Lost in anywhere / 10-09-1974

jeudi 30 octobre 2003

<< le jour d'avant - le jour d'après >>

Mais qu'est-ce qu'il {#fait} ?

... vous demandez-vous peut-être !! Pourquoi y a t-il des textes sur chacune des pages de son weblog ? Evidemment, ça peut paraître bizarre de mettre en ligne des textes aussi sauvagement. Mais il se trouve simplement que je n'ai pas le temps d'alimenter [Canopea.net], et comme mon site est en pleine ascension d'audience, je me dépêche de tout remettre en ligne pour la fin de l'année, traditionnellement plus profitable à ce genre de recherche.

Fragments du paradis
La {#danse}
Francis Scott Fitzgerald

Cette nouvelle, écrite en janvier 1926, est ce que F. Scott Fitzgerald a appelé « mon premier essai de détective story ». Comme le ton en était nettement plus grave que celui des précédentes, il a demandé à son agent, Harold Ober, de ne pas la proposer au Saturday Evening Post (qui lui versait pourtant, à l'époque, 2 500 dollars par nouvelle), mais au Red Book Magazine, plus apte à accepter ce changement de ton. Le Red Book Magazine l'a publiée dans son numéro de juin 1926.

J'ai ressenti, toute ma vie, une assez curieuse aversion pour les petites villes. Pas pour les banlieues, attention : ce n'est pas du tout la même chose. Je parle des petites villes perdues qu'on trouve dans le New Hampshire, en Géorgie, au Kansas, ou au nord de l'Etat de New York. Je suis née à New York City, et jamais, même quand j'étais petite fille, je n'ai eu peur de ses rues, ni des visages qu'on y croise, aussi étranges qu'étrangers. En revanche, dès que j'arrive dans l'une des petites villes dont je parle, je me sens oppressée, car j'ai le sentiment qu'il y a là toute une vie cachée, mais prête à faire surface, tout un réseau d'implications, d'insinuations, de menaces, dont j'ignore le sens. Dans une grande ville, les choses finissent toujours par éclore, en fin de compte, le bien comme le mal - par jaillir du coeur des gens, je veux dire. La vie apparaît, s'écoule, s'efface. Dans les petites villes, au contraire - celles qui ont entre cinq et vingt-cinq mille habitants -, on a l'impression que les vieilles haines, les vieilles amours remâchées, le spectre des scandales et des tragédies d'autrefois ne s'éteignent jamais, mais continuent de battre dans le flux de la vie quotidienne. Cette impression, je l'éprouve surtout dans le Sud. Dès que je quitte Atlanta, Birmingham ou La Nouvelle-Orléans, j'ai comme le sentiment de perdre tout contact avec ceux qui m'entourent. Le langage qu'emploient les garçons et les filles est un tel amalgame de politesse et de violence, de puritanisme fanatique et d’audace cynique puisée dans l'alcool, qu'il me reste incompréhensible. Dans Huckleberry Finn, Mark Twain a peint quelques-unes de ces villes, nichées tout au long du Mississippi, avec leurs haines brutales, et leurs brutales volte-face - et, si certaines d'entre elles ont pris, grâce aux postes de radio et aux vieilles voitures d'occasion, une apparence nouvelle, en profondeur rien n'est changé. Elles se rattachent, aujourd'hui encore, à la barbarie. Si je parle du Sud, c'est qu'il m'est arrivé, dans une petite ville de ce genre, de voir quelque chose d'effrayant, d'énigmatique et de sauvage, déchirer brusquement la surface des choses et pointer la tête un instant. Puis tout s'est refermé - et plus tard, quand j'y suis revenue, je me suis surprise à céder, comme avant, au charme des magnolias, aux voix des Noirs qui chantent dans les rues, et à la chaleur sensuelle des nuits. Et j'ai cédé également au charme d'une si généreuse hospitalité, d'une vie si libre en apparence, si insouciante, d'une éducation pratiquement commune à tous. Mais je reste la proie d'un cauchemar, qui revient beaucoup trop souvent et m'oblige à revivre, avec une implacable précision, ce qui m'est arrivé dans cette petite ville, il y a cinq ans maintenant. La ville de Davis - ce n'est pas son vrai nom, bien sûr - compte vingt mille habitants environ, dont un tiers de Noirs. C'est une ville de filatures, et la main d’oeuvre, c'est-à-dire plusieurs milliers de « pauvres Blancs » décharnés et ignares, se trouve parquée dans un seul quartier mal famé, qu'on appelle « Cotton Hollow ». La population de Davis a beaucoup évolué au cours des soixante-quinze dernières années. Il avait été question autrefois d'en faire la capitale de l'Etat, ce qui explique pourquoi les plus anciennes familles de la ville, et leurs descendants, forment une petite caste d'aristocrates arrogants, même si, pris individuellement, ils sont tous plus ou moins au bord de la misère. A New York, cet hiver-là, j'avais couru comme toujours d'une fête à l'autre, et soudain, en avril, j'ai eu envie de refuser toutes les invitations. J'étais fatiguée. Je rêvais d'aller me détendre en Europe. Mais le mini-krach boursier de 1921 avait légèrement