Histoire du {#derviche} Abounadar
- Comte de Caylus
Un derviche, vénérable par son âge, tomba malade chez une femme veuve depuis
long-tems, et qui vivoit dans une grande pauvreté dans le fauxbourg de Balsora.
Il fut si touché des soins et du zele avec lesquels il avoit été secouru,
qu' au moment de son départ, il lui dit : j' ai remarqué que vous avez de
quoi vivre pour vous seule, mais que vous n' avez point assez de bien pour
le partager avec votre fils unique, le petit Abdalla ; si vous voulez me
le confier, je ferai mon possible pour reconnoître en lui les obligations
que je vous ai de vos soins. La bonne femme reçut sa proposition avec joie
; et le derviche partit avec le jeune-homme, en l' avertissant qu' ils alloient
faire un voyage de deux ans. En parcourant le monde, il le fit vivre dans
l' opulence, lui donna d' excellentes instructions, le secourut dans une
maladie mortelle dont il fut attaqué ; enfin il en eut autant de soin qu'
il en auroit eu de son fils. Abdalla lui témoigna cent fois combien il étoit
reconnoissant de ses bontés, mais le vieillard lui disoit toujours : mon
fils, c' est par les actions que la reconnoissance se prouve ; nous verrons
en tems et lieu. Ils se trouvèrent un jour en continuant leur voyage dans
un endroit écarté, et le derviche dit à Abdalla : mon fils, nous voici au
terme de nos courses ; je vais employer mes prières pour obtenir du ciel
que la terre s' ouvre, et fasse une ouverture qui te permette d' entrer
dans un lieu où tu trouveras un des plus grands trésors que la terre renferme
dans son sein. Auras-tu bien le courage de descendre dans ce souterrein
? Continua-t-il. Abdalla lui jura qu' il pouvoit compter sur son obéissance
et sur son zele. Alors le derviche alluma un petit feu dans lequel il jetta
du parfum ; il lut et pria quelques momens, à la fin desquels la terre s'
ouvrit, et le derviche lui dit : tu peux entrer, mon cher Abdalla, songe
qu' il ne tient qu' à toi de me rendre un grand service, et que voilà peut-être
la seule occasion de me témoigner que tu n' es point un ingrat : ne te laisses
point éblouir par toutes les richesses que tu vas trouver ; ne pense qu'
à te saisir d' un chandelier de fer à douze branches que tu trouveras auprès
d' une porte, il m' est absolument nécessaire, viens aussi-tôt me l' apporter.
Abdalla promit tout, et descendit plein de confiance dans le souterrein.
Mais oubliant ce qui lui avoit été si expressément recommandé, dans le tems
qu' il remplissoit ses vêtemens de l' or et des diamans dont le souterrein
renfermoit des amas prodigieux, l' ouverture par laquelle il étoit entré,
se ferma. Il eut cependant la présence d' esprit de saisir le chandelier
de fer que le derviche lui avoit si fort recommandé ; et quoique la situation
où il se trouvoit fût des plus terribles, il ne s' abandonna point au désespoir.
Et ne pensant qu' aux moyens de sortir d' un lieu qui pouvoit devenir son
tombeau, il comprit que le souterrein ne s' étoit refermé que parce qu'
il n' avoit pas exactement suivi les ordres du derviche ; il se rappella
les bontés et les soins dont il l' avoit accablé, se reprocha son ingratitude,
et finit par s' humilier devant dieu. Enfin, après beaucoup de peines et
d' inquiétudes, il fut assez heureux pour trouver un passage étroit qui
le fit sortir de cette caverne obscure. Ce ne fut, à la vérité, qu' après
l' avoir suivi un assez long espace de tems, qu' il apperçut une petite
ouverture couverte de ronces et d' épines, par laquelle il revint à la lumière.
Il regarda de tous côtés pour voir s' il n' appercevroit pas le derviche
; mais ses soins furent inutiles ; il vouloit lui remettre le chandelier
qu' il avoit tant envie d' avoir, et formoit le dessein de le quitter, se
trouvant assez riche de ce qu' il avoit pris dans le trésor, pour se passer
de son secours. N' appercevant point le derviche, et ne reconnoissant aucun
des lieux où il avoit passé, il marcha quelque tems au hazard, et fut très-étonné
de se trouver devant la maison de sa mère, dont il se croyoit très-éloigné.
Elle lui demanda d' abord des nouvelles du saint derviche. Abdalla lui conta
naïvement ce qui lui étoit arrivé, et le danger qu' il avoit couru pour
satisfaire une fantaisie très-déraisonnable qu' il avoit eue ; ensuite il
lui montra les richesses dont il s' étoit chargé. Sa mère conclut en les
voyant que le derviche n' avoit voulu que faire l' épreuve de son courage
et de son obéissance, et qu' il falloit profiter du bonheur que la fortune
lui avoit présenté, ajoutant que telle étoit sans doute l' intention du
saint derviche. Pendant qu' ils contemploient ces trésors avec avidité,
qu' ils en étoient éblouis, et qu' ils faisoient mille projets en conséquence,
tout s' évanouit à leurs yeux. Ce fut alors qu' Abdalla se reprocha son
ingratitude et sa désobéissance. Et voyant que le chandelier de fer avoit
résisté à l' enchantement, ou plutôt à la punition que mérite celui qui
n' exécute pas ce qu' il a promis ; il dit en se prosternant : ce qui m'
arrive est juste, j' ai perdu ce que je n' avois pas envie de rendre, et
le chandelier que je voulois remettre au derviche m' est demeuré ; c' est
une preuve qu' il lui appartient, et que le reste étoit mal acquis. Les
premières fautes que l' on commet sont ordinairement accompagnées de remords,
mais ils ne sont pas de durée. En achevant ces mots, il plaça le chandelier
au milieu de leur petite maison. Quand la nuit fut venue, sans y faire aucune
réflexion, il mit dans ce chandelier la lumière qui devoit les éclairer.
