Histoire de {#Dakianos} et des
sept dormans - Comte de Caylus
Les historiens rapportent qu' il y avoit dans l' ancienne Perse, un berger
nommé Dakianos, qui depuis trente ans conduisoit des moutons, sans avoir
jamais négligé la sainte habitude de faire ses prières. Tous ceux qui le
connoissoient, rendoient justice à sa probité, et la nature l' avoit doué
d' une éloquence capable de l' élever aux plus grands emplois, s' il avoit
vécu dans le monde. Un jour, dans le tems qu' il faisoit sa prière, son
troupeau prit l' épouvante et se dispersa. Dakianos en courant de tous côtés
pour le rassembler, apperçut un de ses moutons qui étoit entré jusqu' à
la moitié du corps dans un trou dont il ne pouvoit sortir, il courut à lui
et le retira ; mais il fut frappé d' une lumière très-brillante qui sortoit
de cette ouverture ; il examina ce qui la produisoit, et reconnut sans peine
qu' elle partoit d' une lame ou table d' or, d' une assez médiocre étendue
; il augmenta l' ouverture du trou, et se trouva dans un souterrein qui
n' avoit pas plus de sept pieds de haut sur quatre ou cinq de large. Il
considéra cette table d' or avec beaucoup d' attention ; mais il ne savoit
pas lire, et ne pouvoit comprendre ce que signifioient quatre lignes qu'
il y voyoit écrites : pour s' en éclaircir, il l' emporta, et quand la nuit
fut venue, il la mit sous sa veste, et revint à la ville. Son premier soin
fut de la montrer aux savans qu' on lui indiqua, mais quelque versés qu'
ils fussent dans les sciences, il n' y en eut aucun qui pût lui expliquer
cette inscription ; cependant un de ces docteurs, lui dit : personne ne
peut ici traduire ces caractères, allez dans l' égypte, vous y trouverez
un vieillard âgé de trois cens ans, qui sait lire les plus anciennes écritures
et qui possede toutes les sciences, lui seul peut satisfaire votre curiosité.
Dakianos remit le troupeau à celui à qui il appartenoit, et partit sur le
champ pour l' égypte. Dès qu' il y fut arrivé, il s' informa du vieillard.
Il étoit si célebre que tout le monde lui montra sa maison. Il alla le trouver,
lui dit le sujet de son voyage, et lui présenta la table d' or. Le vieillard
le reçut avec bonté, et fut frappé d' étonnement à la vue de cette merveille.
Il lut les caractères avec la plus grande facilité ; mais après avoir réfléchi
quelque tems, il jetta les yeux sur Dakianos, et lui dit : comment cette
table est-elle tombée entre vos mains ? Dakianos lui en rendit compte. Ces
caractères, reprit le vieillard, promettent à celui qui l' aura trouvée,
des choses qui vraisemblablement ne doivent pas vous arriver. Vous avez,
continua-t-il, la physionomie heureuse, et cette inscription parle d' un
infidele dont la fin doit être tragique et funeste ; mais puisque la fortune
vous a donné cette table, ce qui est écrit dessus, vous regarde sans doute.
Dakianos, surpris de ce discours, lui répondit : comment ce que vous dites
peut-il être ? Je prie dieu tous les jours depuis trente ans ; jamais je
ne lui ai été infidele ; comment puis-je être réprouvé ? Quand il y auroit
trois cens ans, lui répondit le vieillard, que vous serviriez dieu, vous
n' en serez pas moins une victime de l' enfer. Ces dernières paroles percèrent
le coeur de Dakianos. Il poussa des soupirs, il pleura même, et s' écria
: plût à dieu que je n' eusse jamais trouvé cette table d' or, que je ne
vous l' eusse jamais montrée, et que je n' eusse jamais entendu une sentence
aussi terrible ! Que vous auroit servi, lui dit alors le savant homme, de
ne me la point apporter, la prédestination de dieu est de toute éternité,
ce qui est écrit dans le livre de vie, ne se peut effacer ; mais je peux
me tromper : le savoir des hommes est quelquefois douteux, dieu seul est
infaillible. Je puis cependant vous apprendre que cette table d' or indique
un trésor des plus considérables, et que toutes les richesses appartiennent
à celui qui sera possesseur de la table d' or. Ces mots de richesses consolèrent
Dakianos, et dans le transport de son ame, il dit au vieillard : ne tardons
point, allons chercher le trésor, nous le partagerons comme deux frères
; mais le vieillard lui dit en soupirant : vous ne serez pas plutôt le maître
de toutes ces richesses, que vous en abuserez. Il n' est pas aisé de savoir
être riche, et je serai peut-être le premier à me repentir de vous avoir
rendu service. Quels discours me tenez-vous, s' écria Dakianos ! Quoi, je
vous ai obligation de me procurer des trésors, vous faites ma fortune, et
vous voulez que je manque à la reconnoissance ! Un infidele ne seroit pas
capable de cette ingratitude, et je ne puis jamais en avoir seulement la
pensée. Je fais donc serment, par le grand dieu, de vous regarder comme
mon père, et de partager exactement toutes ces richesses avec vous ; ou
plutôt, vous ne m' en donnerez que ce qu' il vous plaira, et je serai toujours
content. Ces protestations n' auroient que médiocrement rassuré le vieillard
; mais l' avarice, la seule passion qui se fasse sentir à un certain âge,
l' emporta sur les réflexions ; il consentit au départ. Ils arrivèrent au
lieu où Dakianos avoit trouvé la table d' or. Le vieillard lui ordonna de
creuser la terre environ de vingt pieds. Il découvrit bientôt une porte
d' acier, et le vieillard dit à Dakianos de l' ouvrir. Dakianos obéit avec
tant d' empressement, qu' il rompit la porte avec son pied, quoique la clef
fût à la serrure. Ils entrèrent l' un et l' autre dans le souterrein, sans
être découragés par la grande obscurité qui y régnoit. Après avoir fait
quelques pas, une foible lumière leur fit distinguer les objets. Plus ils
avançoient, et plus la lumière augmentoit. Ils se trouvèrent à la fin devant
un grand et magnifique palais, dont les sept portes étoient fermées, mais
sur lesquelles les clefs étoient attachées ; Dakianos prit celle de la première
porte, et l' ouvrit. Le premier appartement renfermoit des parures et des
ajustemens de la plus grande magnificence, et sur-tout des ceintures d'
or garnies de pierreries. Ils ouvrirent le second, qu' ils trouvèrent rempli
de sabres, dont la poignée et le fourreau étoient couverts des pierres les
plus précieuses. Le troisième étoit orné d' un nombre infini de cuirasses,
de cottes de mailles, et de casques d' or de différentes façons, et toutes
les armes étoient enrichies de pierreries superbes. Le quatrième renfermoit
des harnois de chevaux qui répondoient à la magnificence des armes. Le cinquième
offroit des piles de lingots d' or et d' argent. Le sixième étoit rempli
d' or monnoyé, et l' on pouvoit à-peine entrer dans le septième, tant on
y trouvoit de saphirs, d' améthistes et de diamans. Ces trésors immenses
éblouirent Dakianos ; dès ce moment, il fut fâché d' avoir un témoin de
sa bonne fortune. Sentez-vous, dit-il au vieillard, de quelle conséquence
le secret et le mystère sont en cette occasion ? Sans doute, lui répondit-il.
Mais, reprit Dakianos, si le roi a la moindre connoissance de ce trésor,
son premier soin sera de le confisquer ; êtes-vous bien sûr de vous ? Ne
craignez-vous rien de votre indiscrétion ? Le desir de posséder la moitié
de ces richesses, lui répliqua le vieillard, vous en doit être un sûr garant.
La moitié de ces richesses ! Interrompit Dakianos, avec une sorte d' altération
: mais cette moitié surpasse les trésors des plus grands rois. Le vieillard
s' apperçut de cette altération, et lui dit : si vous trouvez que la moitié
soit trop pour moi, vous pouvez ne m' en donner qu' un quart. Volontiers,
reprit Dakianos. Mais quelle précaution prendrez-vous pour l' emporter surement
? Vous nous ferez découvrir, et vous serez cause de notre malheur. Eh bien,
lui répondit le vieillard, quoique vous m' ayiez promis beaucoup davantage,
ne me donnez qu' un des appartemens, j' en serai content. Vous ne répondez
point à ma question. Nous examinerons à loisir le parti que vous me proposez,
reprit Dakianos : je suis toujours bien-aise que vous soyez plus raisonnable,
et que vous commenciez à vous rendre justice. Dakianos examina de nouveau
ces richesses avec plus d' avidité, et ses yeux en furent encore plus éblouis.
