Lost in anywhere / 10-09-1974
dimanche 26 octobre 2003

<< le jour d'avant - le jour d'après >>

Histoire du {#derviche} Abounadar - Comte de Caylus

Un derviche, vénérable par son âge, tomba malade chez une femme veuve depuis long-tems, et qui vivoit dans une grande pauvreté dans le fauxbourg de Balsora. Il fut si touché des soins et du zele avec lesquels il avoit été secouru, qu' au moment de son départ, il lui dit : j' ai remarqué que vous avez de quoi vivre pour vous seule, mais que vous n' avez point assez de bien pour le partager avec votre fils unique, le petit Abdalla ; si vous voulez me le confier, je ferai mon possible pour reconnoître en lui les obligations que je vous ai de vos soins. La bonne femme reçut sa proposition avec joie ; et le derviche partit avec le jeune-homme, en l' avertissant qu' ils alloient faire un voyage de deux ans. En parcourant le monde, il le fit vivre dans l' opulence, lui donna d' excellentes instructions, le secourut dans une maladie mortelle dont il fut attaqué ; enfin il en eut autant de soin qu' il en auroit eu de son fils. Abdalla lui témoigna cent fois combien il étoit reconnoissant de ses bontés, mais le vieillard lui disoit toujours : mon fils, c' est par les actions que la reconnoissance se prouve ; nous verrons en tems et lieu. Ils se trouvèrent un jour en continuant leur voyage dans un endroit écarté, et le derviche dit à Abdalla : mon fils, nous voici au terme de nos courses ; je vais employer mes prières pour obtenir du ciel que la terre s' ouvre, et fasse une ouverture qui te permette d' entrer dans un lieu où tu trouveras un des plus grands trésors que la terre renferme dans son sein. Auras-tu bien le courage de descendre dans ce souterrein ? Continua-t-il. Abdalla lui jura qu' il pouvoit compter sur son obéissance et sur son zele. Alors le derviche alluma un petit feu dans lequel il jetta du parfum ; il lut et pria quelques momens, à la fin desquels la terre s' ouvrit, et le derviche lui dit : tu peux entrer, mon cher Abdalla, songe qu' il ne tient qu' à toi de me rendre un grand service, et que voilà peut-être la seule occasion de me témoigner que tu n' es point un ingrat : ne te laisses point éblouir par toutes les richesses que tu vas trouver ; ne pense qu' à te saisir d' un chandelier de fer à douze branches que tu trouveras auprès d' une porte, il m' est absolument nécessaire, viens aussi-tôt me l' apporter. Abdalla promit tout, et descendit plein de confiance dans le souterrein. Mais oubliant ce qui lui avoit été si expressément recommandé, dans le tems qu' il remplissoit ses vêtemens de l' or et des diamans dont le souterrein renfermoit des amas prodigieux, l' ouverture par laquelle il étoit entré, se ferma. Il eut cependant la présence d' esprit de saisir le chandelier de fer que le derviche lui avoit si fort recommandé ; et quoique la situation où il se trouvoit fût des plus terribles, il ne s' abandonna point au désespoir. Et ne pensant qu' aux moyens de sortir d' un lieu qui pouvoit devenir son tombeau, il comprit que le souterrein ne s' étoit refermé que parce qu' il n' avoit pas exactement suivi les ordres du derviche ; il se rappella les bontés et les soins dont il l' avoit accablé, se reprocha son ingratitude, et finit par s' humilier devant dieu. Enfin, après beaucoup de peines et d' inquiétudes, il fut assez heureux pour trouver un passage étroit qui le fit sortir de cette caverne obscure. Ce ne fut, à la vérité, qu' après l' avoir suivi un assez long espace de tems, qu' il apperçut une petite ouverture couverte de ronces et d' épines, par laquelle il revint à la lumière. Il regarda de tous côtés pour voir s' il n' appercevroit pas le derviche ; mais ses soins furent inutiles ; il vouloit lui remettre le chandelier qu' il avoit tant envie d' avoir, et formoit le dessein de le quitter, se trouvant assez riche de ce qu' il avoit pris dans le trésor, pour se passer de son secours. N' appercevant point le derviche, et ne reconnoissant aucun des lieux où il avoit passé, il marcha quelque tems au hazard, et fut très-étonné de se trouver devant la maison de sa mère, dont il se croyoit très-éloigné. Elle lui demanda d' abord des nouvelles du saint derviche. Abdalla lui conta naïvement ce qui lui étoit arrivé, et le danger qu' il avoit couru pour satisfaire une fantaisie très-déraisonnable qu' il avoit eue ; ensuite il lui montra les richesses dont il s' étoit chargé. Sa mère conclut en les voyant que le derviche n' avoit voulu que faire l' épreuve de son courage et de son obéissance, et qu' il falloit profiter du bonheur que la fortune lui avoit présenté, ajoutant que telle étoit sans doute l' intention du saint derviche. Pendant qu' ils contemploient ces trésors avec avidité, qu' ils en étoient éblouis, et qu' ils faisoient mille projets en conséquence, tout s' évanouit à leurs yeux. Ce fut alors qu' Abdalla se reprocha