écorné les affaires de mon père, qui me conseilla de piquer plutôt vers le Sud, et de rendre visite à ma tante Musidora Hale. Je pensais m'enterrer dans un trou de province, mais, le jour de mon arrivée, le Davis Courier publia une de mes vieilles photographies, tout à fait ridicule, dans sa rubrique d'échos mondains, et je compris qu’une autre « saison » commençait pour moi. Oh ! sur une très petite échelle - quelques soirées dansantes au country-club, avec son parcours obligé de golf à neuf trous, quelques dîners sans façons, et quelques charmants cavaliers pleins d'égards. Je ne trouvais pas du tout le temps long - et si j'ai brusquement décidé de regagner New York, ce n'est pas l'ennui qui en était cause. Au contraire. Si j'ai décidé de regagner New York, c'est que je m'étais, malgré moi, laissée prendre aux charmes d'un jeune homme, nommé Charley Kincaid, sans me douter qu'il était fiancé. Ce qui nous avait rapprochés, au début, c'est qu'il était pratiquement le seul à avoir fait ses études dans le Nord, et j'étais encore tellement naïve que l'Amérique tout entière gravitait, à mes yeux, autour d'Harvard, de Yale et de Princeton. Je lui plaisais, moi aussi - je le voyais sans peine. Mais quand j'ai su que ses fiançailles avec une certaine Marie Bannerman avaient été officiellement conclues six mois plus tôt, j'ai compris qu'il n'y avait qu'une chose à faire : m'en aller. Impossible, dans une aussi petite ville, d'échapper au regard des gens, et rien n’était encore dit, bien sûr, mais je savais que... enfin, que si nous continuions à nous voir, l'émotion que nous éprouvions l'un et l'autre nous obligerait à nous déclarer. Voler le fiancé d'une autre jeune fille est une indignité dont je suis incapable. Il s'en fallait d'un rien pour que Marie Bannerman soit une vraie beauté - c'était une question de vêtements, qu'elle n'aurait pas dû porter, de rouge rosé trop violent dont elle se peignait les joues, comme deux taches brûlantes, alors qu'elle se poudrait le menton et le nez avec un blanc presque cadavérique. Des cheveux d'un beau noir soyeux, des traits adorables, un léger défaut de l'oeil gauche qui lui tenait la paupière mi-close et donnait à son visage un air de subtile ironie. Je devais partir un lundi. Le samedi précédent, notre petite bande s'est retrouvée comme d'habitude au country-club pour dîner et attendre l'ouverture du bal. Il y avait là Joe Cable, le fils d'un ancien gouverneur, un garçon très charmant et très beau, bien que fort dissipé ; Catherine Jones, une très jolie fille au regard très vif, qui avait des traits ravissants, dissimulés sous une telle couche de rouge qu'il était difficile de savoir si elle avait dix-huit ou vingt-cinq ans ; Marie Bannerman ; Charley Kincaid ; deux ou trois autres personnes, et moi. J'écoutais avec un vrai plaisir ce qu'on se dit, dans ce genre de soirée, tous ces bavardages incessants concernant les uns et les autres. Ainsi, ce soir-là, l'une des jeunes filles venait d'être expulsée de chez elle, avec sa famille, pour cause de loyer impayé. Elle le racontait en détail, sans aucun embarras, comme quelque chose d'ennuyeux, sans doute, mais de drôle, avant tout. J’aime beaucoup cette façon de plastronner, de laisser sous-entendre que toutes les jeunes filles présentes sont de ravissantes beautés, et que tous les garçons, depuis le berceau, sont secrètement et désespérément amoureux d'elles. « Rire à en mourir, quelle merveille »... « ... lui a déclaré que, s'il ne filait pas, il allait lui tirer dessus... » Les filles « prenaient le ciel à témoin », les garçons « juraient leurs grands dieux », à propos de tout et de rien. « Etiez-vous vraiment sur le point d'oublier de venir me chercher ?... » et tous ces : « honey... honey.. honey... » qui finissaient par n'être plus qu'une douce liqueur, se répandant d'un coeur à l'autre. Dehors, il faisait chaud, une nuit de mai veloutée, immobile, qui piaffait sourdement, ruisselante d'étoiles. Elle entourait la salle où nous avions dîné, et où nous attendions que le bal commence. Elle s'y infiltrait lentement, fermement, dans un profond silence, troublé de loin en loin par le doux crissement des pneus d'une voiture qui tournait dans l'allée. L'idée de quitter Davis m'était soudain insupportable comme jamais ne l'avait été l'idée de quitter une quelconque autre ville. Je voulais rester là, vivre là une vie entière, à danser sans fin, à dériver sans fin, à travers ces si longues, si chaudes, si romantiques nuits. Mais l'horreur se dressait déjà au-dessus de cette soirée. Elle se glissait déjà parmi nous. Elle se tenait aux aguets, comme un hôte qu'on n'a pas invité, et qui compte les heures, avant de découvrir son blême visage aveuglant. Derrière nos rires et nos bavardages, quelque chose était à l'affût, quelque chose d'obscur et de mystérieux, dont je ne savais rien encore. L’orchestre