Après avoir bien considéré le superbe appartement des diamans où ils étoient
alors : vous sentez bien, dit-il au vieillard, que celui-ci est sans contredit
le plus riche, et qu' il n' est pas naturel que je vous cede des droits
aussi légitimes que les miens. Vous avez raison, reprit le vieillard, et
je ne vous le demande pas. Ils passèrent ensuite à l' appartement qui étoit
rempli de l' or monnoyé. Ce trésor, dit Dakianos après l' avoir considéré
quelque tems, est assurément celui qui causera le moins d' embarras, et
dont on peut se défaire le plus aisément ; il peut encore servir à conserver
tous les autres, soit en établissant une garde, soit en élevant des murailles
; ainsi je vous crois trop raisonnable, continua-t-il, pour ne pas convenir
de la nécessité qui m' engage à le garder. J' en conviens, lui répondit
le vieillard ; passons à un autre. Ces piles de lingots d' or et d' argent
ne vous sont pas toutes nécessaires, dit-il en voyant le cinquième appartement.
Non, lui répondit Dakianos, je pourrois absolument me passer de quelques-unes
; mais je vous ai trop d' obligations pour vous exposer, en vous les donnant
: comment pourriez-vous les emporter ? Quelle peine n' auriez-vous point
à vous en défaire ? Ce sera mon affaire, lui répliqua le vieillard. Non,
non, ajouta Dakianos, je vous aime trop pour y consentir. De plus, ce seroit
le moyen de me faire découvrir ; on vous arrêteroit, et vous ne pourriez
vous empêcher de me dénoncer. Voyons les autres. Ils ouvrirent le quatrième
appartement. Ces harnois de chevaux ne peuvent absolument vous convenir,
votre âge est un obstacle à leur usage. Il lui fit encore la même difficulté
pour lui refuser les cuirasses et les armes qui remplissoient le troisième.
Quand il l' eut refermé avec autant de soin que les autres, ils se trouvèrent
dans celui qui renfermoit les sabres ; et le vieillard lui dit : ces armes
sont aisées à porter ; j' irai les offrir aux rois des Indes : je les vendrai
séparément, et vous ne courrez aucun risque. Vous avez raison, reprit Dakianos,
je puis vous en donner quelques-uns. En disant ces mots, il les examinoit,
soit pour le poids de l' or, soit pour le prix des diamans. Enfin il en
tira un de son fourreau. Alors il compara toutes les richesses dont il pouvoit
être le seul possesseur, avec la tête d' un homme ; et ne pouvant concevoir
comment il avoit si long-tems mis les choses en balance : je me défie de
toi, dit-il en courant sur le vieillard. Le vieillard embrassa ses genoux
: soyez touché, lui dit-il, de ma vieillesse ; les trésors ne me font plus
aucune impression, et je n' y prétends rien. Je le crois bien, lui répondit
Dakianos, ils sont à moi, la table d' or me les donne. Le vieillard lui
rappella ses sermens : mais je vous en releve, poursuivit-il ; pour prix
de l' obligation que vous m' avez, je ne vous demande que la vie. Je t'
ai trop offensé, reprit Dakianos, ta vie seroit ma mort, elle me donneroit
trop d' inquiétude. Mon secret est à moi, dit-il, en faisant voler la tête
de ce savant vieillard. Le premier soin de Dakianos fut de faire promptement
une fosse et d' enterrer cette malheureuse victime de son avarice. Il craignoit
les témoins, et non pas les remords. Son coeur n' étoit occupé que du trésor
qu' il possédoit ; et son esprit, que des moyens de le conserver. Mais après
l' avoir dévoré des yeux, et joui de tout ce que la cupidité peut avoir
de satisfaisant, dans quel trouble ne se trouva-t-il pas, quand il se sentit
obligé de s' éloigner pour aller chercher des vivres ? Combien se reprocha-t-il
de n' en avoir pas apporté avec lui ? Et s' il eut quelque souvenir du vieillard,
ce ne fut que pour accuser sa mémoire, et pour se persuader qu' il avoit
eu de mauvais desseins, puisqu' il ne l' avoit pas averti d' une chose que
l' on pouvoit prévoir sans être aussi savant qu' il l' étoit en effet. Pour
ne pas mourir de faim dans le souterrein, il falloit en sortir ; quel secours
trouver dans une campagne aussi aride que celle dont il étoit environné
? Il falloit donc s' en éloigner ; mais comment pouvoir s' y déterminer,
sur-tout dans un tems où la terre nouvellement remuée pouvoit attirer la
curiosité des voyageurs ? Dakianos fut au moment de se laisser mourir pour
ne pas perdre de vue ce trésor. Tout ce qu' il put faire pour calmer ses
inquiétudes, fut de partir quand la nuit fut venue. Il avoit pris quelques
poignées de l' or monnoyé, et il se rendit à la ville. Il acheta un cheval
qu' il chargea de biscuit et d' une petite barique d' eau, et revint avant
le jour trouver un trésor qu' il apperçut avec autant de plaisir dans l'
état où il l' avoit laissé, qu' il avoit eu de chagrin pour s' en éloigner.
Son premier soin fut de faire lui-même, avec une fatigue incroyable, un
fossé très-profond autour de la caverne. Il ménagea un passage sous terre
dont il couvrit l' ouverture avec ses autres habits, sur lesquels il coucha
les premiers jours. Il fit ensuite une cahute de terre pour se mettre à
l' abri. Tout ce qu' il souffrit en faisant des travaux si considérables,
ne se peut concevoir, et l' on n' auroit jamais imaginé, en le voyant exténué
par la peine et le travail, qu' il fût le plus riche habitant de la terre.
Quand il eut conduit ses travaux au point de pouvoir s' en éloigner sans
crainte, il se rendit encore à la ville, mais avec les mêmes précautions,
c' est-à-dire, il n' y fut que la nuit. Il l' employa toute entière à faire
emplette de quelques esclaves, par le secours desquels il fit venir peu-à-peu
toutes les choses qui lui étoient nécessaires pour sa sureté et sa commodité.
Bientôt il assembla des ouvriers avec lesquels il construisit plus solidement
les ouvrages qu' il avoit commencés. Il fit jusqu' à trois enceintes de
pierre autour de sa caverne, et coucha toujours entre la première et la
seconde. Il eut grand soin de faire répandre ensuite le bruit qu' il faisoit
le commerce étranger, et parla beaucoup de la fortune qu' il avoit faite
en égypte : sur ce prétexte, car il en faut pour être riche, il bâtit un
superbe palais ; celui de mille colonnes élevé par Mélik Joüna, ancien roi
des Indes, n' étoit rien en comparaison. Tant de magnificence le fit bientôt
considérer et rechercher de tout le monde, et les peines qu' il s' étoit
données pour conserver ses richesses flattèrent non-seulement son amour-propre,
mais lui persuadèrent aisément qu' il les avoit acquises, et qu' il en pouvoit
jouir sans remords ; aussi ne pensa-t-il plus au vieillard. Il lui fut aisé
de tirer tous les trésors du souterrein dont il ne confia jamais le secret
à personne. Il envoya des caravanes de tous les côtés de l' Inde pour autoriser
les dépenses qu' il faisoit en esclaves, en bâtimens, en femmes et en chevaux
; et la fortune favorisoit encore un commerce qui l' intéressoit fort peu.
Son coeur satisfait du côté des richesses ne fut pas long-tems sans être
sensible à l' ambition. Les cours ont beaucoup d' attrait pour les gens
riches ; on les y reçoit avec tant d' accueil, on les loue d' une façon
si fine et si déliée, qu' ils sont ordinairement séduits ; et Dakianos qui
joignoit à l' opulence une ambition démésurée, ne négligea rien pour s'
introduire à la cour du roi de Perse ; il fit des présens aux visirs pour
obtenir leur protection, et se rendit par-là leur esclave ; sa magnificence
et sa générosité parvinrent, comme il l' avoit prévu et desiré, jusques
aux oreilles du roi qui voulut le voir. Dakianos eut audience dès qu' il
parut ; mais pour donner une impression favorable de lui, et mériter la
faveur du roi, il lui porta des présens que les plus grands rois n' auroient
peut-être pu rassembler. C' est ordinairement par neuf qu' on les présente
quand on veut pousser la magnificence à son dernier degré. Il se fit donc
précéder par neuf chameaux superbes. Le premier étoit chargé de neuf parures
d' or, garnies des plus belles pierreries, où les ceintures tenoient le
premier rang. Le second portoit neuf sabres, dont les poignées d' or étoient
garnies de diamans. On voyoit sur le troisième neuf armures de la même magnificence.
Le quatrième avoit pour charge, neuf harnois de chevaux, assortissans aux
autres présens. Neuf caisses pleines de saphirs étoient sur le cinquième.