son ingratitude et sa désobéissance. Et voyant que le chandelier de fer avoit résisté à l' enchantement, ou plutôt à la punition que mérite celui qui n' exécute pas ce qu' il a promis ; il dit en se prosternant : ce qui m' arrive est juste, j' ai perdu ce que je n' avois pas envie de rendre, et le chandelier que je voulois remettre au derviche m' est demeuré ; c' est une preuve qu' il lui appartient, et que le reste étoit mal acquis. Les premières fautes que l' on commet sont ordinairement accompagnées de remords, mais ils ne sont pas de durée. En achevant ces mots, il plaça le chandelier au milieu de leur petite maison. Quand la nuit fut venue, sans y faire aucune réflexion, il mit dans ce chandelier la lumière qui devoit les éclairer. Aussi-tôt ils virent paroître un derviche, qui tourna pendant une heure, et disparut après leur avoir jetté un aspre. Ce chandelier avoit douze branches. Abdalla, qui fut occupé tout le jour de ce qu' il avoit vu la veille, voulut juger de ce qui pourroit arriver le lendemain, s' il mettoit une lumière dans chacune. Il le fit, et douze derviches parurent à l' instant ; ils tournèrent également pendant une heure, et leur jettèrent chacun un aspre en disparoissant. Il répéta tous les jours cette même cérémonie, et toujours elle eut le même succès ; mais jamais il ne put réussir qu' une fois dans les vingt-quatre heures. Cette somme modique que leur donnoient les derviches étoit suffisante pour les faire subsister dans une certaine aisance, lui et sa mère ; ils avoient été long-tems sans en desirer davantage pour être heureux, mais elle n' étoit pas assez considérable pour changer avantageusement leur fortune. Ce n' est jamais sans danger que l' imagination se repaît de l' idée des richesses. La vue de ce qu' ils avoient cru posséder, les projets qu' ils formoient sur l' emploi qu' ils en feroient, toutes ces choses avoient laissé des traces si profondes dans l' esprit d' Abdalla, que rien ne pouvoit les effacer. Ainsi, voyant le peu d' avantage qu' il retiroit du chandelier, il prit le parti de le reporter au derviche, dans l' espérance qu' il pourroit obtenir le trésor qu' il avoit vu, ou du moins retrouver les richesses qui s' étoient évanouies à ses yeux, en lui rapportant une chose pour laquelle il avoit témoigné un si grand desir. Il étoit assez heureux pour avoir retenu son nom et celui de la ville qu' il habitoit. Il partit donc au plutôt pour se rendre à Magrebi, il fit ses adieux à sa mère, et se mit en marche avec son chandelier, qu' il faisoit tourner tous les soirs, et qui lui fournissoit par ce moyen de quoi vivre sur sa route, sans avoir besoin de recourir à la compassion et aux aumônes des fideles. Quand il fut arrivé à Magrebi, son premier soin fut de demander à quel couvent ou dans quelle maison Abounadar étoit logé. Il étoit si connu que tout le monde lui enseigna sa demeure ; il s' y rendit aussi-tôt, et trouva cinquante portiers qui gardoient la porte de sa maison, ils avoient chacun un bâton, avec une pomme d' or à la main ; les cours de ce palais étoient remplies d' esclaves et de domestiques ; jamais enfin le séjour d' aucun prince n' avoit étalé tant de magnificence. Abdalla frappé d' étonnement et d' admiration, ne pouvoit se déterminer à passer plus avant. Certainement, disoit-il en lui-même, ou je me suis mal expliqué, ou ceux à qui je me suis adressé ont voulu se moquer de moi, voyant que j' étois étranger ; ce n' est point ici la demeure d' un derviche, c' est celle d' un roi. Il étoit dans cet embarras, quand un homme vint à lui, et lui dit : Abdalla, sois le bien arrivé ; mon maître Abounadar t' attend depuis long-tems ; ensuite il le conduisit dans un pavillon agréable et magnifique, où le derviche étoit assis. Abdalla frappé des richesses qu' il voyoit de tous les côtés, voulut se prosterner à ses pieds ; mais Abounadar l' en empêcha, et l' interrompit quand il voulut se faire un mérite du chandelier qu' il lui présenta. Tu n' es qu' un ingrat, lui dit-il, crois-tu m' en imposer ? Je n' ignore aucune de tes pensées ; et si tu avois connu le mérite de ce chandelier, jamais tu ne me l' aurois apporté. Je vais te faire connoître sa véritable utilité. Aussi-tôt il mit une lumière dans chacune de ses branches, et quand les douze derviches eurent tourné quelque tems, Abounadar leur donna à chacun un coup de bâton, et dans le moment ils furent convertis en douze monceaux de sequins, de diamans et d' autres pierres précieuses. Voilà, lui dit-il, l' usage que l' on doit faire de cette merveille. Au reste, je ne l' ai jamais desirée que pour la placer dans mon cabinet comme un talisman composé par un sage que je révère, et que je suis bien aise de montrer à ceux qui de tems-en-tems viennent me rendre visite. Et pour te prouver, ajouta-t-il que la curiosité est le seul motif de la recherche que j' en ai faite, voici les clefs