de Noirs venait d’arriver, suivi de la première vague des danseurs. Un gros homme au visage rubicond, chaussé de bottes couvertes de boue qui lui montaient jusqu'aux genoux, et qui portait un pistolet à la ceinture, s'est arrêté un moment à notre table, avant de gagner l'étage des vestiaires. C'était Bill Abercrombie, le shérif, le fils du sénateur Abercrombie. Plusieurs garçons lui ont posé des questions à voix basse, et il s'est efforcé de répondre sur le même ton. - Oui... L'est dans les marais... Un fermier l'a vu près de la boutique du carrefour... Crois bien qu'il est armé. J'ai demandé à mon voisin de quoi il s'agissait. - Une histoire de négros, du côté de Kisco, à deux miles d'ici environ. Il s'est caché dans les marais, et ils attendent demain pour lui faire son affaire. - C'est-à-dire ? - Le pendre, je crois. Je me suis sentie bouleversée, pendant un instant, par l'image de ce désespéré à la peau sombre, blotti au fond des marécages, en attente de l'aube et d'une mort sinistre. Mais l'image s'est effacée peu à peu, et j'ai fini par ne plus y penser. Après le dîner, Charley Kincaid a voulu m’entraîner vers la véranda - il venait d'apprendre que je partais. Je suis restée aussi près que possible des autres, et j'ai répondu à ses questions, mais sans répondre à ses regards, et quelque chose en moi n'acceptait pas de le quitter de façon aussi désinvolte. J'avais terriblement envie de libérer enfin une petite étincelle, qui vacillerait entre nous. Qu'il m'embrasse, au moins - et mon coeur m'assurait que, s'il m'embrassait, une fois, une seule fois, je supporterais plus facilement l'idée de ne plus le revoir. Mais mon esprit savait que c'était faux. La plupart des jeunes filles se dirigeaient vers l'escalier conduisant aux vestiaires, pour vérifier leur maquillage, et j'ai suivi le mouvement. Charley ne m'avait pas quittée. J’étais au bord des larmes - et peut-être y voyais-je déjà trouble (à moins que la peur d'y voir trouble n'ait précipité mon mouvement), mais je me suis trompée de porte. J'ai ouvert par erreur celle du petit salon réservé aux bridgeurs. Et c'est à partir de cette erreur-là que tout s'est déclenché, que le mécanisme s'est mis en marche. Marie Bannerman, la fiancée de Charley, était dans ce petit salon, à quelques pas de nous, en compagnie de Joe Cable. Serrés l'un contre l'autre, et oublieux de tout, ils s'embrassaient éperdument. J'ai rapidement refermé cette porte, et sans un regard pour Charley, j'ai tout de suite ouvert la bonne, celle qui conduit aux vestiaires, et j'ai monté l'escalier en courant. Quelques minutes plus tard, Marie Bannerman est entrée à son tour dans le vestiaire des filles. Il était plein de monde. Elle m'a vue. Elle est venue vers moi, avec un sourire de faux désespoir, mais elle respirait un peu trop vite, et, aussi ironique qu'il soit, ce sourire tremblait sur ses lèvres. - Oh ! honey, pas un mot, bien sûr ? a-t-elle murmuré. - Bien sûr. Maintenant que Charley était au courant, je voyais mal ce que ça pouvait faire. - Qui d'autre était là, qui a pu nous voir ? - Uniquement Charley et moi. - Ah ! Elle semblait un peu perplexe. - Curieux qu'il n'ait pas attendu, a-t-elle ajouté. Quand nous sommes sortis, honey, j'étais persuadée qu'il serait là, devant la porte, à montrer les crocs, prêt à aboyer contre Joe. Je n'ai pas pu me retenir de demander : - Et s'il aboie contre vous ? - Oh ! il va le faire ! Elle grimaça un petit rire. - Mais je sais comment le calmer. Ce n'est qu'au début que j'ai peur, quand il est fou de rage. Il a tellement mauvais caractère... Elle eut un léger sifflement, au souvenir de quelque chose : - C'est déjà arrivé une fois. Alors, je sais. J'avais envie de la gifler. Je lui ai tourné le dos et me suis approchée de Katie, la femme de chambre noire, comme s'il me manquait une épingle. Mais Catherine Jones cherchait à attirer l'attention de Katie et demandait qu'on lui répare une robe courte en guingan des Indes. - Qu'est-ce que c'est ? ai-je demandé. - Costume de danseuse, a-t-elle répondu brièvement. Elle avait la bouche pleine d'épingles. Elle a ajouté, après les avoir retirées : - Elle est en lambeaux. Je m'en suis tellement servie. - Vous allez faire un numéro, ce soir ? - Essayer, en tout cas. J'avais entendu dire qu'elle rêvait d'être danseuse, et qu'elle avait suivi des cours à New York. - Je ne peux pas vous aider ? - Oh ! non, merci... à moins que... Est-ce que vous savez coudre ? Katie est tellement énervée, le samedi soir, qu'elle est tout juste bonne à chercher des épingles. Oh ! honey, je vous en serais éternellement reconnaissante. J'avais toutes les raisons de m'attarder là, un moment. Je me suis donc assise, et j'ai recousu pendant une demi-heure la robe de Catherine Jones. Je me demandais si Charley était rentré chez lui, si j'avais une chance de le voir une dernière fois - et j'osais à peine me demander si le fait de voir ce qu'il avait vu l'avait moralement libéré. Quand j'ai fini par redescendre, il avait disparu. La salle était pleine à craquer. On avait enlevé les tables et tout le monde dansait. A cette époque-là, juste après la guerre, les jeunes Sudistes avaient une façon très particulière d'agiter les talons en dansant, en pivotant sur la pointe du pied - technique que j'avais passé de longues heures à acquérir. Il y avait beaucoup de jeunes gens sans cavalière, et la plupart d'entre eux puisaient leur entrain dans l'alcool. J'ai dû décliner, en moyenne, deux invitations à boire par danse - invitations dont il faut à tout prix se méfier, même si l'on mélange l'alcool à une boisson plus douce, ce qui se fait généralement, au lieu de le lamper directement au goulot d'une fiasque. Très rares étaient les jeunes filles, comme Catherine Jones, par exemple, qui se permettaient de téter la fiasque que leur offrait leur cavalier, dans le coin le plus sombre de la véranda. J'aimais bien Catherine Jones. Je la trouvais beaucoup plus dynamique que les autres filles de Davis malgré le reniflement méprisant de tante Musidora, chaque fois que Catherine arrêtait sa voiture devant la maison pour m'emmener au cinéma, et les réflexions du genre : « Aujourd'hui, le barreau le plus bas de l'échelle semble devenir le plus haut. » De sa famille, on disait qu’elle était « commune et sans attaches », mais j'avais l'impression que ce manque d'attaches était un atout pour elle. Bien des filles de Davis m'avaient avoué que leur seule ambition était de « partir d'ici pour vivre à New York ». Seule Catherine Jones avait franchi le pas, sous prétexte d'y suivre des cours de danse. On lui demandait souvent de danser, au cours des soirées du samedi - quelque chose de « classique » ou, à la rigueur, d'« acrobatique ». Mais on parlait encore du scandale qu'elle avait provoqué un soir en dansant un shimmy (considéré alors comme un bâtard dévergondé du jazz), et, pour excuser sa conduite, la direction du country-club n'avait trouvé que cette explication originale et surprenante : « Elle était tellement ivre qu'elle ne savait plus ce qu'elle faisait. » Sa personnalité singulière m'impressionnait, et j'étais impatiente de voir ce qu'elle allait présenter, ce soir-là. L'orchestre s'arrête toujours à minuit, car il est interdit de danser le dimanche matin. A onze heures et demie, une brutale sonnerie de trompette, appuyée par la batterie, avertit donc les danseurs, les couples cachés sous la véranda, ceux qui s'étaient blottis à l'arrière des voitures, et les inconditionnels du bar, que le moment était venu de rejoindre la salle de bal. On y avait disposé des chaises, et ce fut une soudaine et bruyante ruée vers la petite estrade, que l'orchestre venait de quitter, pour s'installer à côté. On baissa les lumières du fond de la salle. L'orchestre attaqua une mélodie, soutenue par un rythme de batterie que j'entendais pour la première fois, et Catherine Jones apparut sur l'estrade. Elle portait cette robe courte, cette robe de jeune paysanne que j'avais aidé à recoudre un peu plus tôt, et un large chapeau de paille, surmontant un visage poudré de jaune, qui roulait des yeux en regardant l'assistance, avec un air de négroïde hébétée. Elle se mit à danser. Jamais encore je n'avais vu cette danse, et jamais je ne l'ai revue au cours des cinq années qui viennent de s'écouler. C'était le charleston - ce qui allait devenir le charleston. Je me souviens du tempo de la batterie, ce rythme à deux temps, ce « Hey ! Hey ! » syncopé, comme un cri, et le balancement si libre des bras, et l'étrange impression des genoux heurtés l'un contre l'autre. Elle l'avait appris Dieu sait où... Habituée aux rythmes des Noirs, l'assistance était fascinée - mais c'était quelque chose de nouveau, même pour elle, et j'en garde une image aussi précise, aussi ineffaçable, que si ça c'était passé hier. Ce personnage sur l'estrade, qui se balançait en frappant des pieds, l'orchestre qui se déchaînait, le sourire des serveurs à la porte du bar, et la nuit derrière les fenêtres, la douce et langoureuse nuit du Sud qui montait des champs de coton et des marécages, et des feuillages exubérants, et des chaudes et sombres rivières. Je ne sais plus à quel moment j'ai senti naître en moi un sentiment de terrible malaise. La danse n'a pas duré plus de dix minutes. Peut-être ai-je été bouleversée dès les premiers battements de cette musique barbare - mais, bien avant la fin, je me tenais très droite sur ma chaise, et je regardais tout autour de moi, j'observais les visages dans l'ombre, y cherchant je ne sais quel signe d'une assurance que j'avais cessé d'éprouver. Je ne suis pas particulièrement nerveuse de nature. Je ne cède pas facilement à la panique. Mais, pendant un instant, j'ai eu peur de devenir