Aussi-tôt ils virent paroître un derviche, qui tourna pendant une heure,
et disparut après leur avoir jetté un aspre. Ce chandelier avoit douze branches.
Abdalla, qui fut occupé tout le jour de ce qu' il avoit vu la veille, voulut
juger de ce qui pourroit arriver le lendemain, s' il mettoit une lumière
dans chacune. Il le fit, et douze derviches parurent à l' instant ; ils
tournèrent également pendant une heure, et leur jettèrent chacun un aspre
en disparoissant. Il répéta tous les jours cette même cérémonie, et toujours
elle eut le même succès ; mais jamais il ne put réussir qu' une fois dans
les vingt-quatre heures. Cette somme modique que leur donnoient les derviches
étoit suffisante pour les faire subsister dans une certaine aisance, lui
et sa mère ; ils avoient été long-tems sans en desirer davantage pour être
heureux, mais elle n' étoit pas assez considérable pour changer avantageusement
leur fortune. Ce n' est jamais sans danger que l' imagination se repaît
de l' idée des richesses. La vue de ce qu' ils avoient cru posséder, les
projets qu' ils formoient sur l' emploi qu' ils en feroient, toutes ces
choses avoient laissé des traces si profondes dans l' esprit d' Abdalla,
que rien ne pouvoit les effacer. Ainsi, voyant le peu d' avantage qu' il
retiroit du chandelier, il prit le parti de le reporter au derviche, dans
l' espérance qu' il pourroit obtenir le trésor qu' il avoit vu, ou du moins
retrouver les richesses qui s' étoient évanouies à ses yeux, en lui rapportant
une chose pour laquelle il avoit témoigné un si grand desir. Il étoit assez
heureux pour avoir retenu son nom et celui de la ville qu' il habitoit.
Il partit donc au plutôt pour se rendre à Magrebi, il fit ses adieux à sa
mère, et se mit en marche avec son chandelier, qu' il faisoit tourner tous
les soirs, et qui lui fournissoit par ce moyen de quoi vivre sur sa route,
sans avoir besoin de recourir à la compassion et aux aumônes des fideles.
Quand il fut arrivé à Magrebi, son premier soin fut de demander à quel couvent
ou dans quelle maison Abounadar étoit logé. Il étoit si connu que tout le
monde lui enseigna sa demeure ; il s' y rendit aussi-tôt, et trouva cinquante
portiers qui gardoient la porte de sa maison, ils avoient chacun un bâton,
avec une pomme d' or à la main ; les cours de ce palais étoient remplies
d' esclaves et de domestiques ; jamais enfin le séjour d' aucun prince n'
avoit étalé tant de magnificence. Abdalla frappé d' étonnement et d' admiration,
ne pouvoit se déterminer à passer plus avant. Certainement, disoit-il en
lui-même, ou je me suis mal expliqué, ou ceux à qui je me suis adressé ont
voulu se moquer de moi, voyant que j' étois étranger ; ce n' est point ici
la demeure d' un derviche, c' est celle d' un roi. Il étoit dans cet embarras,
quand un homme vint à lui, et lui dit : Abdalla, sois le bien arrivé ; mon
maître Abounadar t' attend depuis long-tems ; ensuite il le conduisit dans
un pavillon agréable et magnifique, où le derviche étoit assis. Abdalla
frappé des richesses qu' il voyoit de tous les côtés, voulut se prosterner
à ses pieds ; mais Abounadar l' en empêcha, et l' interrompit quand il voulut
se faire un mérite du chandelier qu' il lui présenta. Tu n' es qu' un ingrat,
lui dit-il, crois-tu m' en imposer ? Je n' ignore aucune de tes pensées
; et si tu avois connu le mérite de ce chandelier, jamais tu ne me l' aurois
apporté. Je vais te faire connoître sa véritable utilité. Aussi-tôt il mit
une lumière dans chacune de ses branches, et quand les douze derviches eurent
tourné quelque tems, Abounadar leur donna à chacun un coup de bâton, et
dans le moment ils furent convertis en douze monceaux de sequins, de diamans
et d' autres pierres précieuses. Voilà, lui dit-il, l' usage que l' on doit
faire de cette merveille. Au reste, je ne l' ai jamais desirée que pour
la placer dans mon cabinet comme un talisman composé par un sage que je
révère, et que je suis bien aise de montrer à ceux qui de tems-en-tems viennent
me rendre visite. Et pour te prouver, ajouta-t-il que la curiosité est le
seul motif de la recherche que j' en ai faite, voici les clefs de mes magasins,
ouvre-les, et tu jugeras quelles sont mes richesses ; tu me diras si le
plus insatiable des avares ne s' en contenteroit pas. Abdalla lui obéit,
et parcourut douze magasins d' une très-grande étendue, si remplis de toutes
sortes de richesses, qu' il ne pouvoit distinguer celles qui méritoient
le plus son admiration ; mais toutes méritoient et produisoient son desir.