de mes magasins, ouvre-les, et tu jugeras quelles sont mes richesses ; tu me diras si le plus insatiable des avares ne s' en contenteroit pas. Abdalla lui obéit, et parcourut douze magasins d' une très-grande étendue, si remplis de toutes sortes de richesses, qu' il ne pouvoit distinguer celles qui méritoient le plus son admiration ; mais toutes méritoient et produisoient son desir. Cependant le regret d' avoir rendu le chandelier, et celui de n' en avoir pas connu l' usage, déchiroient le coeur d' Abdalla. Abounadar ne fit pas semblant de s' en appercevoir, au contraire, il le combla de caresses, le garda quelques jours dans sa maison, et voulut qu' on le traitât comme lui-même. Quand il fut à la veille du jour qu' il avoit fixé pour son départ, il dit : Abdalla, mon fils, je te crois corrigé par ce qui t' est arrivé, du vice affreux de l' ingratitude. Cependant je te dois une marque de reconnoissance pour avoir entrepris un si grand voyage dans la vue de m' apporter une chose que j' avois desirée ; tu peux partir, je ne te retiens plus ; tu trouveras demain à la porte de mon palais un de mes chevaux pour te porter ; je t' en fais présent, aussi bien que d' un esclave qui conduira jusques chez toi deux chameaux chargés d' or et de pierres précieuses que tu choisiras toi-même dans mes trésors. Abdalla lui dit tout ce qu' un coeur sensible à l' avarice peut exprimer quand on satisfait sa passion, et alla se coucher en attendant le lendemain, jour fixé pour son départ. Pendant la nuit, il fut toujours agité, sans pouvoir penser à autre chose qu' au chandelier et à ce qu' il produisoit. Je l' ai eu, disoit-il, si long-tems en ma puissance ! Jamais Abounadab n' en eût été possesseur sans moi. Quel risque n' ai-je point couru dans le souterrein ! Pourquoi possede-t-il aujourd' hui ce trésor des trésors ? Parce que j' ai eu la bonne-foi, ou plutôt la sottise de le lui rapporter ; il profite de mes peines et du danger que j' ai pu courir dans un si grand voyage. Et que me donne-t-il en reconnoissance ? Deux méchans chameaux chargés d' or et de pierreries ; en un moment le chandelier m' en eût fourni mille fois davantage. C' est Abounadar qui est un ingrat, disoit-il. Quel tort lui ferois-je en prenant ce chandelier ? Aucun, assurément, car il est si riche, et moi, que possédé-je ? Ces idées le déterminèrent enfin à faire son possible pour s' emparer du chandelier. La chose ne lui fut pas difficile, Abounadar lui avoit confié les clefs de ses magasins. Il savoit où le chandelier étoit placé, il s' en saisit, le cacha au fond d' un des sacs qu' il remplissoit de pieces d' or et des autres richesses qu' on lui avoit permis d' emporter, et le fit charger avec tout le reste sur ses chameaux. Il n' eut plus d' autre empressement que de s' éloigner, et après avoir promptement dit adieu au généreux Abounadar, il lui remit ses clefs, et partit avec son cheval, son esclave et ses deux chameaux. Quand il fut à quelques journées de Balsora, il vendit son esclave, ne voulant point avoir un témoin de son ancienne pauvreté ni de la source de ses richesses. Il en acheta un autre, et se rendit sans obstacle chez sa mère, qu' il voulut à-peine regarder, tant il étoit occupé de ses trésors. Son premier soin fut de mettre les charges de ses chameaux et le chandelier dans une chambre au fond de la maison ; et dans l' impatience où il étoit de repaître ses yeux d' une opulence réelle, il mit des lumières dans le chandelier, et les douze derviches parurent ; il leur donna à chacun un coup de bâton de toute sa force, dans la crainte de manquer aux loix du talisman. Mais il n' avoit pas remarqué qu' Abounadar tenoit, en les frappant, le bâton de la main gauche. Abdalla, par un mouvement naturel, se servit de sa droite ; et les derviches, au lieu de devenir des monceaux de richesses, tirèrent aussi-tôt de dessous leur robe chacun un bâton formidable, dont ils le frappèrent si long-tems et si fort, qu' ils le laissèrent presque mort, et disparurent en emportant les charges et les chameaux, l' esclave, le cheval et le chandelier. C' est ainsi, seigneur, qu' Abdalla fut puni par la pauvreté, et presque par la mort, d' une ambition aussi démesurée, peut-être pardonnable s' il ne l' avoit pas accompagnée d' une ingratitude aussi condamnable que téméraire, puisqu' il n' avoit pas la ressource de pouvoir dérober ses perfidies aux yeux trop éclairés de son bienfaiteur. Naour parut content de son histoire, et dit à Aboucazir qu' elle lui avoit fait d' autant plus de plaisir, qu' elle étoit un exemple du juste châtiment du plus noir de tous les vices, trop commun parmi les hommes, et que rien ne peut jamais rendre excusable. Fatmé étoit trop intéressée à cette histoire pour n' en pas dire son avis. Elle s' étoit reconnue sous l' allégorie du trésor, dont la possession ne peut être que desirée ; elle ne doutoit pas qu' elle