hystérique si cette musique et cette danse ne s'arrêtaient pas. Il se passait des choses autour de moi. Je le savais aussi clairement que si j'avais pu lire dans ces âmes inconnues. Oui, il se passait des choses, mais une, en particulier, qui était si proche de nous, qui se penchait à nous toucher .. J'ai failli hurler de terreur lorsqu'une main m'a frôlé le dos par mégarde. La musique s'arrêta. Il y eut des applaudissements prolongés, des cris : « Encore ! Encore ! », mais Catherine Jones se tourna vers le chef d'orchestre, fit de la tête un non irrévocable, et se prépara à quitter l'estrade. Comme les cris redoublaient, elle fit le même signe de tête, et j'ai eu l'impression qu'elle était en colère. Quelque chose d'étrange se produisit alors. Cédant aux prières de quelqu'un qui se trouvait au premier rang, le chef d'orchestre noir esquissa au piano le début de la mélodie, comme pour inciter Catherine à revenir sur sa décision. Loin de capituler, elle se tourna vers lui, en criant : « J'ai dit non, tu es sourd ou quoi ? », et, contre toute attente, elle le gifla. La musique s’arrêta net, un murmure s'éleva comme un rire, mais s'éteignit aussitôt, et l'on entendit très distinctement claquer un coup de feu. Nous nous sommes tous levés en même temps, car le bruit prouvait nettement qu'on avait tiré à l'intérieur du bâtiment, ou juste à côté. L'un des chaperons laissa échapper un petit murmure d'effroi, mais un plaisantin cria aussitôt : « Encore un négro qui se fait surprendre à voler dans un poulailler ! », et l'angoisse s'évanouit dans les rires. Suivi de quelques curieux, le directeur du country-club est allé jeter un coup d'oeil au-dehors, mais tout le monde s'est remis à danser sur l'air de Good night, ladies qui, par tradition, clôturait toujours le bal. J'étais soulagée que cette soirée s'achève. Le garçon qui m'avait invitée est parti chercher sa voiture, et j'ai demandé à l'un des serveurs de me rapporter mes clubs de golf, qui étaient restés au premier étage. Puis je me suis lentement dirigée vers le perron, pour attendre, en me demandant de nouveau si Charley Kincaid était rentré chez lui. J'ai pris alors conscience, mais de façon bizarre, comme on prend conscience de quelque chose qui se passe depuis un certain temps déjà, qu'il régnait une grande effervescence à l'intérieur du country-club. Des voix de femmes qui criaient, puis un hurlement : « Oh ! mon Dieu ! », quelqu'un qui a descendu l'escalier quatre à quatre, et le bruit d’une course éperdue à travers la salle de bal. Puis une fille, qui arrivait d'on ne sait où, qui a perdu brusquement connaissance, et s'est effondrée, la tête en avant. Puis une autre, qui a fait aussitôt la même chose. Puis une voix d'homme terrifiée, qui téléphonait d'une voix suraiguë. Un jeune homme livide s'est alors précipité vers moi, et j'ai senti sa main, froide comme la glace, s'accrocher à mon bras. - Qui a-t-il ? ai-je crié. Le feu ? - Marie Bannerman. Elle est là-haut, dans le vestiaire. Elle est morte. Une balle dans la gorge. Le reste de la soirée n'est plus pour moi qu'une suite d'images chaotiques qui se suivent, sans lien entre elles, comme les images d'un film. Un petit groupe, sur le perron, qui discute, et les voix s'élèvent et retombent, et il faut savoir ce qu'on fait, et il faut cuisiner sans attendre tous les serveurs du bar, « même le vieux Moïse ». L’intuition première, la plus immédiate, la plus évidente, est que celui qui a tué Marie Bannerman ne peut être qu'un « négro » - et quiconque aurait émis le moindre doute, dans ces premiers instants de frayeur irraisonnée, aurait été considéré comme suspect et complice. La coupable était sûrement Katie Goldstein, la femme de chambre noire, qui avait découvert le corps, et qui s'était évanouie. Mais le coupable pouvait être également « le négro à qui on donne la chasse dans les marais de Kisco ». N'importe quel « négro » pouvait faire l'affaire. Une demi-heure plus tard, le petit groupe commença à se disperser, chacun ayant apporté sa petite parcelle d'information. Le crime avait été commis avec le revolver du shérif Abercrombie. Tout le monde avait vu le shérif l'accrocher, avec son ceinturon, dans le vestiaire des garçons, avant de redescendre dans la salle de bal. Ce revolver était introuvable. On le cherchait fébrilement. Quant à Marie, elle était morte sur le coup, selon l'avis des médecins. On avait tiré sur elle à bout portant. Quelques minutes plus tard, on vit arriver un autre garçon, qui annonça, d'une voix sourde et grave : - Ils ont arrêté Charley Kincaid. J'ai eu comme un vertige. Un silence terrifié accueillit la nouvelle. - Arrêté Charley Kincaid ? - Charley Kincaid ? Pourquoi lui ? Il était l'un d'entre eux, de la même caste, et l'un des meilleurs... - Jamais rien entendu d'aussi absurde. Le jeune homme confirma pourtant son information d'un grand