Cependant le regret d' avoir rendu le chandelier, et celui de n' en avoir
pas connu l' usage, déchiroient le coeur d' Abdalla. Abounadar ne fit pas
semblant de s' en appercevoir, au contraire, il le combla de caresses, le
garda quelques jours dans sa maison, et voulut qu' on le traitât comme lui-même.
Quand il fut à la veille du jour qu' il avoit fixé pour son départ, il dit
: Abdalla, mon fils, je te crois corrigé par ce qui t' est arrivé, du vice
affreux de l' ingratitude. Cependant je te dois une marque de reconnoissance
pour avoir entrepris un si grand voyage dans la vue de m' apporter une chose
que j' avois desirée ; tu peux partir, je ne te retiens plus ; tu trouveras
demain à la porte de mon palais un de mes chevaux pour te porter ; je t'
en fais présent, aussi bien que d' un esclave qui conduira jusques chez
toi deux chameaux chargés d' or et de pierres précieuses que tu choisiras
toi-même dans mes trésors. Abdalla lui dit tout ce qu' un coeur sensible
à l' avarice peut exprimer quand on satisfait sa passion, et alla se coucher
en attendant le lendemain, jour fixé pour son départ. Pendant la nuit, il
fut toujours agité, sans pouvoir penser à autre chose qu' au chandelier
et à ce qu' il produisoit. Je l' ai eu, disoit-il, si long-tems en ma puissance
! Jamais Abounadab n' en eût été possesseur sans moi. Quel risque n' ai-je
point couru dans le souterrein ! Pourquoi possede-t-il aujourd' hui ce trésor
des trésors ? Parce que j' ai eu la bonne-foi, ou plutôt la sottise de le
lui rapporter ; il profite de mes peines et du danger que j' ai pu courir
dans un si grand voyage. Et que me donne-t-il en reconnoissance ? Deux méchans
chameaux chargés d' or et de pierreries ; en un moment le chandelier m'
en eût fourni mille fois davantage. C' est Abounadar qui est un ingrat,
disoit-il. Quel tort lui ferois-je en prenant ce chandelier ? Aucun, assurément,
car il est si riche, et moi, que possédé-je ? Ces idées le déterminèrent
enfin à faire son possible pour s' emparer du chandelier. La chose ne lui
fut pas difficile, Abounadar lui avoit confié les clefs de ses magasins.
Il savoit où le chandelier étoit placé, il s' en saisit, le cacha au fond
d' un des sacs qu' il remplissoit de pieces d' or et des autres richesses
qu' on lui avoit permis d' emporter, et le fit charger avec tout le reste
sur ses chameaux. Il n' eut plus d' autre empressement que de s' éloigner,
et après avoir promptement dit adieu au généreux Abounadar, il lui remit
ses clefs, et partit avec son cheval, son esclave et ses deux chameaux.
Quand il fut à quelques journées de Balsora, il vendit son esclave, ne voulant
point avoir un témoin de son ancienne pauvreté ni de la source de ses richesses.
Il en acheta un autre, et se rendit sans obstacle chez sa mère, qu' il voulut
à-peine regarder, tant il étoit occupé de ses trésors. Son premier soin
fut de mettre les charges de ses chameaux et le chandelier dans une chambre
au fond de la maison ; et dans l' impatience où il étoit de repaître ses
yeux d' une opulence réelle, il mit des lumières dans le chandelier, et
les douze derviches parurent ; il leur donna à chacun un coup de bâton de
toute sa force, dans la crainte de manquer aux loix du talisman. Mais il
n' avoit pas remarqué qu' Abounadar tenoit, en les frappant, le bâton de
la main gauche. Abdalla, par un mouvement naturel, se servit de sa droite
; et les derviches, au lieu de devenir des monceaux de richesses, tirèrent
aussi-tôt de dessous leur robe chacun un bâton formidable, dont ils le frappèrent
si long-tems et si fort, qu' ils le laissèrent presque mort, et disparurent
en emportant les charges et les chameaux, l' esclave, le cheval et le chandelier.
C' est ainsi, seigneur, qu' Abdalla fut puni par la pauvreté, et presque
par la mort, d' une ambition aussi démesurée, peut-être pardonnable s' il
ne l' avoit pas accompagnée d' une ingratitude aussi condamnable que téméraire,
puisqu' il n' avoit pas la ressource de pouvoir dérober ses perfidies aux
yeux trop éclairés de son bienfaiteur. Naour parut content de son histoire,
et dit à Aboucazir qu' elle lui avoit fait d' autant plus de plaisir, qu'
elle étoit un exemple du juste châtiment du plus noir de tous les vices,
trop commun parmi les hommes, et que rien ne peut jamais rendre excusable.
Fatmé étoit trop intéressée à cette histoire pour n' en pas dire son avis.
