Histoire de {#Naour} roi de Cachemire-
Comte de Caylus
Naour roi de Cachemire, gouvernoit depuis l' âge de quinze ans cette heureuse
contrée, avec justice, mais avec sévérité ; il vouloit que ses sujets fussent
heureux, et qu' ils méritassent de l' être. L' oisiveté ne trouvoit jamais
grace devant lui ; il faisoit acheter la diminution des impôts par un travail
assidu, qui par-là devenoit pour ses sujets une double source de richesse.
Il exigeoit la plus prompte obéissance, et ne commandoit rien sans raison
; et par une conséquence nécessaire, ceux auxquels il donnoit des preuves
de sa générosité subissoient le plus rigoureux examen de leur mérite. Ses
armes heureuses l' avoient rendu conquérant ; son caractère fier l' avoit
toujours suivi dans ses conquêtes et dans sa politique ; ses voisins le
redoutoient, et ses peuples l' admiroient en le craignant : c' est le sort
de la vertu qu' accompagne trop d' austérité. C' est ainsi que Naour régnoit
depuis vingt ans, et son pouvoir paroissoit si bien établi sur le courage,
l' esprit et la justice, que jamais on n' eût imaginé qu' il pût éprouver
les revers de la fortune. Ce roi n' avoit jamais connu les charmes de l'
amour, il avoit toujours regardé cette passion comme une foiblesse de l'
humanité : les beautés qu' il avoit eues sans nombre dans son harem, le
lieu secret de ses plus doux plaisirs, ne lui avoit jamais fait imaginer
que l' on pût être soumis à la volonté de celles que l' on soumettroit à
la sienne, et devenir l' esclave de ses esclaves. Il étoit plus que jamais
prévenu de cette erreur, lorsque l' intendant de son harem lui présenta
l' incomparable Fatmé ; elle parut devant lui plus fière des avantages dont
la nature l' avoit comblée, que Naour ne l' étoit de ceux du trône. La fermeté
de l' esprit de ce prince qui jugeoit sévèrement de tous les objets, la
dureté même de son coeur, qui n' étoit sensible qu' au mérite surnaturel
; tous ces sentimens nés en lui, augmentés par l' habitude et la vanité
de les pratiquer, furent en un instant humiliés devant sa nouvelle esclave.
Cependant elle ne témoignoit aucun orgueil qui pût révolter ; tout étoit
graces et beautés dans sa personne ; sa fierté même étoit nécessaire à la
majesté de sa taille, et à l' arrangement de ses traits. Naour sentit sa
défaite, il en fut piqué, il voulut se la dissimuler ; et, dans l' espérance
de l' éviter, son premier soin fut de se priver d' un objet dangereux ;
mais l' amour ne fut pas long-tems sans le ramener. Fatmé feignit de ne
pas s' appercevoir des mouvemens qu' elle faisoit naître dans un coeur si
fier ; elle s' en applaudit, son amour-propre en fut flatté, et elle ne
se rendit aux desirs emportés de son maître, qu' après en avoir triomphé.