Neuf autres caisses combles de rubis, chargeoient le sixième. Un pareil
poids d' émeraudes se trouvoit sur le septième. Les améthistes, dans un
nombre égal de caisses, faisoient la charge du huitième. Enfin, l' on vit
paroître neuf caisses de diamans sur le neuvième chameau. Neuf filles de
la plus grande beauté et superbement parées suivoient cette petite caravane,
et huit jeunes esclaves qui n' avoient point encore de barbe, précédoient
immédiatement Dakianos. Au milieu de l' éblouissement que ces présens causoient
au roi et à toute la cour, quelqu' un de ceux qui la composoient, et qui,
suivant l' usage de ces lieux, cherchoit à critiquer, ou vouloit faire de
la peine à celui que l' on applaudissoit, ou ne vouloit peut-être que montrer
la justesse de son esprit, demanda où étoit le neuvième esclave ; Dakianos
qui s' attendoit à la question, se montra ; le roi sensible au tour délicat
qu' il joignoit à des présens si considérables, le reçut avec une extrême
distinction, et son éloquence naturelle acheva de lui mériter ses bonnes
graces. Bientôt il ne fut plus possible au roi de se passer de lui ; il
le faisoit asseoir à ses côtés, il lui donnoit le plaisir de la musique,
il lui envoyoit tous les jours des plats de sa table, et très-souvent les
vins les plus exquis ; pendant que de son côté il répondoit à tant de bontés
par des présens dont la quantité étonnoit autant que la magnificence. Enfin,
sa continuelle libéralité et son éloquence lui donnèrent un si grand crédit
sur l' esprit du roi, qu' il le fit son visir pour ne jamais s' en séparer
; cependant la confiance et l' amitié qu' il lui témoignoit, lui donnoient
encore plus de crédit que la charge dont il étoit revêtu. Dakianos gouvernoit
la Perse avec un pouvoir absolu ; il auroit dû jouir d' un bonheur qui contentoit
sa vanité ; mais l' ambition peut-elle être jamais satisfaite ? La montagne
de Kaf peut borner le monde, mais jamais les idées et les souhaits d' un
ambitieux. Ce fut alors qu' on apprit au roi l' arrivée d' un ambassadeur
de Grece, il lui donna promptement audience : l' ambassadeur, après avoir
baisé le pied de son trône, lui remit une lettre qu' il fit lire à haute
voix par son secrétaire ; elle étoit conçue en ces termes : " moi, empereur
et sultan des sept climats, à vous, roi de Perse. Aussi-tôt que ma lettre
royale vous aura été rendue, ne manquez pas de m' envoyer le tribut de sept
années. Si vous faites difficulté de me satisfaire, sachez que j' ai une
armée toute prête à marcher contre vous " . Cette lettre causa tant d' étonnement
au roi qu' il ne sut quelle réponse il devoit faire. Dakianos, pour tirer
le roi de l' embarras où il étoit, se leva de sa place, frappa la terre
de sa tête, et voulut lui remettre l' esprit. La lettre de l' empereur de
Grece ne doit pas, dit-il, vous affliger ; il est aisé d' y répondre, et
de le faire repentir de ses menaces et de son insolence : ordonnez à vos
sujets de me venir trouver, moi, qui suis le plus humble de vos esclaves,
je leur dirai ce qu' ils auront à faire. Ces paroles consolèrent le roi,
il donna des ordres en conséquence, et Dakianos leva plus de cent mille
hommes pour le roi, pendant que de son côté il assembla dix mille hommes
qu' il équipa à ses dépens ; le roi joignit à cette troupe d' élite deux
mille soldats des mieux aguerris qu' il tenoit toujours auprès de sa personne,
et dont il forma la garde de Dakianos qu' il déclara général de cette armée
composée de cent douze mille hommes. Le nouveau général prit congé du roi,
et se mit à la tête des troupes qui servirent d' escorte à toutes ses richesses,
qu' il eut grand soin d' emporter avec lui, et que dix mille chameaux portoient
avec peine ; le roi de Perse qui se séparoit avec regret de son visir, l'
accompagna pendant trois journées, et ne le quitta que les larmes aux yeux,
en lui donnant mille bénédictions, et lui répétant mille fois qu' il étoit
sa force, son appui, et qui plus est, l' ami de son coeur. Dakianos choisit
dans toutes les villes de son passage les hommes les plus aguerris, il les
équipoit à ses dépens, et leur donnoit tout l' argent qu' ils demandoient.
Le bruit qui se répandit de cette magnificence attira des hommes de tous
les côtés de l' univers, et son armée se trouva bientôt forte de trois cens
mille hommes. L' empereur de Grece assembla promptement ses troupes sur
les nouvelles qu' il eut de l' armée de Perse, et vint au-devant de Dakianos
avec sept cent mille hommes. Dès qu' il apperçut l' ennemi, il partagea
son armée en deux corps et donna le signal du combat. Les troupes de Dakianos
marchèrent avec tant de valeur, et leur premier choc fut si terrible, que
l' armée de l' empereur de Grece eut à-peine le tems de se reconnoître ;
elle fut presqu' aussi-tôt défaite qu' attaquée. Dakianos fit couper la
tête à l' empereur de Grece qu' il avoit fait prisonnier, et se rendit sans
peine maître de tous ses états, dont il se fit reconnoître pour le souverain.
Le premier soin de ce nouveau monarque fut d' écrire cette lettre au roi
de Perse : " j' ai défait et vaincu César, j' ai conquis ses états, je suis
monté sur son trône, et j' ai été reconnu souverain de tout son empire.
Dès que ma lettre vous aura été rendue, ne différez pas d' un moment à m'
envoyer le tribut de sept années ; si vous faites la moindre difficulté
de me le payer, vous subirez le même sort que César " . Cette lettre mit
avec raison le roi de Perse hors de lui-même. Sans perdre de tems, il assembla
ses troupes. Mais avant que de se mettre à leur tête pour marcher du côté
de la Grece, il fit cette réponse à Dakianos : " un homme aussi méprisable
que toi, peut-il s' être emparé de la Grece ; tu me trahis, moi qui suis
ton roi, et qui me vois assis sur le trône d' or de mes aïeux ; tu m' attaques
malgré la fidélité et la reconnoissance que tu me dois ; je pars pour faire
périr jusques à ta mémoire, remettre la Grece en son premier état et la
rendre à son souverain légitime " . Cette réponse méprisante du roi de Perse
jetta Dakianos dans un emportement de colère épouvantable ; il fit sur le
champ un détachement de deux cens mille hommes de son armée pour aller combattre
le roi de Perse ; ces troupes ne furent pas long-tems sans le rencontrer,
le combat fut très-opiniâtre ; mais enfin le roi de Perse fut défait, pris
et conduit devant Dakianos. Quand ce prince fut en sa présence ; méchant,
lui dit-il, comment peux-tu soutenir mes regards, toi, le plus ingrat de
tous les hommes ? Moi, ingrat ! Reprit Dakianos ; j' ai levé des troupes
à mes dépens, j' ai dépensé la plus grande partie de mes trésors, j' ai
donc acheté cette conquête ; de plus, j' ai combattu, j' ai vengé ta querelle
; que peux-tu me reprocher ? Je t' ai aimé, reprit le roi. On soutient mal
des reproches aussi bien fondés, quand on a la puissance en main. Ainsi
Dakianos, pour toute réponse, ordonna qu' on lui coupât la tête. Aussi-tôt
il envoya des troupes et s' empara de tous les états du roi de Perse. Il
choisit éphèse pour y fixer son séjour ; mais ne trouvant pas cette ville
assez superbe, il la fit rebâtir avec magnificence, et donna tous ses soins
à la construction d' un palais qui n' avoit point son pareil pour la solidité,
l' étendue et la magnificence. Il fit élever au milieu un kiosch dont les
murailles avoient deux cens toises de longueur, et dont le ciment et toutes
les liaisons étoient d' or et d' argent. Ce kiosch contenoit mille chambres,
et chacune renfermoit un trône d' or sur lequel on voyoit un lit de semblable
métal ; il fit faire trois cens soixante et cinq portes de crystal, qu'
il plaça de façon que le soleil levant regardoit tous les jours de l' année
une de ces portes ; son palais avoit sept cens portiers ; soixante visirs
étoient occupés de ses affaires ; on voyoit tous les jours dans la salle
d' audience soixante trônes sur lesquels ceux qui s' étoient signalés à
la guerre étoient assis ; il y avoit sept mille astrologues, qui s' assembloient
tous les jours et qui lui marquoient à tous les momens les différentes influences
; il étoit toujours environné de dix mille ichoglans qui portoient des ceintures
et des couronnes d' or, et qui du reste étoient magnifiquement vêtus ; ils
n' avoient point d' autre emploi que d' être toujours prêts à recevoir ses
ordres. Il établit soixante pachas, chacun desquels avoit sous ses ordres
deux mille jeunes hommes bien faits, qui commandoient chacun en particulier
deux mille soldats. Un jour que Dakianos étoit au milieu de toute sa splendeur,
un vieillard sortit de dessous le trône sur lequel il étoit assis. Le roi
surpris, lui demanda qui il étoit ; mais loin de lui en faire l' aveu, puisqu'
il étoit un génie infidele : je suis, lui dit-il, le prophete de dieu, j'
obéis à ses ordres en venant vous trouver ; sachez donc qu' il m' a fait
le dieu des cieux, et qu' il veut que vous soyez le dieu de la terre. Dakianos
lui répondit : qui pourra croire que je le sois ? Et le génie disparut aussi-tôt.