Elle s' étoit reconnue sous l' allégorie du trésor, dont la possession ne
peut être que desirée ; elle ne doutoit pas qu' elle ne fût précieuse aux
yeux d' Aboucazir ; mais dans la peinture qu' il avoit faite de l' ingratitude
d' Abdalla, elle avoit trop apperçu pour son bonheur toute la timidité de
son amant ; sa fidélité pour son maître n' étoit pas ce qui l' inquiétoit
le plus, et les derniers mots qu' il avoit dits lui prouvoient qu' il étoit
moins embarrassé de le trahir que de la tromper. Je conviens, seigneur,
dit-elle, que l' histoire qu' on vient de nous raconter est aussi agréable
que la morale en est juste ; mais je ne puis m' empêcher d' y voir qu' Aboucazir
a voulu faire la critique de la mienne. J' ai blâmé dans Naerdan la timidité
que lui inspiroit une reconnoissance mal entendue, qui pensa lui coûter
son bonheur et celui de la personne qu' il aimoit ; Aboucazir auroit tort
de croire que j' ai voulu faire une vertu de l' ingratitude ; je pense si
différemment, que celle d' Abdalla ne me paroît pas assez punie, c' est
un défaut dans son histoire ; l' intérêt, qui ne peut lui même être l' objet
de la vertu, peut encore moins excuser du vice. Ce que l' amour engage quelquefois
à faire doit être moins sévèrement condamné. Il rend les coupables trop
à plaindre, et tout l' univers est intéressé à l' indulgence dans ce cas.
Abdalla, continua-t-elle, pouvoit, en s' attachant au derviche, partager
ses richesses et être heureux ; il y avoit de la folie à prétendre le tromper
; il faut laisser cet art et cette adresse aux amans à qui seuls ils sont
permis ; ils savent si bien les mettre en usage, qu' il n' est point de
surveillans qu' ils n' abusent. Aboucazir baissa les yeux pour éviter un
regard que le roi surprit, et qui ne l' éclaira pas suffisamment ; cependant
agité, et l' esprit occupé de réflexions qui lui étoient inconnues, il dit
qu' il vouloit se retirer ; mais il fit promettre à Fatmé de lui conter
une histoire qui lui prouvât ce qu' elle venoit d' avancer. Et le lendemain,
à la fin de leur soupé, le roi s' étant facilement remis de l' impression
légère qu' il avoit reçue, voici ce qu' elle lui conta.
Histoire du {#Griffon} - Comte de
Caylus
Sultan Suleîman en montant sur le trône, déclara le griffon qui habitoit
la montagne de Kaf, le roi de tous les oiseaux. Quoique cet animal intelligent
eût dix-sept cens especes d' oiseaux qui lui fussent soumises, il demeura
toujours au service de ce prince, et venoit tous les matins lui faire sa
cour. Le griffon étoit un jour présent à une dispute, ou plutôt à une conférence
que les docteurs de la loi avoient en présence de Suleïman. Il y en eut
un qui dit que l' on ne pouvoit aller contre les décrets de dieu. Le griffon
étonné de cette proposition, l' interrompit, et dit à haute voix : je soutiens
que je puis empêcher ce que dieu aura résolu. Les docteurs lui représentèrent
inutilement la folie et l' impiété de ce qu' il avançoit ; et dieu qui l'
avoit entendu, voulut voir quel étoit son projet, et quelles mesures le
griffon pourroit prendre pour faire échouer ce qu' il auroit déterminé.
Je veux, dit-il faire épouser la fille roi d' occident au fils du roi d'
orient. Allez, dit-il à Gabriël, faites savoir mes intentions à Suleïman,
nous verrons ce que le griffon pourra faire pour mettre obstacle à ce mariage.
Suleïman fit part au griffon des volontés de dieu, et lui fit encore des
remontrances pour lui faire sentir le ridicule de son entreprise ; mais
il persista toujours dans son opinion, et dit qu' il trouveroit les moyens
d' empêcher ce mariage. Je veux bien t' avertir, continua l' empereur, que
la reine d' occident vient dans le moment d' accoucher de la fille qu' on
destine au fils de l' empereur d' orient. Le griffon prit aussi-tôt son
vol, sans avoir trouvé que la chouette qui fût de son sentiment. Elle fut
la seule de tous les oiseaux qui soutînt que le griffon réussiroit dans
son projet. Il traversa les airs avec la plus grande rapidité, et bientôt
il arriva en occident, et chercha quelque tems des yeux, pour reconnoître
les lieux que cette petite princesse habitoit : enfin il l' apperçut dans
son berceau environnée de ses nourrices. Il fondit du haut des airs sur
cet endroit ; les femmes qui l' environnoient prirent la fuite, et il enleva
la princesse sans autre obstacle, et la porta sur la montagne du Kaf ou
étoit son nid. Ce griffon étoit fémelle ; ainsi toutes les nuits il lui
donnoit à tetter ; et son lait fut si bon, qu' elle se trouva bientôt en
état d' êre sevrée. Enfin elle jouit toujours d' une très-bonne santé, et
devint aussi grande que belle ; le griffon même n' épargna rien pour lui
donner une éducation convenable, soit en lui montrant à lire et à écrire,
soit en s' entretenant avec elle sur les lectures qu' il lui ordonnoit de
faire. La princesse qui la regardoit comme sa mère, lui obéissoit aveuglément,
et s' occupoit tout le jour dans la solitude de son nid ; car le griffon
continuoit d' aller tous les matins rendre à Suleïman les services que ce
prince exigeoit de lui. Il est vrai qu' il revenoit tous les soirs donner
à manger et s' entretenir avec sa chère petite fille. Elle parvint enfin
à l' âge de pouvoir être mariée ; et ce fut dans ce tems-là que le fils
du roi d' occident prit possession du trône que son père lui laissa par
sa mort. Ce prince étoit si passionné pour la chasse, qu' il ne laissoit
passer aucun jour sans prendre ce divertissement ; mais enfin s' ennuyant
de chasser dans les mêmes endroits, et toujours les mêmes animaux, il dit
à ses visirs : embarquons-nous pour aller chasser dans des lieux éloignés
et qui nous seront nouveaux ; pendant notre absence, nous donnerons à ce
pays le tems de se repeupler de gibier. Les visirs lui répondirent : prince,
c' est à vous à donner vos ordres, et à nous à les exécuter. Ils firent
aussi-tôt préparer des petits bâtimens pour aborder plus aisément les terres.
