEAU EST UN VRAI NID D'AMOUR, DÉCLARE L'EX-REINE DE BEAUTÉ DE GÉORGIE », ou : « LE DUC ET LA FILLE DU ROI DE LA CONSERVE CÉLÈBRENT LEURS NOCES D'OR » ? Aucun titre à sensation n'a paru jusqu'ici concernant le ménage Rostoff. Le prince Val est beaucoup trop occupé à diriger la compagnie de taxis Bleu-clair-de-lune (ce qu'il fait avec une surprenante compétence) pour accorder des interviews. Il ne quitte New York, avec son épouse, qu'une fois par an - et c'est toujours un grand plaisir, pour un certain pêcheur, de voir s'ancrer le Privateer, dans la baie de Cannes, une nuit de la mi-avril.