Le roi de Cachemire étoit trop excusable de céder à une aussi parfaite beauté
; ses cheveux noirs le disputoient en longueur à ceux de la nuit la plus
obscure, et son brillant visage disoit à la lune lorsqu' elle étoit à son
quatorzieme jour : parois, ou je parois. Si un derviche qui passe la nuit
dans le recueillement de la prière, avoit seulement vu en songe un objet
qui pût lui être comparé, il en auroit perdu l' esprit. Ses dents étoient
encore mieux rangées que le plus beau fil de perles ; la fossette de son
menton étoit la prison des coeurs ; la délicieuse odeur que toute sa personne
répandoit naturellement, surpassoit celle du musc le plus estimé ; et le
signe noir qu' elle avoit à-côté de l' oeil gauche, étoit une des plus grandes
séductions que l' amour eût attachées à toute sa personne. Naour, le fier
Naour, devint en peu de tems si passionné pour la belle Fatmé, au milieu
même de la plus vive jouissance, qu' il ne pouvoit vivre sans contempler
ses beautés, et sans admirer ses beaux cheveux tressés. Il étoit étonné
de tous les sentimens que la nouveauté rendoit encore plus agréables à son
coeur ; il se livroit sans cesse à l' amour le plus tendre, et s' enivroit
des attraits de sa belle esclave, qu' il voyoit tous les jours avec un nouveau
plaisir. Le signe noir dont il étoit encore plus frappé que de tous ses
autres agrémens, étoit un grain semé dans son coeur, qui y produisoit un
amour infini. Ce prince, dans les transports de sa passion, composa cette
tendre chanson que la Perse chante encore aujourd' hui : ce seroit envain
que je ne voudrois pas la suivre, ses beaux cheveux m' ont enchaîné, et
m' entraînent malgré moi. Naour, amoureux pour la première fois, ne connoissoit
encore ni la défiance ni la jalousie ; son caractère ne lui avoit jusqu'
alors laissé voir les femmes qu' avec une sorte de mépris, et son amour
le livra d' abord à la confiance la plus tranquille. Ce qui lui restoit
même de fierté auprès de Fatmé ne lui laissoit pas douter de sa reconnoissance
et de sa tendresse. Puisque j' aime enfin, disoit-il en lui-même, je suis
aimé. Quand la belle esclave fut bien assurée du pouvoir de ses charmes,
et qu' elle crut avoir suffisamment assuré son crédit sur l' esprit de son
maître, et subjugué son coeur ; quand elle n' eut plus d' inquiétude sur
sa conquête, celle de son souverain ne lui parut pas suffisante ; elle en
étoit assurée, il en falloit une autre pour son bonheur particulier. Et
peu flattée d' un amant dans lequel elle reconnoissoit toujours un maître,
elle voulut blesser un coeur qui ne dût qu' à son mérite le don qu' elle
lui feroit du sien. Dans ces tems où Cachemire avoit un roi particulier,
les harems n' étoient pas gardés avec une grande sévérité ; il y avoit même
plusieurs officiers destinés pour le service du prince, qui n' étoient point
eunuques, et qui entroient dans l' intérieur du palais. Naour avoit un favori,
nommé Aboucazir, qu' il menoit toujours avec lui ; il étoit grand, bien
fait, et d' une beauté ravissante ; ses paroles étoient aussi douces que
le miel, et son visage n' étoit couvert que d' un duvet si doux, qu' il
ressembloit à la verdure qui croît sur les bords des fleuves de lait qui
coulent dans le paradis. C' étoit lui qui servoit toujours le roi quand
il étoit dans l' appartement de Fatmé, et jamais aucun autre officier ne
se tenoit à ses côtés quand il soupoit avec cette belle esclave. Ce fut
sur Aboucazir qu' elle jetta les yeux : elle essaya mille fois ses regards
pour dénouer le noeud de sa pensée. Quelquefois elle croyoit entrevoir des
rayons d' espérance ; mais aussi-tôt elle ne voyoit plus dans toute sa personne
que les apparences d' un respect qui la mettoit au désespoir. Ces tourmens
de son coeur lui rendirent à la fin le repos inconnu, sa beauté même en
fut altérée. Naour en ressentit les plus vives alarmes ; mais bientôt elle
ne regretta plus la diminution de ses charmes, les regards tendres et compatissans
qu' Aboucazir ne put s' empêcher de laisser tomber sur elle, ne tardèrent
pas à la ranimer, comme une jeune fleur qu' un triste orage a courbée et
flétrie, reprend son éclat et sa fraîcheur au premier rayon d' un soleil
bienfaisant. Il est vrai que ces témoignages furent si sages et si modérés,
que Fatmé n' en pouvoit tirer qu' une légère espérance ; elle s' y livra
cependant avec transport. Ces premières démarches accoutumèrent bientôt
l' amante et l' amant à se servir de leurs yeux et de leurs paupières pour
se faire des demandes et des réponses, en attendant l' heureuse occasion
de pouvoir exprimer ces tendres reproches, ces douces questions et ces aimables