Quelque tems après, Dakianos eut encore la même apparition, et le génie
lui dit les mêmes choses ; mais il lui répondit : vous me trompez ; comment
pourrois-je être le dieu de la terre ? Votre puissance, vos grandes actions
et le soin que dieu a pris de vous, doivent vous le persuader ; mais si
vous ne me croyez pas, poursuivit le vieillard, faites ce que je vous dirai,
et vous serez bientôt convaincu. Dakianos, dont l' orgueil étoit flatté
et qui n' avoit plus rien à desirer du côté des grandeurs humaines, lui
promit de consentir à tout. Que l' on porte votre trône sur le bord de la
mer, poursuivit le vieillard. On exécuta ce qu' il desiroit ; et quand Dakianos
s' y fut placé : prince, lui dit le génie, il y a au fond de la mer un poisson
dont dieu seul connoît la grandeur, et qui vient tous les jours à terre,
il y demeure jusqu' à midi pour adorer dieu, personne ne l' interrompt dans
ses prières, quand elles sont finies, il se replonge au fond de la mer.
Le poisson parut à son ordinaire et le génie, dit à Dakianos : quoique le
poisson ne veuille rien croire de votre puissance, il a cependant déclaré
à tous les poissons de la mer que vous êtes le dieu de la terre ; il ne
redoute rien et vient aujourd' hui pour s' en informer. Vous saurez la vérité
de ce que je vous annonce, continua-t-il, si vous daignez seulement lui
dire : je suis le dieu de la terre ; votre voix redoutable le glacera d'
effroi, il ne pourra l' entendre sans frémir, et certainement il prendra
la fuite. Cette proposition fit plaisir à Dakianos, il appella le poisson
et lui dit : je suis le dieu de la terre. Ces paroles infidelles firent
plonger le poisson jusqu' au fond de la mer, dans la crainte où il étoit
que le dieu tout-puissant ne lançât ses foudres pour punir cet imposteur.
Dakianos se persuada sans peine que le poisson étoit infidele, et que sa
présence lui avoit fait prendre la fuite. Dès-lors il ajouta foi aux fausses
paroles du génie, et bientôt il ne douta plus de sa divinité. Non-seulement
son peuple l' adora, mais l' on venoit de tous les coins du monde lui donner
toutes les marques du culte qu' il exigeoit ; car il faisoit jetter dans
un brâsier ardent tous ceux qui refusoient de l' adorer. Dans le nombre
des dix mille jeunes esclaves qui demeuroient toujours devant lui les mains
croisées sur l' estomac, il y avoit six grecs qui avoient toute sa confiance
et qui approchoient le plus de sa personne. Ils se nommoient Jemlikha, Mekchilinia,
Mechlima, Debermouch, Chaznouch et Dreznouch. Ils étoient ordinairement
placés en nombre égal à sa droite et à sa gauche, et Jemlika étoit celui
qu' il aimoit le plus. La nature l' avoit favorisé de ses graces, son visage
étoit beau, ses paroles étoient plus douces que le miel, et son esprit étoit
brillant et agréable ; en un mot, ce jeune-homme renfermoit en lui toutes
les perfections, et son devoir l' engageoit aussi bien que ses camarades
à rendre à Dakianos les hommages qui ne sont dus qu' à dieu. Un jour que
Dakianos étoit à table, Jemlikha tenoit un éventail, pour chasser les mouches
qui le pouvoient incommoder ; il en vint une qui se posa avec tant d' acharnement
sur le plat qu' il mangeoit qu' il fut obligé de l' abandonner. Jemlikha
frappé de cet événement, trouva ridicule qu' un homme qui ne pouvoit chasser
une mouche qui l' importunoit, prétendît à la divinité ; il me semble, continua-t-il,
que l' on ne doit faire aucun cas d' un semblable dieu. Quelque tems après,
Dakianos entra dans un de ses appartemens pour dormir quelques heures ;
et Jemlikha étoit encore devant lui avec l' éventail. Dieu envoya la même
mouche, et cette fois elle se plaça sur le visage du prince. Jemlikha voulut
la chasser, dans la crainte qu' elle n' interrompît son sommeil ; mais ses
soins furent inutiles, elle éveilla Dakianos, et le mit dans la plus cruelle
impatience. Jemlikha, déja frappé de ses premières réflexions, dit en lui-même
: cet homme assurément n' est pas plus dieu que je le suis moi-même. Il
ne peut y avoir qu' un dieu, et c' est celui qui a créé le soleil qui m'
éclaire. Depuis ce tems Jemlikha prit l' habitude de dire tous les soirs
en se couchant, le vrai dieu est celui qui a créé le ciel, qui se soutient
sur l' air sans piliers. Il est bien difficile de faire des réflexions sérieuses,
et de n' en point faire part à ses amis. Jemlikha communiqua tous ses doutes
à ses camarades. Un homme qui n' a pu se débarrasser d' une mouche, a-t-il
beaucoup de pouvoir sur la nature, leur dit-il ? Alors il leur conta les
aventures de la mouche. Mais si notre roi n' est pas dieu, lui dirent-ils,
quel est celui qu' il faut adorer ? Jemlikha leur dit ce qu' il en pensoit.
Ils en furent persuadés, et depuis ce jour ils passèrent toutes les nuits
en prières avec lui. Les assemblées qu' ils faisoient en des lieux écartés,
devinrent bientôt le sujet des conversations. Dakianos en fut instruit,
et les fit venir en sa présence, pour leur dire : vous adorez un autre dieu
que moi ? Ils se contentèrent de lui répondre : nous adorons le souverain
maître du monde. Le roi qui prit cette réponse pour lui, les accabla de
caresses, et leur donna la robe d' honneur. Ils se retirèrent comblés des
faveurs de leur maître, et leur premier soin fut d' aller adorer et remercier
le grand dieu de ses bienfaits. Jemlika leur dit ensuite : si l' on fait
encore au roi un rapport pareil à celui qui nous a mis dans un si grand
danger, nous ne devons espérer aucune grace de sa part. Je crois donc que
le seul parti que nous ayons à prendre, c' est de quitter le pays, et d'
en chercher un où nous puissions adorer dieu sans crainte. Mais comment
prendre la fuite, lui répondirent ses compagnons ? Nous ne connoissons point
d' autre pays que celui-ci. Mettons notre confiance en dieu, reprit Jemlika,
et profitons des circonstances. Nous ne suivons pas Dakianos quand il va
faire ses grandes chasses pendant six jours, à la tête de son armée ; qui
nous empêche de prendre ce tems pour notre départ ? Nous demanderons aux
eunuques qui nous gardent, la permission de jouer au teheukian ; nous sortirons
de la place, nous le jetterons fort loin de nous, et nous prendrons la fuite
sur les bons chevaux que l' on nous donne ordinairement. Ils approuvèrent
ce projet ; et ils attendirent avec beaucoup d' impatience le tems de pouvoir
l' exécuter. Enfin Dakianos partit avec sa puissante armée, et recommanda
à ses eunuques de bien garder les six jeunes esclaves. Le lendemain du départ
du roi, ils exécutèrent ce qu' ils avoient projetté. Les eunuques coururent
après eux et voulurent les forcer de revenir au palais, mais ils leur répondirent
: nous sommes ennuyés de votre roi ; il veut se faire passer pour le dieu
de la terre, et nous n' adorons que celui qui a créé tout ce que nous voyons.
Les jeunes esclaves avoient déja le sabre à la main, et ils mirent les eunuques
en un moment hors d' état de les poursuivre. Mes amis, leur dit alors Jemlika,
nous sommes perdus, si nous ne faisons toute la diligence possible. Ils
poussèrent donc leurs chevaux, et ce fut avec si peu de ménagement, que
bientôt ils se rendirent. Ils furent alors obligés de continuer leur chemin
à pied ; mais enfin, épuisés de fatigue, de faim et de soif, ils s' arrêtèrent
sur le bord du chemin, et prièrent dieu avec confiance de les tirer de peine.