ne fût précieuse aux yeux d' Aboucazir ; mais dans la peinture qu' il avoit faite de l' ingratitude d' Abdalla, elle avoit trop apperçu pour son bonheur toute la timidité de son amant ; sa fidélité pour son maître n' étoit pas ce qui l' inquiétoit le plus, et les derniers mots qu' il avoit dits lui prouvoient qu' il étoit moins embarrassé de le trahir que de la tromper. Je conviens, seigneur, dit-elle, que l' histoire qu' on vient de nous raconter est aussi agréable que la morale en est juste ; mais je ne puis m' empêcher d' y voir qu' Aboucazir a voulu faire la critique de la mienne. J' ai blâmé dans Naerdan la timidité que lui inspiroit une reconnoissance mal entendue, qui pensa lui coûter son bonheur et celui de la personne qu' il aimoit ; Aboucazir auroit tort de croire que j' ai voulu faire une vertu de l' ingratitude ; je pense si différemment, que celle d' Abdalla ne me paroît pas assez punie, c' est un défaut dans son histoire ; l' intérêt, qui ne peut lui même être l' objet de la vertu, peut encore moins excuser du vice. Ce que l' amour engage quelquefois à faire doit être moins sévèrement condamné. Il rend les coupables trop à plaindre, et tout l' univers est intéressé à l' indulgence dans ce cas. Abdalla, continua-t-elle, pouvoit, en s' attachant au derviche, partager ses richesses et être heureux ; il y avoit de la folie à prétendre le tromper ; il faut laisser cet art et cette adresse aux amans à qui seuls ils sont permis ; ils savent si bien les mettre en usage, qu' il n' est point de surveillans qu' ils n' abusent. Aboucazir baissa les yeux pour éviter un regard que le roi surprit, et qui ne l' éclaira pas suffisamment ; cependant agité, et l' esprit occupé de réflexions qui lui étoient inconnues, il dit qu' il vouloit se retirer ; mais il fit promettre à Fatmé de lui conter une histoire qui lui prouvât ce qu' elle venoit d' avancer. Et le lendemain, à la fin de leur soupé, le roi s' étant facilement remis de l' impression légère qu' il avoit reçue, voici ce qu' elle lui conta.

Histoire du {#Griffon} - Comte de Caylus

Sultan Suleîman en montant sur le trône, déclara le griffon qui habitoit la montagne de Kaf, le roi de tous les oiseaux. Quoique cet animal intelligent eût dix-sept cens especes d' oiseaux qui lui fussent soumises, il demeura toujours au service de ce prince, et venoit tous les matins lui faire sa cour. Le griffon étoit un jour présent à une dispute, ou plutôt à une conférence que les docteurs de la loi avoient en présence de Suleïman. Il y en eut un qui dit que l' on ne pouvoit aller contre les décrets de dieu. Le griffon étonné de cette proposition, l' interrompit, et dit à haute voix : je soutiens que je puis empêcher ce que dieu aura résolu. Les docteurs lui représentèrent inutilement la folie et l' impiété de ce qu' il avançoit ; et dieu qui l' avoit entendu, voulut voir quel étoit son projet, et quelles mesures le griffon pourroit prendre pour faire échouer ce qu' il auroit déterminé. Je veux, dit-il faire épouser la fille roi d' occident au fils du roi d' orient. Allez, dit-il à Gabriël, faites savoir mes intentions à Suleïman, nous verrons ce que le griffon pourra faire pour mettre obstacle à ce mariage. Suleïman fit part au griffon des volontés de dieu, et lui fit encore des remontrances pour lui faire sentir le ridicule de son entreprise ; mais il persista toujours dans son opinion, et dit qu' il trouveroit les moyens d' empêcher ce mariage. Je veux bien t' avertir, continua l' empereur, que la reine d' occident vient dans le moment d' accoucher de la fille qu' on destine au fils de l' empereur d' orient. Le griffon prit aussi-tôt son vol, sans avoir trouvé que la chouette qui fût de son sentiment. Elle fut la seule de tous les oiseaux qui soutînt que le griffon réussiroit dans son projet. Il traversa les airs avec la plus grande rapidité, et bientôt il arriva en occident, et chercha quelque tems des yeux, pour reconnoître les lieux que cette petite princesse habitoit : enfin il l' apperçut dans son berceau environnée de ses nourrices. Il fondit du haut des airs sur cet endroit ; les femmes qui l' environnoient prirent la fuite, et il enleva la princesse sans autre obstacle, et la porta sur la montagne du Kaf ou étoit son nid. Ce griffon étoit fémelle ; ainsi toutes les nuits il lui donnoit à tetter ; et son lait fut si bon, qu' elle se trouva bientôt en état d' êre sevrée. Enfin elle jouit toujours d' une très-bonne santé, et devint aussi grande que belle ; le griffon même n' épargna rien pour lui donner une éducation convenable, soit en lui montrant à lire et à écrire, soit en s' entretenant avec elle sur les lectures qu' il lui ordonnoit de faire. La princesse qui la regardoit comme sa mère, lui obéissoit aveuglément, et s' occupoit tout le jour dans la solitude de son nid ; car le griffon continuoit d' aller tous les matins rendre à