Le jeune roi s' embarqua avec sa cour et ses vizirs, et mit à la voile.
Comme il n' avoit point d' objet déterminé, tous les vents lui furent convenables.
Après avoir chassé dans plusieurs îles où sa flotte mouilla, il s' éleva
une si furieuse tempête, que tous ses vaisseaux furent brisés ou dispersés
; mais par la permission de dieu, le seul vaisseau que montoit le prince
arriva au pied de la montagne de Kaf. Quelques-uns de ses officiers mirent
pied à terre avec lui, et furent très-surpris de trouver le pays inhabité,
et de n' appercevoir que des montagnes affreuses et escarpées. Cependant,
malgré l' aridité de ce climat, ils se mirent à chasser. Le prince, sans
y faire aucune attention, se sépara d' eux et se perdit. Il marcha quelque
tems à l' aventure ; enfin il apperçut un arbre dont la grosseur l' étonna
; quatre cens hommes n' auroient pu l' embrasser, son élévation étoit proportionnée
à la circonférence de sa tige, et ce fut avec un égal étonnement qu' il
découvrit un nid sur cet arbre. Il étoit à plusieurs étages, et son étendue
surpassoit celle des plus grands châteaux. Il étoit formé par des poutres
et des madriers de bois de cedre, de sandal, et de tous ceux que leur bonne
odeur a rendus célebres. Le jeune prince examinoit avec la plus grande attention
ces prodiges de l' art et de la nature, quand il apperçut par une espece
d' embrasure ou d' intervalle que laissoient les bois qui formoient cet
admirable nid, une jeune personne plus admirable encore. Elle ne fut pas
long-tems sans l' appercevoir de son côté. Après s' être regardés quelques
instans sans pouvoir proférer une parole, tant ils étoient également surpris
et charmés. Dieu permit qu' ils entendissent leur langage. Le prince s'
écria : ô soleil de beauté, que pouvez-vous faire dans une habitation si
peu digne de vos charmes ? Hélas ! Dit-elle, je passe les journées seule,
et la nuit avec ma mère. Elle est au service de Suleïman, ajouta-t-elle.
Le prince alloit d' étonnement en étonnement ; mais il fut au comble quand
elle lui dit que sa mère avoit des aîles, et que la montagne sur laquelle
ils étoient, se nommoit la montagne de Kaf, si célebre dans le monde, et
si peu fréquentée. Le prince lui apprit de son côté comment un heureux hasard
l' avoit conduit auprès d' elle. La jeune princesse, pendant qu' il l' instruisoit
de sa destinée, disoit en elle-même : ce jeune-homme est de mon espece,
il me ressemble. Que je serois contente de vivre avec lui ! Ma mère n' est
pas assez heureuse pour être faite comme nous, et sa figure n' est pas,
à beaucoup près, si belle. Il est vrai, continua-t-elle, mais elle a des
aîles. Ah ! Si j' en avois, que je serois bientôt à ses côtés pour ne m'
en jamais séparer ! Après cette tendre réflexion, elle lui dit : ne pourriez-vous
pas trouver le moyen de monter dans le nid ? Nous aurions moins de peine
à nous entretenir. Hélas ! Je ne le puis, répliqua le prince. Si la chose
étoit possible, aurois-je attendu que vous m' en eussiez fait la proposition
? Me serois-je laissé prévenir ? Dans le doute où je suis, reprit la princesse,
si ma mère trouveroit bon que vous fussiez avec moi, je crois avoir trouvé
un moyen pour vous voir à son insu. Vous voyez, seigneur, dit Fatmé en s'
interrompant et en jettant un coup-d' oeil enflammé sur Aboucazir, pour
l' engager à tout entreprendre ; vous voyez dit-elle, que le sentiment éclaire
naturellement ceux que le monde a le moins formés. Le prince, continua Fatmé,
demanda à la princesse quel moyen elle imaginoit. Il n' en est aucun, dit-il,
que je ne mette en usage pour vous voir et vous adorer. Je suis charmée,
lui dit-elle, de reconnoître en vous des sentimens si conformes aux miens.