Des génies fideles les entendirent, et touchés de leur situation, ils inspirèrent
à Jemlikha de monter sur une montagne au pied de laquelle ils étoient. Ce
ne fut pas sans peine qu' il y arriva ; mais enfin il apperçut une fontaine,
dont l' eau claire et pure étoit l' eau de la vie, et un berger assis, qui
chantoit pendant que son troupeau paissoit. Jemlikha appella ses compagnons
; le peu de paroles qu' il put leur faire entendre, augmenta leurs forces,
et leur en donna suffisamment pour arriver sur la montagne. Le berger qui
se nommoit Kefchtetiouch, leur donna quelques vivres, et ils burent de l'
eau de cette charmante fontaine. Ces secours rétablirent leurs forces, et
leur premier soin fut d' en rendre graces à dieu. Alors Kefchtetiouch leur
dit : comment avez-vous trouvé le chemin d' un lieu où je n' ai jamais vu
personne ? Si je ne me trompe, vous prenez la fuite : confiez-moi vos peines,
je pourrai peut-être vous être de quelqu' utilité. Jemlikha lui raconta
tout ce qui leur étoit arrivé. Ses discours portèrent la lumière de la foi
dans le coeur de ce berger, dieu l' éclaira, et sur le champ il apprit et
répéta leurs prières. Ensuite il leur dit : je ne veux plus vous quitter.
éphèse est si près d' ici, que vous y courrez toujours quelque danger ;
ne doutez pas que Dakianos ne fasse tous ses efforts pour vous faire arrêter.
Je connois assez près d' ici une caverne que l' on ne trouveroit peut-être
pas en quarante ans de recherche ; je vais vous y conduire ; et sans attendre
plus long-tems, ils se mirent en chemin. Le berger avoit un petit chien
que l' on appeloit Catnier , qui les suivoit ; ils ne vouloient pas le mener
avec eux, et ils firent tous leurs efforts pour l' éloigner. Ils lui jettèrent
une pierre qui lui cassa une jambe ; mais il les suivit en boîtant. Ils
lui en jettèrent une seconde qui ne le rebuta point, quoiqu' elle lui eût
cassé l' autre jambe de devant ; au contraire, en marchant sur les deux
de derrière, il ne rallentit point sa marche. La troisième pierre lui en
ayant encore cassé une, il ne fut plus en état de marcher. Mais dieu, pour
faire éclater sa toute-puissance, donna le don de la parole à ce petit chien,
qui leur dit : hélas ! Vous allez chercher dieu, et vous m' avez ôté toute
espérance de pouvoir y aller comme vous ! Ne suis-je pas aussi une créature
de dieu ? N' y a-t-il que vous qui soyez obligés de le connoître ? Ils furent
étonnés d' une si grande merveille, et si touchés de l' état auquel ils
l' avoient réduit, qu' ils le portèrent l' un après l' autre, en priant
dieu de les protéger. Ils ne furent pas long-tems sans arriver dans la caverne
où le berger les conduisoit. Ils se trouvèrent si fatigués en y arrivant,
qu' ils se couchèrent et s' endormirent ; mais par une permission toute
particulière de dieu, ils dormoient les yeux ouverts, de façon qu' on ne
les auroit jamais soupçonnés de goûter un repos si parfait. La caverne étoit
sombre, les ardeurs du soleil ne pouvoient jamais les incommoder ; un vent
doux et léger les rafraîchissoit sans cesse ; une ouverture longue et étroite
laissoit entrer les rayons du soleil à son lever, et la bonté de dieu alla
jusqu' à leur envoyer un ange qui les tournoit deux fois la semaine, tantôt
d' un côté et tantôt d' un autre, pour empêcher la terre de les incommoder.
Cependant les eunuques qui avoient échappé à la fureur des sabres des jeunes
esclaves, vinrent promptement rendre compte à Dakianos de ce qui s' étoit
passé. Il fut au désespoir de leur fuite ; et dans le tems qu' il repassoit
dans son esprit toutes les bontés qu' il avoit eues pour eux, et qu' il
les accusoit de la plus grande ingratitude, le même génie infidele qui lui
avoit apparu plusieurs fois, se présenta devant lui, et lui dit : vos esclaves
ne vous ont quitté que pour aller adorer un autre dieu, dans lequel ils
ont mis toute leur confiance. Ce discours réveilla la colère de Dakianos
; il conjura le génie de lui apprendre au moins le lieu de leur retraite.
Je puis seul vous y conduire, reprit le génie. Les hommes feroient en-vain
des recherches pour le trouver, et je vous y conduirai à la tête de votre
armée. Ils partirent aussi-tôt, et ne furent pas long-tems sans arriver
devant la caverne. Le génie dit alors à Dakianos : c' est ici qu' ils se
sont retirés. Dakianos qui n' étoit occupé que du desir de se venger, se
présenta pour y entrer. Dans le moment il en sortit une vapeur épouvantable,
qui fut suivie d' un vent furieux, et les ténebres se répandirent dans cette
partie du monde. L' armée recula de frayeur ; mais la colère redoublant
le courage de Dakianos, il avança jusqu' à l' entrée de la caverne ; ce
fut avec des peines incroyables, et, malgré tous ses efforts, il lui fut
absolument impossible d' y entrer, tant l' air étoit impénétrable. Il apperçut
Catnier qui dormoit la tête posée sur ses deux pattes. Il distingua parfaitement
les six jeunes grecs et le berger qui goûtoient les charmes du sommeil ;
mais il ne les en soupçonna pas, car ils avoient les yeux ouverts. Dakianos
ne fut pas assez téméraire pour redoubler ses efforts ; une secrette horreur
le retint ; la vue de cette caverne, et tous les prodiges du ciel, répandirent
la terreur dans son esprit ; enfin il vint rejoindre son armée, en disant
qu' il avoit trouvé ses esclaves ; qu' ils s' étoient prosternés devant
lui sans avoir le courage de lui parler ; qu' il les avoit laissés prisonniers
dans la caverne, en attendant le parti qu' il prendroit sur leur punition.
En effet, il consulta ses soixante visirs ; et leur demanda quelle vengeance
éclatante il pouvoit tirer de ces jeunes esclaves ; aucun de leur avis ne
put le satisfaire. Il eut donc recours à son génie, qui lui conseilla de
commander à ses architectes qui marchoient toujours avec lui, d' élever
une muraille très-épaisse qui fermât exactement l' entrée de la caverne,
pour ôter toute espece de secours à ceux qui s' y trouvoient enfermés. Vous
aurez soin pour votre gloire, ajouta-t-il, de faire écrire sur cette muraille,
le tems, l' année et les raisons qui vous ont engagé à la construire ; c'
est le moyen d' apprendre à la postérité que vous avez su vous venger avec
grandeur. Dakianos approuva ce conseil, et fit élever une muraille aussi
épaisse que celle d' Alexandrie ; mais il avoit eu la précaution de réserver
un passage dont il connoissoit seul l' ouverture, dans l' espérance de pouvoir
quelque jour s' emparer de ses esclaves, et dans la vue d' examiner les
événemens de la caverne, dont il étoit continuellement occupé malgré lui.
Il avoit ajouté à toutes ces précautions celle de poser une garde de vingt
mille hommes, qui campoient devant la muraille. Toutes ses armées eurent
ordre de relever chaque mois ce corps de troupes, auquel il étoit consigné
de faire périr tous ceux qui voudroient approcher d' un lieu qui renfermoit
ceux dont la révolte et la fuite étoient le premier malheur de sa vie, car
jusqu' à ce moment tout lui avoit heureusement succédé. Les beautés qu'
on lui amenoit de toutes les parties de la terre, les délassemens et les
fêtes que son sérail lui donnoit tous les jours, les amusemens qu' il prenoit
avec les jeunes gens de sa garde, ne pouvoient remplacer Jemlikha dans son
coeur, ni lui faire oublier ses procédés et ceux de ses compagnons. Un desir
de vengeance se joignoit à l' insulte qu' il croyoit en avoir reçue ; elle
lui paroissoit d' autant plus grande, que rien encore ne lui avoit résisté.
Pour un homme enivré de sa gloire, et dont il avoit été lui-même l' artisan,
une opposition aussi formelle à ses volontés, étoit une cruelle situation
; aussi rien ne pouvoit l' empêcher d' aller tous les jours à la caverne
faire de nouveaux efforts pour y entrer, du moins pour repaître ses yeux
des objets dont il méditoit la vengeance. Le calme dont jouissoient ceux
qu' il regardoit toujours comme ses esclaves, redoubloit ses fureurs. Les
yeux qu' ils avoient ouverts, leur silence à tous les reproches et à toutes
les injures dont il les accabloit, leurs attitudes même, tout étoit en eux
la marque du plus grand mépris. Un jour qu' il joignit les imprécations
contre le grand dieu, aux discours qu' il tenoit ordinairement, dieu permit
que Catnier, sans se remuer, lui répondît : méchant, peux-tu blasphémer
un dieu qui t' a laissé vivre, malgré les crimes que tu as commis ? Crois-tu
qu' il ait oublié de venger la mort du savant égyptien que ton avarice a
fait périr malgré tes sermens ? Dakianos, dont la colère étoit impuissante,
sortit outré des reproches accablans qu' il recevoit du chien de ses esclaves.