Suleïman les services que ce prince exigeoit de lui. Il est vrai qu' il revenoit tous les soirs donner à manger et s' entretenir avec sa chère petite fille. Elle parvint enfin à l' âge de pouvoir être mariée ; et ce fut dans ce tems-là que le fils du roi d' occident prit possession du trône que son père lui laissa par sa mort. Ce prince étoit si passionné pour la chasse, qu' il ne laissoit passer aucun jour sans prendre ce divertissement ; mais enfin s' ennuyant de chasser dans les mêmes endroits, et toujours les mêmes animaux, il dit à ses visirs : embarquons-nous pour aller chasser dans des lieux éloignés et qui nous seront nouveaux ; pendant notre absence, nous donnerons à ce pays le tems de se repeupler de gibier. Les visirs lui répondirent : prince, c' est à vous à donner vos ordres, et à nous à les exécuter. Ils firent aussi-tôt préparer des petits bâtimens pour aborder plus aisément les terres. Le jeune roi s' embarqua avec sa cour et ses vizirs, et mit à la voile. Comme il n' avoit point d' objet déterminé, tous les vents lui furent convenables. Après avoir chassé dans plusieurs îles où sa flotte mouilla, il s' éleva une si furieuse tempête, que tous ses vaisseaux furent brisés ou dispersés ; mais par la permission de dieu, le seul vaisseau que montoit le prince arriva au pied de la montagne de Kaf. Quelques-uns de ses officiers mirent pied à terre avec lui, et furent très-surpris de trouver le pays inhabité, et de n' appercevoir que des montagnes affreuses et escarpées. Cependant, malgré l' aridité de ce climat, ils se mirent à chasser. Le prince, sans y faire aucune attention, se sépara d' eux et se perdit. Il marcha quelque tems à l' aventure ; enfin il apperçut un arbre dont la grosseur l' étonna ; quatre cens hommes n' auroient pu l' embrasser, son élévation étoit proportionnée à la circonférence de sa tige, et ce fut avec un égal étonnement qu' il découvrit un nid sur cet arbre. Il étoit à plusieurs étages, et son étendue surpassoit celle des plus grands châteaux. Il étoit formé par des poutres et des madriers de bois de cedre, de sandal, et de tous ceux que leur bonne odeur a rendus célebres. Le jeune prince examinoit avec la plus grande attention ces prodiges de l' art et de la nature, quand il apperçut par une espece d' embrasure ou d' intervalle que laissoient les bois qui formoient cet admirable nid, une jeune personne plus admirable encore. Elle ne fut pas long-tems sans l' appercevoir de son côté. Après s' être regardés quelques instans sans pouvoir proférer une parole, tant ils étoient également surpris et charmés. Dieu permit qu' ils entendissent leur langage. Le prince s' écria : ô soleil de beauté, que pouvez-vous faire dans une habitation si peu digne de vos charmes ? Hélas ! Dit-elle, je passe les journées seule, et la nuit avec ma mère. Elle est au service de Suleïman, ajouta-t-elle. Le prince alloit d' étonnement en étonnement ; mais il fut au comble quand elle lui dit que sa mère avoit des aîles, et que la montagne sur laquelle ils étoient, se nommoit la montagne de Kaf, si célebre dans le monde, et si peu fréquentée. Le prince lui apprit de son côté comment un heureux hasard l' avoit conduit auprès d' elle. La jeune princesse, pendant qu' il l' instruisoit de sa destinée, disoit en elle-même : ce jeune-homme est de mon espece, il me ressemble. Que je serois contente de vivre avec lui ! Ma mère n' est pas assez heureuse pour être faite comme nous, et sa figure n' est pas, à beaucoup près, si belle. Il est vrai, continua-t-elle, mais elle a des aîles. Ah ! Si j' en avois, que je serois bientôt à ses côtés pour ne m' en jamais séparer ! Après cette tendre réflexion, elle lui dit : ne pourriez-vous pas trouver le moyen de monter dans le nid ? Nous aurions moins de peine à nous entretenir. Hélas ! Je ne le puis, répliqua le prince. Si la chose étoit possible, aurois-je attendu que vous m' en eussiez fait la proposition ? Me serois-je laissé prévenir ? Dans le doute où je suis, reprit la princesse, si ma mère trouveroit bon que vous fussiez avec moi, je crois avoir trouvé un moyen pour vous voir à son insu. Vous voyez, seigneur, dit Fatmé en s' interrompant et en jettant un coup-d' oeil enflammé sur Aboucazir, pour l' engager à tout entreprendre ; vous voyez dit-elle, que le sentiment éclaire naturellement ceux que le monde a le moins formés. Le prince, continua Fatmé, demanda à la princesse quel moyen elle imaginoit. Il n' en est aucun, dit-il, que je ne mette en usage pour vous voir et vous adorer. Je suis charmée, lui dit-elle, de reconnoître en vous des sentimens si conformes aux miens. Vuidez le corps de ce chameau que vous voyez à quelques pas de vous, il vient de mourir ; le soleil l' aura bientôt séché : vous le garnirez de toutes les plantes odoriférantes dont vous êtes environné ; vous vous enfermerez ensuite dans son corps, de façon à ne pouvoir être