Vuidez le corps de ce chameau que vous voyez à quelques pas de vous, il
vient de mourir ; le soleil l' aura bientôt séché : vous le garnirez de
toutes les plantes odoriférantes dont vous êtes environné ; vous vous enfermerez
ensuite dans son corps, de façon à ne pouvoir être apperçu, et je prierai
ma mère de me l' apporter pour en examiner la structure, elle ne me refusera
pas ; et demain matin, son départ nous laissera toute la liberté que nous
pouvons desirer. Tout se passa comme elle l' avoit projetté ; et le prince
étant dans le nid, rien ne les empêcha de passer ensemble les momens les
plus heureux. Quand la mère revenoit à son nid, ils l' appercevoient aisément
de loin, et le prince rentroit aussi-tôt dans son chameau, pour n' en sortir
qu' après son départ. Cependant la princesse devint grosse, et quand elle
fut prête d' accoucher, dieu ordonna encore à l' ange Gabriël d' en avertir
Suleïman. Il fit aussi-tôt appeller le griffon, et lui demanda s' il avoit
empêché le mariage du roi d' orient avec la fille du roi d' occident. Sans
doute, lui répondit-il, la princesse est en mon pouvoir depuis long-tems
: je défie personne de l' avoir approchée ; elle est dans mon nid sur la
montagne de Kaf : c' est assez vous assurer qu' elle n' a jamais vu que
moi. Va la chercher tout-à-l' heure, lui répondit le prince, je veux la
voir et juger par moi-même si tu ne m' en imposes point. Le griffon y consentit
avec joie ; et Suleïman, pour être sûr de n' être pas trompé, donna ordre
à deux autres gros oiseaux de l' accompagner pour lui rendre compte de sa
conduite. Les oiseaux partirent, et Suleïman fit assembler un divan composé
de presque toute sa cour et des docteurs de la loi, pour être témoins de
tout ce qui alloit arriver. La jeune princesse entendit heureusement le
bruit que les oiseaux faisoient en volant : elle en fut très-étonnée ; car
jamais sa mère n' étoit revenue à une telle heure. Elle n' eut que le tems
de faire retirer le prince qui s' entretenoit avec elle, et celui de le
cacher promptement dans le chameau. Cependant sans rien témoigner de la
frayeur qu' elle avoit éprouvée, elle ne put s' empêcher de marquer à sa
mère l' étonnement que lui causoit son retour, et l' arrivée des deux oiseaux
dont elle étoit accompagnée. Ma fille, Suleïman te demande, lui répondit
le griffon, il faut partir à sa cour. La princesse étonnée pour son amant
qu' elle ne pouvoit abandonner, ne perdit point le jugement, et lui dit
: comment avez-vous résolu, ma mère, de me conduire ? Je te porterai sur
mon dos, lui répondit le griffon. Mais en traversant tant de mers et de
montagnes, lui répliqua-t-elle, la tête me tournera, sans aucun doute, la
vue de tous les différens objets, et la rapidité dont vous volez, ne manqueront
pas de me faire tomber ; ma mort est certaine, et je ne puis me résoudre
à voyager de cette façon. Mettez-moi plutôt dans le corps de ce chameau,
ajouta-t-elle, je m' y renfermerai, je ne verrai aucun objet ; par conséquent
je ne courrai aucun risque. Le griffon applaudit à cette idée, et sut gré
à sa fille de l' imagination et de l' esprit qu' elle témoignoit ; la princesse
se plaça dans le chameau, où le prince attendoit avec une extrême inquiétude
la fin d' une conversation si intéressante pour sa maîtresse et pour lui.
Le griffon les emporta, et l' histoire assure que la princesse accoucha,
dans le chemin, d' un garçon. Quand les oiseaux furent arrivés devant Suleïman
qui les attendoit au milieu de son divan, il dit au griffon d' ouvrir lui-même
le chameau. Il le fit ; mais quel fut son étonnement en voyant le prince
et la princesse qui tenoit son enfant dans ses bras ? Est-ce ainsi, lui
dit Suleïman, que tu mets obstacle aux volontés de dieu ? La honte, la douleur
et les ris immodérés de tout le divan, causèrent un tremblement affreux
au griffon ; il prit son vol, et depuis ce tems il ne sort plus de la montagne
de Kaf. Suleïman demanda où étoit la chouette qui avoit approuvé la résolution
et l' entreprise du griffon. Mais elle avoit été assez sage pour prendre
le parti de la retraite ; et depuis ce tems, elle n' habite que des lieux
écartés, et ne paroît que la nuit. Vous conviendrez, seigneur, poursuivit
Fatmé, en s' adressant au roi, mais en regardant Aboucazir avec des yeux
qui renfermoient en ce moment toute son ame, et qui lui disoient profite
de ma leçon. Ce regard fut accompagné d' un souris si agréable, qu' il remplit
l' air de miel et de sucre. Aboucazir de son côté lui rendit un coup-d'
oeil si plein de feu, et qui exprimoit si vivement tous ses desirs, que
Fatmé se troubla ; et ses yeux à moitié fermés par la tendresse et l' éblouissement,
étoient cependant encore assez ouverts pour prononcer, se faire entendre,
et pénétrer son coeur : toutes ces choses si difficiles à rendre et si longues
à écrire, sont des éclairs de l' amour. Naour en sentit toute la force ;
mais il sut calmer les mouvemens de sa jalousie ; et sans l' interrompre,
tout convaincu qu' il étoit, il écouta tranquillement en apparence Fatmé
qui disoit : vous conviendrez donc, seigneur, que rien n' est impossible
à deux amans qui s' aiment ? Aboucazir qui s' apperçut du trouble qui paroissoit
dans les yeux du roi, quelque peine qu' il se donnât pour se contraindre,
voulut dire pour détourner ses idées : permettez-moi, seigneur, de ne pas
approuver ici ce que Fatmé vient de raconter. Suis-moi, dit Naour, d' un
air froid, et il sortit sans regarder Fatmé, cette Fatmé à laquelle il avoit
toujours tant de choses à dire. Les sentimens que l' on renferme davantage,
n' en ont que plus de vivacité ; et il semble que les paroles les fassent
exhaler et les diminuent. Naour pour n' avoir rien dit, n' en prit pas moins
le parti de rompre tout commerce avec cette infidelle, et de se venger de
sa perfidie. La contrainte qu' il s' imposa pour un moment, n' eut d' autre
motif que la honte de paroître jaloux. Quand Naour fut retiré dans son appartement,
il s' abandonna à tous les troubles et à toute l' horreur de la jalousie.