assurances qui sont le charme de tous les amours, mais plus encore de l'
amour naissant. Le tems qui leur étoit le plus favorable étoit celui des
soupers, parce qu' ils se voyoient de plus près et plus long-tems. Fatmé
qui ne croyoit vivre que lorsqu' elle voyoit son amant, ne songea qu' à
les rendre plus fréquens, et la proposition qu' elle en fit au roi, dont
il attribuoit la cause au desir de le voir plus souvent, ne servit encore
qu' à l' enflammer davantage. Un jour que le prince et la belle esclave
étoient à table vis-à-vis l' un de l' autre, Fatmé laissoit tomber ses regards,
toutes les fois qu' elle le pouvoit faire sans danger, sur Aboucazir. Il
servoit son maître, et plus libre dans ses regards, puisqu' étant derrière
lui il ne pouvoit en être apperçu, il la dévoroit des yeux ; tandis que
Naour la regardoit elle-même avec tant de passion, qu' il ne voyoit qu'
elle dans la nature, et croyoit lire sur ses joues vermeilles ce passage
du divin alcoran : la femme est le plus bel ouvrage du créateur. Les regards
n' étant pas suffisans pour rassurer et nourrir le coeur de Fatmé ; cette
belle des belles qui vouloit prolonger le plaisir de voir son nouvel amant,
et celui d' en être vue, qui vouloit encore trouver les moyens de lui faire
connoître l' étendue de son amour, et rendre le sien plus hardi, proposa
au roi de lui conter une histoire. J' y consens, reprit-il, quand nous serons
sortis de table ; je jugerai avec transport des charmes de ton esprit ;
je suis sûr qu' ils égalent ceux que toute ta personne offre à mes yeux.
Si j' osois représenter quelque chose à mon souverain seigneur, reprit la
belle fille, il me semble qu' une histoire doit être plus agréable dans
la situation où nous sommes. Lorsqu' elle est moins intéressante, on prend
un fruit, on demande un cherbet, ou quelques coupes de vin de Chiras ; il
augmente la vivacité de celui qui raconte, et dédommage celui qui écoute
des instans d' ennui, et je sens que cette ressource m' est absolument nécessaire.
Cette feinte modestie lui attira les éloges qu' elle en attendoit, et ne
donna que plus d' envie de l' entendre ; les regards d' Aboucazir, et les
discours du roi lui témoignèrent combien ils en seroient charmés. La gaieté
vive et la grace dont elle avoit accompagné cette proposition, avoit disposé
leurs esprits par ses plus fortes illusions. Fatmé n' ayant plus rien qui
l' empêchât de parler, prit ainsi la parole.
Histoire de {#Naerdan} et Guzulbec
- Comte de Caylus
Hussendgiar, riche marchand de pierreries, habitoit Erzerum ; il étoit déja
dans un âge avancé, et de toutes ses esclaves et de ses femmes il n' avoit
obtenu du ciel qu' une fille. Si elle ne pouvoit le satisfaire du côté des
espérances de son commerce, elle le rendoit heureux par les graces dont
la nature avoit orné sa figure, en même tems qu' elle avoit rendu son esprit
susceptible de tous les talens. Elle n' avoit que six ans, lorsqu' Ali,
surnommé Timur, qui avoit toujours été des amis d' Hussendgiar, vint à mourir,
ne laissant aucune fortune à son fils unique, malgré la réputation qu' il
avoit toujours eue d' être riche. En rendant les derniers soupirs entre
les bras d' Hussendgiar, il lui recommanda ce fils, seul objet de ses regrets.
Ce véritable ami s' en chargea avec plaisir ; ce fut d' abord sans autre
vue que celle de satisfaire à l' amitié, qu' il donna tous ses soins à cet
enfant ; mais Naerdan, c' est le nom du fils de Timur-Ali, les mérita bientôt
lui-même. La douceur faisoit son caractère, et son intelligence étoit au-dessus
de son âge ; la reconnoissance fut le premier sentiment de son coeur. Hussendgiar
s' applaudissoit du legs que lui avoit fait son ami, et partageoit sa tendresse
entre Naerdam et Guzulbec sa fille unique. Ils étoient élevés ensemble ;
leur enfance qui les unissoit par des plaisirs communs, la liberté qu' ils
avoient d' être toujours ensemble ; ou plutôt les charmes naissans de Guzulbec
et le mérite de Naerdan, établirent dans leurs coeurs un goût que rien ne
put détruire. Hussendgiar s' en apperçut ; mais loin d' apporter aucun obstacle
à leurs sentimens, il paroissoit au contraire les approuver. Le ciel qui
lui avoit refusé un successeur, lui en donnoit un dans le fils de son ami,
qui s' en rendoit plus digne chaque jour, et Hussendgiar avoit le plaisir
de faire un éleve au gré de ses desirs. Quand Naerdan, qui se trouvoit de
fort peu d' années plus âgé que Guzulbec, eut atteint l' âge de douze ans,
on ne lui permit plus de la voir, elle fut renfermée dans l' appartement
des femmes, et Naerdan confié à ceux qui devoient lui donner une éducation
convenable aux desseins qu' Hussendgiar avoit formé pour son établissement.