apperçu, et je prierai ma mère de me l' apporter pour en examiner la structure, elle ne me refusera pas ; et demain matin, son départ nous laissera toute la liberté que nous pouvons desirer. Tout se passa comme elle l' avoit projetté ; et le prince étant dans le nid, rien ne les empêcha de passer ensemble les momens les plus heureux. Quand la mère revenoit à son nid, ils l' appercevoient aisément de loin, et le prince rentroit aussi-tôt dans son chameau, pour n' en sortir qu' après son départ. Cependant la princesse devint grosse, et quand elle fut prête d' accoucher, dieu ordonna encore à l' ange Gabriël d' en avertir Suleïman. Il fit aussi-tôt appeller le griffon, et lui demanda s' il avoit empêché le mariage du roi d' orient avec la fille du roi d' occident. Sans doute, lui répondit-il, la princesse est en mon pouvoir depuis long-tems : je défie personne de l' avoir approchée ; elle est dans mon nid sur la montagne de Kaf : c' est assez vous assurer qu' elle n' a jamais vu que moi. Va la chercher tout-à-l' heure, lui répondit le prince, je veux la voir et juger par moi-même si tu ne m' en imposes point. Le griffon y consentit avec joie ; et Suleïman, pour être sûr de n' être pas trompé, donna ordre à deux autres gros oiseaux de l' accompagner pour lui rendre compte de sa conduite. Les oiseaux partirent, et Suleïman fit assembler un divan composé de presque toute sa cour et des docteurs de la loi, pour être témoins de tout ce qui alloit arriver. La jeune princesse entendit heureusement le bruit que les oiseaux faisoient en volant : elle en fut très-étonnée ; car jamais sa mère n' étoit revenue à une telle heure. Elle n' eut que le tems de faire retirer le prince qui s' entretenoit avec elle, et celui de le cacher promptement dans le chameau. Cependant sans rien témoigner de la frayeur qu' elle avoit éprouvée, elle ne put s' empêcher de marquer à sa mère l' étonnement que lui causoit son retour, et l' arrivée des deux oiseaux dont elle étoit accompagnée. Ma fille, Suleïman te demande, lui répondit le griffon, il faut partir à sa cour. La princesse étonnée pour son amant qu' elle ne pouvoit abandonner, ne perdit point le jugement, et lui dit : comment avez-vous résolu, ma mère, de me conduire ? Je te porterai sur mon dos, lui répondit le griffon. Mais en traversant tant de mers et de montagnes, lui répliqua-t-elle, la tête me tournera, sans aucun doute, la vue de tous les différens objets, et la rapidité dont vous volez, ne manqueront pas de me faire tomber ; ma mort est certaine, et je ne puis me résoudre à voyager de cette façon. Mettez-moi plutôt dans le corps de ce chameau, ajouta-t-elle, je m' y renfermerai, je ne verrai aucun objet ; par conséquent je ne courrai aucun risque. Le griffon applaudit à cette idée, et sut gré à sa fille de l' imagination et de l' esprit qu' elle témoignoit ; la princesse se plaça dans le chameau, où le prince attendoit avec une extrême inquiétude la fin d' une conversation si intéressante pour sa maîtresse et pour lui. Le griffon les emporta, et l' histoire assure que la princesse accoucha, dans le chemin, d' un garçon. Quand les oiseaux furent arrivés devant Suleïman qui les attendoit au milieu de son divan, il dit au griffon d' ouvrir lui-même le chameau. Il le fit ; mais quel fut son étonnement en voyant le prince et la princesse qui tenoit son enfant dans ses bras ? Est-ce ainsi, lui dit Suleïman, que tu mets obstacle aux volontés de dieu ? La honte, la douleur et les ris immodérés de tout le divan, causèrent un tremblement affreux au griffon ; il prit son vol, et depuis ce tems il ne sort plus de la montagne de Kaf. Suleïman demanda où étoit la chouette qui avoit approuvé la résolution et l' entreprise du griffon. Mais elle avoit été assez sage pour prendre le parti de la retraite ; et depuis ce tems, elle n' habite que des lieux écartés, et ne paroît que la nuit. Vous conviendrez, seigneur, poursuivit Fatmé, en s' adressant au roi, mais en regardant Aboucazir avec des yeux qui renfermoient en ce moment toute son ame, et qui lui disoient profite de ma leçon. Ce regard fut accompagné d' un souris si agréable, qu' il remplit l' air de miel et de sucre. Aboucazir de son côté lui rendit un coup-d' oeil si plein de feu, et qui exprimoit si vivement tous ses desirs, que Fatmé se troubla ; et ses yeux à moitié fermés par la tendresse et l' éblouissement, étoient cependant encore assez ouverts pour prononcer, se faire entendre, et pénétrer son coeur : toutes ces choses si difficiles à rendre et si longues à écrire, sont des éclairs de l' amour. Naour en sentit toute la force ; mais il sut calmer les mouvemens de sa jalousie ; et sans l' interrompre, tout convaincu qu' il étoit, il écouta tranquillement en apparence Fatmé qui disoit : vous conviendrez donc, seigneur, que rien n' est impossible à deux amans qui s' aiment ? Aboucazir qui s' apperçut