La confiance déçue, la privation de ce qu' on aime encore malgré soi ; les
partis violens qui se succedent continuellement ; cette agitation cruelle
de tous les sens, qui rend incapable de toute autre idée que d' un objet
que l' on aime, et que l' on haît tout-à-la-fois, les projets de vengeance
et de pardon ; enfin, la foiblesse que l' on se reproche, tourmentoient
le roi, qu' un instant avoit rendu malheureux, lui que l' on pouvoit regarder
comme le plus heureux homme de la terre quelques momens auparavant. Cependant
pour ne point agir avec précipitation, et faire usage de la prudence qui
lui étoit si naturelle, il voulut consulter son visir sur le genre de punition
qu' il feroit éprouver aux coupables. Son amour-propre humilié par les procédés
de Fatmé, voulut au moins se soulager en faisant usage d' une patience qui
lui paroissoit difficile à pratiquer. Dès que le soleil eut planté son étendard
blanc, et que la nuit, la reine des étoiles, se fut retirée, ce roi monta
sur son trône, et sévère pour lui-même comme il l' étoit pour les autres,
il ne voulut point, malgré le trouble de son ame, manquer au devoir qu'
il s' étoit imposé, et fit publier à son ordinaire que tous ses sujets pouvoient
prétendre à sa justice. Il est vrai que tous ceux qui eurent recours à lui,
s' ils n' éprouvèrent pas d' injustices, ressentirent, par la dureté de
ses ordonnances, la colère qui l' animoit en ce moment contre l' humanité
en général. Le jaloux se sépare de l' espece des hommes, et sur le tribunal
qu' il s' éleve il regarde tous les autres comme autant d' ennemis. La pratique
des passions, quand l' ivresse en est dissipée, ne laisse plus dans l' ame
que des impressions douces qui donnent de l' indulgence pour ceux qui sont
plongés dans les erreurs dont on est guéri. Mais Naour étoit bien éloigné
de ce calme heureux qui dispose à la philosophie, qui peut seule rendre
l' homme maître de lui dans de telles circonstances, et l' engager à mépriser
ceux qui l' ont offensé. Quand Naour eut rempli ce véritable devoir des
rois, en exerçant la justice par lui-même, il demeura seul avec son visir,
qu' il regardoit depuis long-tems comme son ami. La prudence lui conseilla
plus d' une fois de ne rien déclarer à son ministre, et de ne s' en rapporter
qu' à lui-même, du choix de sa vengeance. Mais ne pouvant plus renfermer
sa colère, cherchant peut-être quelque soulagement dans l' aveu de sa peine,
et sa jalousie lui causant d' autant plus de tourment, qu' il l' avoit contrainte,
il fit à son visir une entière confidence de ce qui s' étoit passé, et finit
par lui demander son avis. Le visir lui conseilla sans balancer de faire
périr Aboucazir et Fatmé. N' étant plus embarrassés que sur la manière dont
on satisferoit la vengeance qui fut résolue, ils convinrent enfin qu' on
leur donneroit le lendemain un breuvage empoisonné. Naour, croyant faire
un acte de justice, eut peine à différer jusques-là sa vengeance ; mais
il falloit le tems de préparer ce funeste breuvage, il falloit trouver les
moyens de le faire donner sans éclat ; et le roi qui vouloit sauver les
apparences, uniquement pour cacher sa honte et son déshonneur, fut obligé
d' y consentir. Ils se promirent un secret mutuel pour conserver la réputation
du prince ; quand les secrets de cette nature sont divulgués, ils augmentent
le repentir que le crime seul doit causer. Le visir en quittant Naour revint
chez lui ; son premier soin fut d' aller voir sa fille unique, qu' il aimoit
jusqu' à la folie ; la tristesse qu' il remarqua sur son visage l' affligea,
et l' inquiétude s' empara vivement de son coeur. Il voulut savoir le sujet
de son chagrin ; aussi-tôt elle lui apprit qu' elle sortoit du harem du
roi, et que Fatmé l' avoit traitée avec un mépris dont malheureusement toutes
les autres femmes avoient été témoins. Le visir, piqué pour sa fille, emporté
par ces amitiés aveugles dont les effets sont souvent aussi dangereux que
ceux des plus grandes inimitiés, oublia de quelle importance étoit le secret
que son maître lui avoit confié, et lui dit : console-toi, ma fille, la
rose de sa vie sera bientôt flétrie, et le nom de Fatmé doit être incessamment
effacé du registre des vivans. La curiosité de sa fille n' étant que plus
animée par un discours si vague, et qu' elle pouvoit si peu comprendre,
l' engagea à faire plusieurs questions à son père, et à le conjurer de l'
éclaircir et de l' instruire. Pouvoit-il douter, lui disoit-elle, d' un
secret qu' il lui avoit confié, et d' un secret qui pouvoit intéresser l'
honneur et la vie d' un père aussi chéri ? En un mot, elle fit si bien que
le visir lui avoua non-seulement tout ce qui s' étoit passé, mais encore
la vengeance que le roi avoit résolu d' en tirer. La fille du visir transportée
de joie, car la vengeance est le sentiment le plus vif des femmes ordinaires,
remercia mille fois son père, en lui promettant de toujours garder un secret
d' une si grande conséquence, pour sa propre satisfaction. Son père la quitta,
ne pensant qu' au plaisir de la laisser plus tranquille, et fut travailler
aux affaires que son emploi lui donnoit. Il étoit à-peine sorti de chez
elle, que Fatmé frappée elle-même du procédé que les idées de son amour
lui avoient fait avoir avec la fille du visir, envoya un officier de l'
intérieur du palais, pour lui faire des excuses sur ce qui s' étoit passé.