signe de tête, en mesurant soudain l'importance qu'il prenait. - Il n'était pas en bas pendant la danse de Catherine Jones. Il dit qu'il était dans les vestiaires des garçons. Et Marie Bannerman a raconté à plusieurs filles qu'ils s'étaient disputés, qu'il était capable de tout et qu'elle avait peur. Nouveau silence terrifié. - Jamais rien entendu d'aussi absurde. - Charley Kincaid ! L’informateur attendit quelques secondes et ajouta : - Il l'avait surprise en train d'embrasser Joe Cable. Je n'ai pas pu garder plus longtemps le silence. - Et alors ? J'étais avec lui à ce moment-là. Il n'était pas en colère, absolument pas. Ils m'ont dévisagée. Ils étaient stupéfaits, malheureux, mal à l'aise. Puis il y eut un bruit de pas dans la salle de bal, plusieurs hommes qui marchaient lourdement, et Charley Kincaid, pâle comme un mort, a franchi la porte, encadré par le shérif et par un autre homme. Ils ont rapidement descendu le perron. Disparu dans l'obscurité. Un peu plus tard, une voiture a démarré. Un peu plus tard encore, quand j'ai entendu la sirène d'une ambulance, je me suis levée, j'ai appelé mon cavalier, qui n'en finissait pas de discuter à voix basse avec les autres. - Je veux partir. C'est trop insupportable. Ou vous me raccompagnez, ou vous me trouvez une place dans une autre voiture. Il a pris, à regret, mes clubs de golf - et j'ai compris, en les voyant, qu'il m'était impossible de partir le lundi suivant. Nous avons descendu le perron, au moment même où l'ambulance s'engageait dans la contre-allée, comme une ombre fantomatique dans cette nuit éblouissante et constellée d'étoiles. Une fois écartées les absurdes premières hypothèses, étouffés les sursauts instinctifs de loyauté de caste envers Charley Kincaid, la situation pouvait se résumer ainsi, à travers les gros titres du Davis Courier, et de l'ensemble de la presse : Marie Bannerman était morte, un samedi soir, à minuit moins le quart, dans le vestiaire des filles du country-club de Davis, des suites d'un coup de revolver tiré à bout portant. De nombreux témoins avaient entendu la détonation. C'est, sans erreur possible, avec le revolver du shérif Abercrombie que le coup avait été tiré - lequel revolver était accroché, à la vue de tous, dans la pièce voisine. De nombreux témoins pouvaient affirmer qu'au moment du crime, le shérif Abercrombie était dans la salle de bal. Le revolver n'avait pas été retrouvé. Pour autant qu'on puisse le savoir, Charley Kincaid était seul, au premier étage, lorsque le coup de feu avait été tiré. Il était fiancé à Marie Bannerman, et de nombreux témoins pouvaient affirmer qu'ils s'étaient disputés, ce soir-là. Marie Bannerman elle-même avait fait état de cette dispute, ajoutant qu’elle avait peur et qu’elle préférait rester à l'écart en attendant qu'il ait repris son sang-froid. Charley Kincaid affirmait qu'au moment du crime il était dans le vestiaire des garçons. C'est là, en effet, qu'on l'avait trouvé, juste après la découverte du corps de Marie Bannerman. Il niait avoir eu la moindre dispute avec elle. Quant au coup de feu, il l'avait entendu, mais n'y avait pas attaché d'importance - la seule réflexion qu'il s'était faite, c'est que « quelqu'un jouait dehors à tirer sur les chats ». Pour quelle raison avait-il décidé de rester dans le vestiaire des garçons pendant la danse de Catherine Jones ? Pas de raison précise. Il était fatigué. Il attendait que Marie Bannerman ait envie de rentrer chez elle. Le corps avait été découvert par Katie Goldstein, la femme de chambre noire. C'est en montant chercher leurs manteaux au vestiaire qu'un groupe de jeunes filles l'avaient découverte elle-même sans connaissance. Elle revenait des cuisines, où elle était allée manger quelque chose, et elle avait aperçu Marie Bannerman, couchée de tout son long sur le plancher, sa robe couverte de sang. La police et les journalistes s'intéressaient particulièrement à la disposition des pièces du country-club. Il y en avait trois, à l'étage : d’un côté, le vestiaire des filles, de l'autre celui des garçons et, entre les deux, une sorte de couloir qui servait de penderie, et où l'on rangeait les clubs de golf. On ne pouvait pas entrer ou sortir des vestiaires sans emprunter ce couloir, qui ouvrait sur deux escaliers : l'un conduisant vers la salle de bal, l'autre vers les cuisines. Selon le témoignage des trois cuisinières noires, et du chef des caddies - qui, lui, était blanc - , seule Katie Goldstein, ce soir-là, avait pris l'escalier conduisant aux cuisines. Pour autant que je m'en souvienne, après cinq ans, ce qui précède résume aussi précisément que possible la situation, telle qu'elle se présentait lorsque Charley Kincaid a été accusé d'homicide volontaire, et écroué. A l'instigation des amis de Charley, qui voulaient lui prouver leur esprit de caste, on identifia quelques suspects, parmi