du trouble qui paroissoit dans les yeux du roi, quelque peine qu' il se donnât pour se contraindre, voulut dire pour détourner ses idées : permettez-moi, seigneur, de ne pas approuver ici ce que Fatmé vient de raconter. Suis-moi, dit Naour, d' un air froid, et il sortit sans regarder Fatmé, cette Fatmé à laquelle il avoit toujours tant de choses à dire. Les sentimens que l' on renferme davantage, n' en ont que plus de vivacité ; et il semble que les paroles les fassent exhaler et les diminuent. Naour pour n' avoir rien dit, n' en prit pas moins le parti de rompre tout commerce avec cette infidelle, et de se venger de sa perfidie. La contrainte qu' il s' imposa pour un moment, n' eut d' autre motif que la honte de paroître jaloux. Quand Naour fut retiré dans son appartement, il s' abandonna à tous les troubles et à toute l' horreur de la jalousie. La confiance déçue, la privation de ce qu' on aime encore malgré soi ; les partis violens qui se succedent continuellement ; cette agitation cruelle de tous les sens, qui rend incapable de toute autre idée que d' un objet que l' on aime, et que l' on haît tout-à-la-fois, les projets de vengeance et de pardon ; enfin, la foiblesse que l' on se reproche, tourmentoient le roi, qu' un instant avoit rendu malheureux, lui que l' on pouvoit regarder comme le plus heureux homme de la terre quelques momens auparavant. Cependant pour ne point agir avec précipitation, et faire usage de la prudence qui lui étoit si naturelle, il voulut consulter son visir sur le genre de punition qu' il feroit éprouver aux coupables. Son amour-propre humilié par les procédés de Fatmé, voulut au moins se soulager en faisant usage d' une patience qui lui paroissoit difficile à pratiquer. Dès que le soleil eut planté son étendard blanc, et que la nuit, la reine des étoiles, se fut retirée, ce roi monta sur son trône, et sévère pour lui-même comme il l' étoit pour les autres, il ne voulut point, malgré le trouble de son ame, manquer au devoir qu' il s' étoit imposé, et fit publier à son ordinaire que tous ses sujets pouvoient prétendre à sa justice. Il est vrai que tous ceux qui eurent recours à lui, s' ils n' éprouvèrent pas d' injustices, ressentirent, par la dureté de ses ordonnances, la colère qui l' animoit en ce moment contre l' humanité en général. Le jaloux se sépare de l' espece des hommes, et sur le tribunal qu' il s' éleve il regarde tous les autres comme autant d' ennemis. La pratique des passions, quand l' ivresse en est dissipée, ne laisse plus dans l' ame que des impressions douces qui donnent de l' indulgence pour ceux qui sont plongés dans les erreurs dont on est guéri. Mais Naour étoit bien éloigné de ce calme heureux qui dispose à la philosophie, qui peut seule rendre l' homme maître de lui dans de telles circonstances, et l' engager à mépriser ceux qui l' ont offensé. Quand Naour eut rempli ce véritable devoir des rois, en exerçant la justice par lui-même, il demeura seul avec son visir, qu' il regardoit depuis long-tems comme son ami. La prudence lui conseilla plus d' une fois de ne rien déclarer à son ministre, et de ne s' en rapporter qu' à lui-même, du choix de sa vengeance. Mais ne pouvant plus renfermer sa colère, cherchant peut-être quelque soulagement dans l' aveu de sa peine, et sa jalousie lui causant d' autant plus de tourment, qu' il l' avoit contrainte, il fit à son visir une entière confidence de ce qui s' étoit passé, et finit par lui demander son avis. Le visir lui conseilla sans balancer de faire périr Aboucazir et Fatmé. N' étant plus embarrassés que sur la manière dont on satisferoit la vengeance qui fut résolue, ils convinrent enfin qu' on leur donneroit le lendemain un breuvage empoisonné. Naour, croyant faire un acte de justice, eut peine à différer jusques-là sa vengeance ; mais il falloit le tems de préparer ce funeste breuvage, il falloit trouver les moyens de le faire donner sans éclat ; et le roi qui vouloit sauver les apparences, uniquement pour cacher sa honte et son déshonneur, fut obligé d' y consentir. Ils se promirent un secret mutuel pour conserver la réputation du prince ; quand les secrets de cette nature sont divulgués, ils augmentent le repentir que le crime seul doit causer. Le visir en quittant Naour revint chez lui ; son premier soin fut d' aller voir sa fille unique, qu' il aimoit jusqu' à la folie ; la tristesse qu' il remarqua sur son visage l' affligea, et l' inquiétude s' empara vivement de son coeur. Il voulut savoir le sujet de son chagrin ; aussi-tôt elle lui apprit qu' elle sortoit du harem du roi, et que Fatmé l' avoit traitée avec un mépris dont malheureusement toutes les autres femmes avoient été témoins. Le visir, piqué pour sa fille, emporté par ces amitiés aveugles dont les effets sont souvent aussi dangereux que ceux des plus grandes inimitiés, oublia de quelle importance étoit le secret que son