Cette séparation lui fut infiniment sensible ; mais elle le fut pour le
moins autant à Guzulbec, qui moins distraite que lui, ne s' occupa plus
que d' un amour dont la privation de ce qu' elle aimoit, venoit de lui découvrir
toute la violence. Il s' accrut long-tems dans la solitude, et n' osant
écrire à son amant, elle n' avoit d' autre ressource, pour le faire lire
dans son coeur, que les salams qu' elle lui envoyoit par un esclave qui
en ignoroit le mystère. Le premier qu' elle lui fit tenir fut un petit paquet
de gingembre : c' étoit faire de grandes avances, sans doute ; mais une
passion aussi vive que la sienne ne consultoit plus la retenue ; elle trembloit
dans l' attente de la réponse ; elle craignoit de n' être plus aimée. Quelle
fut sa joie, lorsqu' on lui rapporta de la part de Naerdan un petit morceau
de drap bleu ! Ce signe n' exprimoit pas, à la vérité, un sentiment aussi
tendre qu' elle l' auroit desiré ; mais enfin elle n' étoit pas oubliée,
on l' aimoit encore ; le charme de cette idée dura peu de tems. Il fit place
à des regrets et à des desirs d' autant plus vifs, qu' elle ne doutoit point
que Naerdan ne les partageât. En prononçant ces derniers mots, Fatmé les
adressoit à Aboucazir, et les accompagnoit des regards les plus tendres.
Il faut avouer, dit-elle, en interrompant elle-même son récit, et fixant,
pour un instant, sur le roi de Cachemire, ses beau yeux qu' elle ramena
insensiblement sur l' attentif Aboucazir ; il faut avouer, continua-t-elle,
que la malheureuse Gulzulbec étoit à plaindre ; renfermée dans un sérail
trop respecté par son amant, elle comptoit les instans de sa jeunesse et
de sa beauté. Quels avantages, disoit-elle, quels trésors dissipés sans
fruit ! De quel retour ma tendresse ne devroit-elle pas être payée ! Ah
! Combien le germe de notre amour, cultivé par mes soins, auroit poussé
de rameaux qui se seroient courbés sous le poids des fruits les plus délicieux
! Mais, non ; celui que j' adore ne m' aime point, puisqu' un vain respect...
je ne vous rapporterai point, seigneur, continua Fatmé, les soupçons qui
succédoient aux plaintes de la triste Guzulbec ; je vous ai promis son histoire,
et je la reprends. Naerdan, parvenu à l' âge de quinze ans, sentit à tel
point les avantages du commerce, et profita si parfaitement des leçons qu'
il avoit reçues, que la reconnoissance qu' il avoit pour Hussendgiar, jointe
à son intelligence naturelle, lui fit avoir un soin particulier de ses affaires
; ce bon maître les lui confia pendant le cours de plusieurs voyages qu'
il fit aux Indes. Elles prospérèrent entre ses mains, et la vente des marchandises
qu' il lui avoit laissées dans ses magasins d' Erzerum, produisit encore
plus de profit à Hussendgiar, que ses voyages. Cependant Naerdan, par une
délicatesse et une fidélité rares à trouver dans un coeur amoureux, avoit
rompu le commerce qu' il avoit avec Guzulbec ; son amour ne s' éteignit
pas ; mais il lui imposa silence, et il en sacrifia tous les dehors à la
probité. Il n' osoit plus prétendre à épouser la fille de son maître, à
qui le ciel, contre toute espérance, venoit enfin d' accorder un fils. Cette
générosité, continua Fatmé, loin de diminuer les sentimens de Guzulbec,
ne servit qu' à les entretenir. Hussendgiar, dans la joie que lui causoit
la naissance imprévue de son fils, ne pouvoit tarir sur les louanges que
Naerdan méritoit, et disoit publiquement que l' héritier dont la nature
avoit satisfait ses desirs, étoit seul capable de déranger les projets qu'
il avoit formés en sa faveur ; ajoutant que sa vertu, sa droiture et son