les Noirs essentiellement, on procéda à des arrestations, mais sans résultat. Sur quels critères reposaient ces arrestations, je l'ai oublié depuis longtemps. On recherchait toujours le revolver, ce qui n'empêchait pas certains d’affirmer qu'il s'agissait d’un suicide, en avançant quelques explications subtiles quant à la disparition de l'arme. Aujourd'hui où la lumière a été faite sur ce crime atroce et sauvage, je pourrais facilement me vanter d'avoir cru, plus que n’importe qui, à l'innocence de Charley Kincaid. Ce serait faux. J'ai vraiment cru qu'il avait tiré sur Marie, tout en sachant que je l'aimais de tout mon coeur. Si je suis arrivée la première à la conclusion évidente qui a permis qu'on le libère, ce n'est pas que je le croyais innocent. C'est que, lorsque je suis dans un certain état d'excitation, ma mémoire enregistre les choses avec une extrême précision, et je me souviens non seulement de chaque détail, mais de la façon dont chaque détail m'a frappée. Un après-midi du début juillet, alors que l'accusation portée contre Charley Kincaid paraissait plus solide que jamais, j'ai senti que l'horreur attachée au crime lui-même s'éloignait de moi, un moment, et j'ai eu la force de réfléchir à certains incidents qui avaient eu lieu au cours de cette soirée cauchemardesque. J’ai tenté notamment de retrouver ce que m'avait dit Marie Bannerman, dans le vestiaire des filles. Mais j'avais beau chercher, la phrase se refusait à moi - ce qui me tourmentait. Je n'attachais pas à cette phrase une importance particulière, mais je supportais mal de l'avoir oubliée. Elle m'avait échappé, comme pour aller rejoindre ces mystérieux courants souterrains qui traversaient la petite ville, et que j'avais si violemment ressentis, ce soir-là - comme si tous les secrets d'autrefois, les vieilles amours, les vieilles haines, les vieilles guerres inachevées, étaient là, autour de moi, dans l'atmosphère, et je me savais incapable de les déchiffrer. Il me semblait que, pendant une minute, une brève minute, Marie Bannerman avait soulevé le coin d'un rideau - puis tout avait repris sa place, et la maison dans laquelle j'aurais pu plonger le regard avait à jamais retrouvé ses ténèbres. J'étais tourmentée par un autre incident, moins important, peut-être, et que les tragiques événements survenus quelques minutes plus tard avaient manifestement occulté. En y repensant, j'étais certaine de n'avoir pas été la seule à le trouver surprenant. Lorsque, à la fin de la danse, on avait crié : « Encore ! » à Catherine Jones, elle en avait été tellement contrariée qu’elle avait giflé le chef d’orchestre. Il y avait une telle disproportion entre l'insistance un peu maladroite de ce chef d'orchestre et la réaction de Catherine que je n'arrêtais pas d'y penser. Ce n'était pas normal - ou, plus exactement, ça n'avait pas semblé normal. Catherine avait bu, ce qui expliquait peut-être les choses, mais plus j'y repensais, plus j'étais mal à l'aise. En demandant à un très obligeant jeune homme de m'aider à rencontrer ce chef d'orchestre, je ne cherchais pas à mener mon enquête personnelle. Je cherchais simplement à rompre ce malaise. Il s'appelait Thomas. Il était très noir, très naïf - tellement naïf et facile à piéger qu'il n'a pas mis plus de dix minutes à avouer que la réaction de Catherine l'avait surpris autant que moi. Ça faisait longtemps qu'il la connaissait. L'avait vue danser depuis qu'elle était toute petite. Ce qu'elle avait dansé, ce soir-là, d'ailleurs, l'avait répété une semaine plus tôt avec son orchestre, exactement la même danse. Et quelques jours plus tard, elle était venue le voir, elle lui avait dit qu’elle était navrée. - J’étais sûr quelle ferait ça. Parce qu’elle a un coeur d'or. Ma soeur Katie, elle a été sa nourrice, et elle l'a pas quittée jusqu'à ce qu'elle aille à l'école. - Votre soeur ? - Katie, oui. L'est femme de chambre au country-club. Katie Goldstein. Les journaux, ils ont parlé d’elle, pour cette histoire avec Charley Kincaid. Katie Goldstein, la femme de chambre. Celle qui a découvert le corps de Marie Bannerman, vous savez bien ? - Katie a été la nourrice de Catherine ? - La nourrice, parfaitement. J'étais très émue, sans être satisfaite. En rentrant, j'ai interrogé mon si obligeant conducteur. - Catherine et Marie étaient-elles très amies ? - Très amies, a-t-il répondu, sans hésiter. Ici, toutes les jeunes filles sont très amies. Jusqu'au jour où deux d'entre eux décident de mettre la main sur le même garçon. A partir de là, bien sûr, elles se font un peu la guerre. - A votre avis, pourquoi Catherine Jones n’est-elle pas mariée ? Elle a dû avoir toute une série de soupirants ? - De loin en loin, et pour deux ou trois jours, pas plus. Elle se lasse très vite, sauf... sauf pour Joe Cable. Une image alors explosa dans ma tête, comme une vague qui s'épanouit. Ma mémoire