maître lui avoit confié, et lui dit : console-toi, ma fille, la rose de sa vie sera bientôt flétrie, et le nom de Fatmé doit être incessamment effacé du registre des vivans. La curiosité de sa fille n' étant que plus animée par un discours si vague, et qu' elle pouvoit si peu comprendre, l' engagea à faire plusieurs questions à son père, et à le conjurer de l' éclaircir et de l' instruire. Pouvoit-il douter, lui disoit-elle, d' un secret qu' il lui avoit confié, et d' un secret qui pouvoit intéresser l' honneur et la vie d' un père aussi chéri ? En un mot, elle fit si bien que le visir lui avoua non-seulement tout ce qui s' étoit passé, mais encore la vengeance que le roi avoit résolu d' en tirer. La fille du visir transportée de joie, car la vengeance est le sentiment le plus vif des femmes ordinaires, remercia mille fois son père, en lui promettant de toujours garder un secret d' une si grande conséquence, pour sa propre satisfaction. Son père la quitta, ne pensant qu' au plaisir de la laisser plus tranquille, et fut travailler aux affaires que son emploi lui donnoit. Il étoit à-peine sorti de chez elle, que Fatmé frappée elle-même du procédé que les idées de son amour lui avoient fait avoir avec la fille du visir, envoya un officier de l' intérieur du palais, pour lui faire des excuses sur ce qui s' étoit passé. Le compliment n' étoit pas achevé qu' elle l' interrompit, en lui disant : tout le monde conviendra que les mépris que j' ai essuyés, ne se peuvent réparer, et qu' ils méritent d' être punis ; cependant je n' en suis que médiocrement occupée, puisque bientôt elle ne pourra se vanter d' en avoir aussi mal usé avec moi, et que sa mort doit me venger suffisamment. L' officier du palais parut charmé d' apprendre cette nouvelle, et lui dit : que votre discours m' est doux ! Mon coeur a tressailli de joie, de l' espérance que vous lui donnez. Quand serons-nous assez heureux pour voir le roi capable d' une résolution si ferme ? Mais il est trop prévenu en faveur de Fatmé, ajouta-t-il. Si vous aviez la force de garder un secret, reprit la fille du visir, je vous conterois tout le détail d' une affaire, dont je ne suis pas encore revenue moi-même, tant elle m' a surprise. L' officier lui promit plus qu' elle n' exigeoit, et bientôt elle eut soulagé son coeur. Celui-ci ne fut pas plutôt instruit qu' il alla trouver Fatmé, et lui conta ce qu' il venoit d' apprendre ; son attachement pour elle, les obligations qu' il lui avoit, et l' amitié qu' il ressentoit depuis long-tems pour Aboucazir, l' engagèrent à ne perdre aucun instant pour l' avertir, et commettre cette espece d' infidélité. Que le séjour des cours seroit différent, si la fausseté ou l' indiscrétion n' étoient employées que pour obliger ses amis ! Fatmé fut très-surprise en apprenant cette terrible nouvelle ; elle auroit juré comme tous les amans, qu' elle s' étoit contrainte, que le roi n' avoit pu s' appercevoir de rien. Mais la nouvelle étoit si positive, et si détaillée, que n' envisageant plus que le malheur qui la menaçoit, elle sut parler avec tant de force et de vivacité à l' officier du palais, qu' elle l' engagea à conduire Aboucazir dans son appartement. Il s' y rendit, déguisé en esclave ; la conversation fut longue et intéressante. De quoi ne vient point à bout l' amour, alarmé pour les jours de ce que l' on aime ? Ce même amour sembla faciliter leurs arrangemens ; ils firent si bien qu' ils ameutèrent les mécontens qui se trouvent dans toutes sortes de gouvernemens, même dans les plus justes. Aboucazir et Fatmé joignirent donc leurs amis aux mécontens ; et dans la même nuit, Naour et son visir, qui n' étoient point sur leurs gardes, furent impitoyablement massacrés. C' est bien fait, dit Hudjiadge ; il avoit bien affaire aussi d' être prudent hors de propos, et d' aller demander conseil à un visir. Ceux qui sont si avides de conseils inutiles, n' en demandent jamais quand ils en auroient besoin. Il est vrai, sire, répondit Moradbak ; mais si l' excès de la prudence est un défaut, les dangers d' une femme qui s' écarte de son devoir, sont encore plus considérables. Elles ne sont pas toutes comme toi, reprit Hudjiadge, avec un air de douceur qu' il n' avoit peut-être pas eu depuis vingt ans ; aussi nos pères ont-ils bien trouvé, continua-t-il, que l' on ne sauroit trop les captiver et les enfermer. C' en est assez pour aujourd' hui, continua-t-il, allez tous vous reposer, et soyez exacts à vous trouver ici demain à l' heure ordinaire. Nous y serons, sire, reprit Moradbak, et j' aurai l' honneur de vous conter une histoire mogole. Le pays n' y fait rien, lui dit-il encore. J' espère, poursuivit la belle fille de Fitéad, en se retirant avec modestie, qu' elle amusera votre majesté. La modestie de Moradbak n' étoit peut-être qu' une confiance d' auteur. Le lecteur en jugera mieux qu' elle, et même que le sultan.