Le compliment n' étoit pas achevé qu' elle l' interrompit, en lui disant
: tout le monde conviendra que les mépris que j' ai essuyés, ne se peuvent
réparer, et qu' ils méritent d' être punis ; cependant je n' en suis que
médiocrement occupée, puisque bientôt elle ne pourra se vanter d' en avoir
aussi mal usé avec moi, et que sa mort doit me venger suffisamment. L' officier
du palais parut charmé d' apprendre cette nouvelle, et lui dit : que votre
discours m' est doux ! Mon coeur a tressailli de joie, de l' espérance que
vous lui donnez. Quand serons-nous assez heureux pour voir le roi capable
d' une résolution si ferme ? Mais il est trop prévenu en faveur de Fatmé,
ajouta-t-il. Si vous aviez la force de garder un secret, reprit la fille
du visir, je vous conterois tout le détail d' une affaire, dont je ne suis
pas encore revenue moi-même, tant elle m' a surprise. L' officier lui promit
plus qu' elle n' exigeoit, et bientôt elle eut soulagé son coeur. Celui-ci
ne fut pas plutôt instruit qu' il alla trouver Fatmé, et lui conta ce qu'
il venoit d' apprendre ; son attachement pour elle, les obligations qu'
il lui avoit, et l' amitié qu' il ressentoit depuis long-tems pour Aboucazir,
l' engagèrent à ne perdre aucun instant pour l' avertir, et commettre cette
espece d' infidélité. Que le séjour des cours seroit différent, si la fausseté
ou l' indiscrétion n' étoient employées que pour obliger ses amis ! Fatmé
fut très-surprise en apprenant cette terrible nouvelle ; elle auroit juré
comme tous les amans, qu' elle s' étoit contrainte, que le roi n' avoit
pu s' appercevoir de rien. Mais la nouvelle étoit si positive, et si détaillée,
que n' envisageant plus que le malheur qui la menaçoit, elle sut parler
avec tant de force et de vivacité à l' officier du palais, qu' elle l' engagea
à conduire Aboucazir dans son appartement. Il s' y rendit, déguisé en esclave
; la conversation fut longue et intéressante. De quoi ne vient point à bout
l' amour, alarmé pour les jours de ce que l' on aime ? Ce même amour sembla
faciliter leurs arrangemens ; ils firent si bien qu' ils ameutèrent les
mécontens qui se trouvent dans toutes sortes de gouvernemens, même dans
les plus justes. Aboucazir et Fatmé joignirent donc leurs amis aux mécontens
; et dans la même nuit, Naour et son visir, qui n' étoient point sur leurs
gardes, furent impitoyablement massacrés. C' est bien fait, dit Hudjiadge
; il avoit bien affaire aussi d' être prudent hors de propos, et d' aller
demander conseil à un visir. Ceux qui sont si avides de conseils inutiles,
n' en demandent jamais quand ils en auroient besoin. Il est vrai, sire,
répondit Moradbak ; mais si l' excès de la prudence est un défaut, les dangers
d' une femme qui s' écarte de son devoir, sont encore plus considérables.
Elles ne sont pas toutes comme toi, reprit Hudjiadge, avec un air de douceur
qu' il n' avoit peut-être pas eu depuis vingt ans ; aussi nos pères ont-ils
bien trouvé, continua-t-il, que l' on ne sauroit trop les captiver et les
enfermer. C' en est assez pour aujourd' hui, continua-t-il, allez tous vous
reposer, et soyez exacts à vous trouver ici demain à l' heure ordinaire.
Nous y serons, sire, reprit Moradbak, et j' aurai l' honneur de vous conter
une histoire mogole. Le pays n' y fait rien, lui dit-il encore. J' espère,
poursuivit la belle fille de Fitéad, en se retirant avec modestie, qu' elle
amusera votre majesté. La modestie de Moradbak n' étoit peut-être qu' une
confiance d' auteur. Le lecteur en jugera mieux qu' elle, et même que le
sultan.