vacilla sous le choc, et je retrouvai brusquement la phrase que Marie Bannerman m'avait dite, dans le vestiaire des filles : « Qui d'autre était là, qui a pu nous voir ? » Du coin de l'oeil, elle avait aperçu l'ombre de quelqu'un d'autre, une ombre qui avait si vite disparu qu'elle n'avait pas eu le temps de la reconnaître. Et soudain, à la même seconde, j'ai eu l'impression de voir cette ombre à mon tour, d'en avoir pris conscience, ce soir-là, mais très confusément, comme il arrive qu'en marchant dans la rue on prenne conscience d'une silhouette familière, d'une démarche familière, bien avant de l'identifier. Cette ombre qui fuyait, elle était encore là, dans le coin de mon oeil à moi, et ça pouvait être Catherine Jones. Mais Catherine Jones était sur l'estrade, face à plus de cinquante personnes, quand le coup de feu avait été tiré. Comment croire que Katie Goldstein, une femme déjà âgée, qui était connue et appréciée comme nourrice par trois générations d'habitants de Davis, ait été capable de tirer froidement sur une jeune fille pour obéir à Catherine Jones ? Mais Catherine Jones était sur l'estrade, face à plus de cinquante personnes, quand le coup de feu avait été tiré. Cette phrase, je l'ai entendue battre dans ma tête, toute la nuit, en proie à toutes les variations possibles, et elle se brisait elle-même en membres de phrase, en fragments séparés, en mots isolés. Mais Catherine Jones était sur l'estrade - face à plus de cinquante personnes - quand le coup de feu avait été tiré. Quand le coup de feu avait été tiré ! Quel coup de feu ? Le coup de feu que nous avions tous entendu. Quand le coup de feu avait été tiré... avait été tiré... A neuf heures, le lendemain matin, après avoir camouflé sous une couche de maquillage, dont je n'avais jamais eu besoin jusque-là, et dont jamais plus je n'ai eu besoin, le teint blafard que m'avait donné l'insomnie, j'ai grimpé l'escalier branlant qui conduit au bureau du shérif Abercrombie. Abercrombie dépouillait son courrier du matin. Il a eu un regard surpris quand j'ai ouvert la porte. - C'est Catherine Jones la coupable, ai-je dit, en essayant de chasser de ma voix toute trace d'exaltation. Elle a tué Marie Bannerman, mais nous n'avons pas entendu le coup de feu. Il a été couvert par les sonneries de trompette, et par le bruit des chaises qu'on installait dans la salle. Le coup de feu que nous avons entendu, c'est Katie qui l'a tiré par la fenêtre, quand la musique s'est arrêtée. Pour fournir à Catherine un alibi ! J'avais raison, tout le monde le sait aujourd'hui. Mais, pendant une semaine, jusqu'à ce violent et impitoyable interrogatoire, au terme duquel Katie Goldstein finit par avouer, personne ne m'a crue. Charley Kincaid lui-même (il me l'a dit plus tard) ne parvenait pas à admettre que c'était vrai. Personne n'a jamais su exactement ce qui existait entre Catherine Jones et Joe Cable. Catherine a jugé, de toute évidence, que Joe poussait un peu loin sa liaison avec Marie Bannerman. Au moment où Catherine s'habillait pour son numéro, Marie est entrée dans le vestiaire des filles. Que s'est-il passé à ce moment-là ? Impossible de l'affirmer. Catherine prétend que c'est Marie qui tenait le revolver, qu'elle l'en menaçait, qu'elles s'étaient battues, que le coup était parti tout seul. J'ai toujours éprouvé une grande sympathie pour Catherine mais, pour s'en tirer avec cinq ans de réclusion, il a fallu qu'elle tombe sur un jury particulièrement réceptif et large d'esprit. Comme ces cinq ans sont écoulés, nous allons voir, mon mari et moi, toutes les comédies musicales qui se jouent à New York. Nous prenons des fauteuils au premier rang, et nous dévisageons chacune des danseuses de la troupe. Une fois le coup de feu tiré, Catherine a été obligée de réfléchir très vite. Elle a demandé à Katie d'attendre la fin de son numéro, de tirer un second coup de feu par la fenêtre, puis de cacher le revolver, sans préciser où. Au bord de l'évanouissement, Katie a exécuté ses ordres, mais elle a été incapable de se souvenir de l'endroit où était cachée l’arme. Personne ne l'a su pendant un an. Puis nous sommes partis en voyage de noces, Charley et moi, et l'horrible revolver du shérif Abercrombie s'est échappé soudain de mon sac de golf, sur le terrain de Hot Springs. Ce sac était sans doute resté derrière la porte du vestiaire et Katie, d'une main tremblante, avait jeté l’arme dans le premier trou entrevu. Nous habitons New York. Nous partageons une même aversion pour les petites villes. Chaque jour, les journaux font état d'une vague de criminalité qui envahit les grandes villes. Mais, une vague, c'est quelque chose de tangible, contre lequel on peut lutter. Ce qui m'effraie par-dessus tout, ce sont les abîmes sans nom, les mouvements imprévisibles, les ombres qui dérivent au coeur des secrètes ténèbres, sous la surface de la mer.