Quel sujet d' humiliation ! Mais loin de recourir à dieu et d' implorer
sa clémence, son orgueil se révolta ; et par un sentiment naturel aux méchans,
qui rendent ordinairement ceux qui leur sont soumis responsables des choses
qui ont blessé leur vanité, il fit, à son retour, exécuter dans la place
publique, plus de deux mille hommes qui refusoient de l' adorer. Ces exemples
de sévérité répandirent le feu de la révolte qui s' alluma de tous côtés
dans l' immensité de ses états ; et malgré les occupations que ces troubles
lui donnoient pour en arrêter le cours, un mouvement intérieur auquel il
ne pouvoit résister, le conduisoit toujours à la caverne. Qu' y vais-je
chercher ? Disoit-il en lui-même. Les reproches et le mépris d' un des plus
vils animaux, pendant que l' on m' adore de tous côtés, qu' un mot de ma
bouche sacrée est révéré. Que suis-je cependant aux yeux d' un animal que
dieu protege ? Un objet d' impuissance. Ah ! Dakianos, quelle honte ! Mais
du moins j' ai su la cacher, malgré ce dieu qui veut me tourmenter, et ses
efforts seront impuissans contre mon arrangement. Que je suis heureux d'
avoir dérobé à mes sujets la connoissance d' un tel malheur ! Que j' ai
eu d' esprit en faisant élever une muraille qui défende l' entrée de la
caverne, et d' empêcher, par les troupes que j' ai disposées, tous les hommes
de pouvoir y aborder ! Mais comment mes esclaves peuvent-ils y subsister
depuis que je les y tiens enfermés ? Sans doute ils ont quelque communication
dans la campagne, et cette communication m' est inconnue. Pour remédier
à cet inconvénient, il faut que j' environne la montagne de mes troupes.
Aussi-tôt il donna ordre à six cens mille hommes de former une enceinte
des plus exactes, et de ne laisser approcher personne d' un lieu si odieux
pour lui. Quand il eut pris ces nouvelles précautions, il revint à l' entrée
de la caverne, et dit d' une voix haute et fière : c' est à-présent que
vous serez obligés de vous remettre en ma puissance. Catnier lui répondit
encore : nous ne te craignons point, dieu nous protege ; mais, crois-moi,
retourne à éphèse, ta présence y devient nécessaire. Dakianos voyant qu'
il ne lui répondoit plus, revint à la ville, et trouva que l' on avoit égorgé
plusieurs eunuques de son sérail, violé et enlevé ses femmes. Dakianos,
outré de cet affront, ne put s' empêcher de retourner à la caverne, et de
dire à Catnier (parce qu' il étoit le seul qui lui répondoit) : si ton dieu
pouvoit me rendre l' honneur qu' on m' a ravi, je verrois... Catnier lui
répondit : dieu ne peut rendre l' honneur quand on l' a perdu. Va, retourne
à éphèse, d' autres malheurs t' y attendent. Ces paroles émurent Dakianos.
Il revint aussi-tôt sur ses pas, et trouva que le démon de la haîne s' étoit
emparé de ses trois fils, qu' ils avoient mis le sabre à la main, et que
l' ange de la mort alloit les enlever, ce qu' il fit à ses yeux. Quelle
douleur pour un père ! Quel chagrin pour un ambitieux, qui comptoit leur
donner à chacun l' empire d' une des parties du monde ! Dans la douleur
dont il étoit accablé, il ne put s' empêcher d' aller encore à la caverne.
Méchans, leur dit-il, quels tourmens ne dois-je pas vous faire souffrir,
quand vous serez entre mes mains ? Mais rendez-moi mes enfans, et je vous
pardonne tout ce que vous m' avez fait. Catnier, prenant toujours la parole,
lui répondit : dieu ne rend point des enfans quand il les a bannis du monde
pour punir leur père de ses crimes. Va, retourne à éphèse, tu mérites d'
éprouver encore de nouveaux malheurs. C' en est trop aussi, s' écria Dakianos
en se retirant ; et dans la rage et le désespoir de son coeur, il ordonna
à toutes ses troupes et à tous les habitans d' éphèse d' apporter chacun
une bûche ou un fagot. Ses ordres furent exécutés. Il fit placer cette énorme
quantité de bois devant la caverne, dans l' espérance d' étouffer ceux qu'
elle renfermoit ; mais le vent rabattit toutes les flammes de ce grand feu
contre l' armée qui prit la fuite, et contre la ville. Aucune maison n'
en fut cependant incommodée ; mais le feu s' attacha au palais de Dakianos,
qui fut absolument réduit en cendres, et toutes les richesses qu' il avoit
toujours amassées avec tant de soin, s' évanouirent à ses yeux, pendant
que la caverne n' éprouva pas la moindre altération. Ce dernier prodige
l' engagea à faire des prières aux sept dormans, et à Catnier lui-même,
en les priant d' intercéder pour lui. Le petit chien lui répondit : c' est
la crainte, et non la piété qui semble amollir la dureté de ton coeur. éloigne-toi,
dieu connoît tes pensées, tu ne peux le tromper. Dakianos se retira confus
de ce dernier reproche, mais encore plus outré de s' être humilié. Au milieu
de tous les malheurs qui se succédoient pour accabler cet ennemi de dieu,
la révolte qui s' étoit considérablement augmentée, exigeoit des exemples,
et la situation du coeur de Dakianos l' engageoit à les rendre de la plus
grande sévérité. Il fit pour cet effet élever au milieu de la place publique
et sur les ruines de son palais, un trône de fer ; il ordonna à toute sa
cour et à toutes ses troupes de s' habiller de rouge, et de porter des turbans
noirs ; il eut soin de prendre le même ajustement, pour faire périr en un
instant cinq ou six cens mille hommes qu' il vouloit sacrifier à la fois
à la sureté de son trône, aux mânes de ses enfans, à son honneur perdu,
et qui plus est, aux remords qui déchiroient son coeur. Mais avant de faire
cette cruelle exécution, il voulut encore aller visiter la caverne ; il
espéra que ses armes, qui sont ordinairement la confiance des méchants,
pourroient intimider ceux dont il n' avoit pu rien obtenir, ni par prières
ni par menaces. En arrivant, il redoubla ses blasphêmes. Tremble, méchant,
lui dit alors Catnier sans s' émouvoir plus qu' à son ordinaire, sans même
lever la tête qu' il avoit appuyée sur ses pattes. Que je tremble ! Reprit
Dakianos ; dieu ne peut me faire trembler : mais il peut te punir, poursuivit
Catnier, tu touches à ton dernier instant. Dakianos n' écoutant plus alors
que son ressentiment, prit son arc et ses fleches : nous verrons, dit-il,
si je ne suis pas au moins redoutable. Alors il lui décocha une fleche de
toute la force de son bras ; mais un pouvoir surnaturel la fit tomber aux
pieds de celui qui la tiroit, et dans le même instant, il sortit de la caverne
un serpent qui avoit plus de six-vingt pieds de longueur, et dont le regard
terrible et enflammé le fit trembler. Dakianos voulut prendre la fuite,
mais le serpent l' eut bientôt atteint ; il le prit par le milieu du corps,
et lui fit traverser la ville pour rendre tous ses sujets témoins de ses
craintes et de sa punition ; il le porta sur le trône de fer qu' il avoit
préparé pour sa cruelle vengeance. Ce fut là que le dévorant peu-à-peu et
par les extrémités, il donna, par les souffrances qu' il lui fit endurer,
un exemple terrible de la punition que méritoient son ingratitude et son
impiété. Le serpent revint ensuite dans la caverne, sans avoir fait le moindre
mal à personne, et tous les habitans d' éphèse en rendirent graces au tout-puissant.
Plusieurs rois succédèrent à Dakianos, et occupèrent son trône pendant cent-quarante
ans, après lesquels il tomba entre les mains des anciens grecs, qui en jouirent
encore l' espace de cent soixante-neuf ans. Quand le tems du sommeil des
sept dormans fut accompli, ce qui étoit écrit dans les livres de Dieu leur
arriva ; un des sept se réveilla dans le moment où l' aurore commençoit
à paroître. Il se leva sur son séant, en disant en lui-même : il me semble
que j' ai dormi tout au moins pendant vingt-quatre heures ; et peu-à-peu
les autres se réveillèrent, frappés de la même idée. Jemlikha, toujours
plus vif que les autres, se leva promptement, et fut très-étonné de trouver
à l' ouverture de la caverne une muraille construite de gros quartiers de
pierre, qui la fermoit exactement. Il revint trouver ses camarades, et leur
conta le sujet de sa surprise. Malgré cet inconvénient, ils convinrent qu'
il falloit absolument envoyer quelqu' un à la ville pour acheter des vivres.
Ils jettèrent les yeux sur le berger, et Jemlikha lui donna de l' argent,
en lui disant : tu ne cours aucun risque en y paroissant. Le berger sortit
pour leur rendre ce service. Dans ce moment, Catnier s' éveilla, parfaitement
guéri de ses trois pattes, et vint le caresser. Le berger fit de vains efforts
pour sortir de la caverne, car le passage que Dakianos s' étoit réservé
étoit comblé ; mais en examinant avec soin, il remarqua les énormes quartiers
de pierre dont la muraille étoit construite, il reconnut non sans étonnement,
qu' une partie des arbres étoit séchée, qu' une autre étoit tombée, que
l' eau des fontaines étoit différemment placée ; en un mot, il fut si troublé
des grands changemens qu' il apperçut, qu' il rentra dans la caverne pour
faire part de son étonnement à ses camarades. Ils se levèrent aussi-tôt
et sortirent pour en juger, mais chaque objet ne servit qu' à redoubler
leur embarras. Jemlikha dit alors au berger : donne-moi tes habits, je vais
moi-même à la ville chercher ce qui nous est nécessaire, et m' éclaircir
sur ce que nous ne pouvons comprendre. Le berger lui donna ses habits et
prit les siens. Jemlikha se fit avec beaucoup de peine un passage à travers
les ruines de cette épaisse muraille, suivit le chemin de la ville, et remarqua
sur la porte un étendart où l' on voyoit écrit : il n' y a point d' autre
dieu que le vrai Dieu . Il fut très-étonné qu' une nuit eût produit un si
grand changement. N' est-ce point disoit-il, une vision ? Veillé-je ? N'
éprouverois-je pas l' illusion d' un songe ? Pendant qu' il faisoit ces
embarrassantes réflexions, il vit sortir un homme du château ; il s' en
approcha et lui demanda si cette ville ne se nommoit pas éphèse ; cet homme
lui répondit simplement qu' elle s' appelloit ainsi. Comment nommez-vous
celui qui la gouverne ? Reprit aussi-tôt Jemlika. Elle appartient à Encouch,
il en est le roi, il y fait son séjour, lui repliqua le même homme. Jemlikha
toujours plus étonné poursuivit ses questions : que signifient ces mots
écrits sur cet étendart ? Lui demanda-t-il. L' homme satisfit sa curiosité,
en lui disant qu' ils représentoient les noms purs de dieu. Mais il me semble,
interrompit Jemlikha avec vivacité, que Dakianos est le roi de cette ville,
et qu' il s' y fait adorer comme dieu. Je n' ai jamais entendu parler d'
aucun roi qui se nommât ainsi, reprit l' habitant de la ville. Quel sommeil
singulier éprouvai-je à-présent, s' écria Jemlikha ? Réveillez-moi, je vous
conjure, lui dit-il. Cet homme, surpris à son tour, ne put s' empêcher de
lui dire : quoi ! Vous me faites des questions sages et raisonnables, vous
avez compris mes réponses, et vous croyez que vous dormez ? Jemlikha, honteux
de l' opinion qu' il donnoit de lui, le quitta, disant en lui-même : grand
dieu, m' avez-vous privé de la raison ! Dans ce trouble d' idées il entra
dans la ville, qu' il ne reconnut en aucune façon ; les maisons, les temples,
les sérails lui parurent sous une forme nouvelle ; enfin il s' arrêta à
la porte d' un boulanger, il choisit plusieurs pains et présenta son argent.
Le boulanger l' examina et regarda Jemlikha avec beaucoup d' attention ;
il en fut alarmé, et lui dit : pourquoi me regardes-tu, donne-moi ton pain,
prends ton argent, et ne t' embarrasse pas d' autre chose. Le boulanger
lui répondit avec une vive curiosité : où as-tu trouvé cet argent ? Que
t' importe ? Reprit Jemlikha. Je ne connois point cet argent, lui répliqua
le boulanger, il n' est point frappé au coin du roi qui regne aujourd' hui,
fais-moi part du trésor que tu es assez heureux sans doute pour avoir trouvé,
je te promets le secret. Jemlikha prêt à s' impatienter, lui dit : cet argent
est marqué au coin de Dakianos, le maître absolu de ce pays ; que puis-je
te dire de plus ? Mais le boulanger, toujours frappé de son idée, poursuivit
ainsi : tu viens de la campagne, crois-moi, ton métier de berger ne t' a
pas rendu assez fin pour me tromper, ni pour m' en imposer. Dieu t' a fait
la grace de te faire trouver un trésor, si tu ne consens à le partager avec
moi, je vais te déclarer au roi, il saura te faire arrêter, on saisira tes
richesses, et l' on te fera peut-être mourir pour n' avoir pas fait de déclaration.
Jemlikha, impatienté de tous les discours du boulanger, voulut prendre du
pain, et s' éloigner. Le boulanger le retint ; la dispute s' échauffa, et
le peuple s' assembla pour les écouter. Jemlikha disoit au boulanger : je
ne suis sorti qu' hier de la ville, je reviens aujourd' hui, qui peut te
faire imaginer que j' aie trouvé un trésor ? Rien n' est plus vrai, reprenoit
le boulanger, et je veux en avoir ma part. Un homme qui appartenoit au roi,
accourut au bruit, et dans l' incertitude de l' événement, il fut chercher
la garde, qui saisit Jemlikha et le conduisit devant le roi. On lui exposa
le sujet de la dispute, et le prince lui dit : où as-tu trouvé les vieilles
monnoies dont on parle ? Sire, lui répondit Jemlikha, je les ai apportées
hier de la ville, mais en une nuit éphèse a pris une forme si différente,
que je ne la connois plus ; tous ceux que j' ai rencontrés, tous ceux que
je vois, me sont inconnus ; cependant je suis né dans cette ville, et je
ne puis exprimer le trouble de mon esprit. Le roi lui dit : tu parois avoir
de l' esprit, ta physionomie est heureuse et n' a rien d' altéré, comment
tes paroles peuvent-elles être si peu raisonnables ? Est-ce pour m' abuser
que tu feins d' avoir perdu l' esprit ? Je veux absolument savoir où tu
as caché le trésor que ta bonne fortune t' a fait rencontrer. La cinquième
partie m' appartient de droit, et je consens à te laisser le reste. Sire,
lui répondit Jemlikha, je n' ai point trouvé de trésor, mais je crois avoir
perdu l' esprit. Jemlikha n' osoit parler trop clairement, il craignoit
toujours que ce roi qu' il ne connoissoit pas, ne fût un visir de Dakianos
qui le feroit conduire à ce prince qui pouvoit être absent. Heureusement
pour lui, Encouch avoit un visir dont l' esprit étoit pénétrant, et qui
avoit une très-grande connoissance des préceptes de la loi et de l' histoire
; celle de Dakianos ne lui étoit pas inconnue, et l' on avoit par-conséquent
quelque notion des sept dormans que l' on croyoit être dans la caverne voisine.
Les discours de Jemlikha lui donnèrent des soupçons, et pour les éclaircir,
il dit tout bas au roi : je suis fort trompé ou ce jeune-homme étoit attaché
à Dakianos ; Dieu l' éclaira, il quitta ce prince, et se retira dans une
caverne avec cinq de ses compagnons, un berger et un petit chien ; ces sept
personnes doivent sortir de cette caverne après avoir dormi trois cens neuf
ans, leur réveil doit attacher le peuple à la prière, et tout me porte à
croire que ce jeune-homme est celui que Dakianos aimoit avec tant de passion.
Encouch avoit avec raison beaucoup de confiance en son visir, ainsi s' adressant
à Jemlikha : conte-nous ton aventure sans aucun déguisement, lui dit-il,
ou je vais te faire arrêter. Jemlikha qui sentoit le besoin que ses amis
avoient de son retour, lui obéit, malgré la frayeur qu' il avoit de retrouver
Dakianos, et finit son récit qui se trouva conforme à tout ce que le visir
avoit lu dans l' histoire ; mais ce qui pouvoit encore plus convaincre le
roi, c' est qu' il ajouta : votre majesté saura que j' ai une maison, un
enfant et des parens dans la ville, ils rendront témoignage de tout ce que
je viens de dire. Songe, lui dit alors le prudent visir, que ce que tu as
raconté au roi est arrivé il y a trois cens neuf ans. Il faudroit donc nous
donner une preuve, reprit le roi. Je ne réponds point, par respect, reprit
Jemlikha, à la difficulté que l' on me fait ; mais pour vous persuader tout
ce que je viens d' avancer, c' est que dans la maison qui m' appartient
j' ai caché un trésor assez considérable, moi seul j' en ai connoissance.
Le roi et toute sa suite se mirent aussi-tôt en marche pour se rendre à
cette maison. Mais Jemlikha qui marchoit le premier pour les conduire, regardoit
de tous côtés, et ne reconnoissoit ni son quartier ni sa maison. Il étoit
dans cet embarras, quand dieu permit qu' un ange, sous la figure d' un jeune-homme,
vînt à son secours, et lui dit : serviteur de dieu, vous me paroissez bien
étonné. Comment voulez-vous que je ne sois pas surpris ? Lui répondit Jemlikha,
cette ville est si changée en une nuit que je ne puis trouver ma maison,
pas même le quartier où elle est située : suivez-moi, lui dit l' ange de
dieu ; je vais vous y conduire. Jemlikha, toujours accompagné du roi, des
beys et des visirs, suivit l' ange de dieu, qui s' arrêta quelque tems après
devant une porte, et disparut en lui disant : voilà votre maison. Jemlikha,
par un effort de confiance, y entra, et ne vit qu' un vieillard qui lui
étoit inconnu et qui étoit entouré de plusieurs jeunes-gens ; il les salua
tous fort poliment, et dit au vieillard avec douceur : cette maison m' appartient,
à ce que je crois ; pourquoi vous y trouvai-je et qu' y faites-vous ? Je
crois que vous vous trompez, lui répondit le vieillard avec la même douceur
; cette maison est depuis long-tems dans notre famille ; mon grand-père
l' a laissée à mon père qui n' est pas encore mort, et qui, dans la vérité,
n' a plus qu' un souffle de vie. Les jeunes-gens voulurent répondre, et
s' emportèrent contre Jemlikha. Mais le vieillard leur dit : ne vous fâchez
point, mes enfans, l' emportement n' est jamais nécessaire. Il a peut-être
quelque bonne raison à nous donner, écoutons-le. Ensuite il se tourna du
côté de Jemlikha, et lui dit : comment cette maison peut-elle vous appartenir
? De quel droit le prétendez-vous ? Qui êtes-vous ? Ah ! Mon cher vieillard,
reprit Jemlikha, comment pourrois-je vous persuader mon aventure ; aucun
de ceux à qui je l' ai racontée n' a voulu y ajouter foi, je n' y puis rien
comprendre moi-même ; jugez de la situation où je suis. Le vieillard, touché
de sa douleur, lui dit : prenez courage, mon enfant, je m' intéresse à vous,
mon coeur s' est ému en vous voyant. Jemlikha, rassuré par ce discours,
raconta au vieillard tout ce qui lui étoit arrivé ; et celui-ci n' eut pas
plutôt entendu son récit, qu' il alla chercher un portrait pour le comparer
à Jemlikha. Quand il l' eut examiné quelque tems, il soupira, son trouble
et son émotion redoublèrent ; il baisa plusieurs fois le portrait, et se
jetta aux pieds de Jemlikha en frottant son visage tout ridé, et tenant
sa barbe blanchie par les années ; il s' écria : ah ! Mon cher grand-père.
Les torrens de larmes qui couloient de ses yeux l' empêchèrent d' en dire
davantage. Le roi et ses visirs, que cette scène avoit rendus forts attentifs
à la conversation, dirent alors au vieillard : quoi ! Vous le reconnoissez
pour votre grand-père ? Oui, sire, lui répondit-il, c' est le père de mon
père. Mais il ne put achever ces mots sans fondre encore en larmes. Ensuite
il le prit par la main et le conduisit par toute la maison. Jemlikha dit
en appercevant une poutre de cyprès : c' est moi qui ai fait placer cette
poutre, on trouvera sous son extrémité une grande pierre de grenat, elle
couvre dix vases pareils à ceux qui sont dans le trésor des rois ; ils sont
remplis de pieces d' or marquées au coin de Dakianos, et chacune de ces
pieces pese cent drachmes. Pendant que l' on travailloit à découvrir la
poutre de cyprès, le vieillard s' approcha de Jemlikha avec le plus grand
respect, et lui dit : mon père, qui est votre fils, est encore en vie ;
mais il a si peu de force que j' ai été obligé de l' envelopper dans du
coton, et de le mettre dans un panier que j' ai pendu à un clou. C' est
lui qui m' a conté quelques-unes des choses que vous venez de me dire ;
venez voir, continua-t-il, mon père et votre fils. Jemlikha le suivit dans
une chambre voisine. Il décrocha un petit panier dont il tira un paquet
de coton ; le paquet renfermoit un vieillard qui n' étoit pas plus gros
qu' un enfant qui vient de naître ; on lui fit avaler un peu de lait ; il
ouvrit les yeux et reconnut encore Jemlikha l' objet de son amour. Il ne
put s' empêcher de verser un torrent de larmes, et Jemlikha ne put retenir
les siennes. Quel étonnement pour tous ceux qui voyoient un jeune-homme
dont le fils étoit dans cet excès de décrépitude, le fils de son fils, un
vieillard accablé d' années, et les enfans de ce vieillard ressemblans pour
la force et la vigueur à leur bisaïeul. Le peuple, à la vue de cette merveille,
ne put s' empêcher d' admirer la grandeur et la puissance de dieu. On examina
les annales, on vit que les trois cens neuf ans étoient accomplis le même
jour. Quand la poutre de cyprès fut levée, on trouva tout ce que Jemlikha
avoit annoncé ; il fit présent d' une partie de ce trésor au roi, et donna
l' autre aux enfans de son fils. Le roi dit ensuite à Jemlikha : nous sommes
à-présent convaincus de la vérité de ton histoire, allons trouver tes camarades
dans la caverne, et leur porter des secours. Je n' ai point d' autres voeux
à former, lui répondit Jemlikha. Le prince fit porter beaucoup de vivres
avec lui, et partit accompagné du peuple et de son armée pour se rendre
à la caverne ; elle parut si affreuse que personne n' eut le courage d'
y entrer. L' on assure cependant que le roi s' y détermina, qu' il vit les
compagnons de Jemlikha, mais que ce fut au moment que lui-même en entrant,
rendit l' esprit avec tous les autres, et le petit chien. Il les entendit
même faire leurs actes d' adoration au souverain maître de l' univers, et
mourir en les prononçant. Encouch fit apporter tout ce qu' il falloit pour
leur rendre les derniers devoirs, et les fit enterrer dans la même caverne
où ils avoient dormi si long-tems. Quand tout le monde en fut sorti, par
une permission particulière de dieu, l' entrée de la caverne se ferma, sans
que, depuis ce tems, il ait été possible à aucun homme d' y entrer. Le roi
voulut qu' on élevât, à quelques pas de-là, une colonne sur laquelle il
fit graver l' histoire des sept dormans, afin de faire connoître la puissance
de dieu, d' inspirer de l' horreur pour l' ingratitude, et de montrer par
cet exemple quel est le pouvoir de la prière. Le roi de Perse, dont les
yeux avoient commencé à se fermer pendant le récit de Moradbak, revint à
lui lorsqu' elle cessa de parler, comme ceux qu' un bruit égal endort, sont
réveillés par le silence. Je suis assez content de ton histoire, dit à la
fille de Fitéad, et je commence à espérer que ma maladie n' est pas incurable.
J' ai écouté avec assez d' attention le commencement de l' histoire ; mais
je ne me suis pas beaucoup intéressé à ton petit chien, et je me suis presqu'
endormi avec Jemlika comme si j' eusse été dans sa caverne : ainsi je ne
sais trop ce qui s' y est passé. Si votre majesté est curieuse de le savoir,
je reprendrai mon récit à cet endroit. Non, dit le roi, j' en ai assez pour
une première fois, il suffit que j' aie éprouvé quelque soulagement ; il
est inutile de me rappeller de quelle façon, pourvu que mon médecin me donne
des remedes qui produisent un bon effet, je ne m' embarrasse pas de savoir
de quoi ils sont composés. Adieu, reviens demain à la même heure. Moradbak
sortit avec son père, qui étoit dans la plus grande admiration, et qui ne
concevoit pas comment il avoit fait une fille si parfaite. Moradbak, avec
la même simplicité, revint le lendemain. Le roi témoigna quelque plaisir
en la voyant, elle s' assit et prit ainsi la parole.