intelligence l' auroient déterminé à lui donner sa fille et tous ses biens,
mais qu' il espéroit faire la fortune d' un de ses amis, en lui donnant
un pareil gendre. Ces éloges engagèrent Cara Mehemmet, beau-frère d' Hussendgiar
à lui demander Naerdan pour sa fille ; il prétendoit même conclure le mariage
aussi-tôt qu' il seroit de retour d' un voyage aux Indes, qui devoit au
moins l' occuper pendant huit ou neuf mois. Comme il étoit jouailler de
sa profession, Naerdan consentit à cette proposition, non par aucun desir
de richesse et d' établissement, mais pour se guérir d' un amour qu' il
ne pouvoit plus regarder que comme une ingratitude. Ces nouvelles parvinrent
aux oreilles de Guzulbec ; elles couvrirent son coeur de surme, elle envoya
inutilement à son amant une pomme, un morceau d' étoffe couleur d' aurore,
une olive, et un charbon de bois. Ces tendres signes de l' excès de sa douleur
et de sa jalousie ne firent point changer la cruelle résolution du trop
vertueux Naerdan. Ici Fatmé s' interrompant encore, ne put se refuser une
réflexion, dont le sens, qui n' avoit rien que de simple pour le roi de
Cachemire, étoit un reproche pour Aboucazir. On peut, dit-elle, je le conçois,
se sacrifier soi-même aux sentimens d' une juste reconnoissance ; mais la
vertu nous permet-elle d' autres victimes ? On est charmé de trouver, dans
le coeur de ce qu' on aime, les principes de la vertu, mais ils dégénèrent
en barbarie, quand on les pousse trop loin. Eh ! Comment peut-on se résoudre
à lui sacrifier ce que l' on aime ? Car enfin Naerdan ne pouvoit ignorer
que Guzulbec ne survivroit pas à son malheur ; mais le juste ciel, le ciel
moins sévère que lui, ne consentit pas à sa perte. Cette tendre amante au
désespoir, ne sachant à qui s' adresser dans son infortune, confia ses peines
à une vieille juive qui lui vendoit souvent des bijoux étrangers. La vieille
parut sensible à son état, mais plus encore à la récompense qu' elle lui
promit, si elle pouvoit empêcher le mariage. Prends tout ce qui est en mon
pouvoir, lui dit tendrement Guzulbec ; que Naerdan ne soit point à une autre
; et je te jure par le saint prophete, que je ne possede rien qui ne soit
à toi. Que n' ai-je tous les trésors de l' Inde, pour t' engager à me servir
! La juive la quitta, en lui promettant de la secourir, et l' assurant qu'
elle auroit bientôt de ses nouvelles. Le jour qui suivit celui où la juive
avoit fait à Guzulbec des promesses si consolantes, Hussendgiar rencontra
dans les rues d' Erzerum Cara Mehemmet, qui n' en étoit parti que depuis
quatre mois. Il lui témoigna la surprise que lui causoit un si prompt retour.
Cara Mehemmet, lui répondit, qu' il avoit trouvé un de ses correspondans
à motié chemin du lieu où il vouloit aller, qu' il lui avoit remis les fonds
qu' il avoit dans l' Inde, d' une façon très-avantageuse, et qu' il étoit
résolu de ne plus s' exposer à de si grandes fatigues que son âge ne permettoit
pas de soutenir, qu' il vouloit enfin goûter le repos que ses richesses
lui permettoient de trouver dans sa patrie. Hussendgiar le fit souvenir
sur le champ de l' engagement qu' il avoit pris avec lui, pour le mariage
de Naerdan et de sa fille. Cara Mehemmet lui dit, qu' il étoit prêt de le
remplir ; mais qu' il vouloit que les noces se fissent dans une maison de
campagne, dont il avoit fait l' acquisition. Hussendgiar consentit sans
peine à cette proposition. Ils partirent sur le champ pour aller chercher
Naerdan ; ils le trouvèrent occupé des affaires d' Hussendgiar. Et Cara
Mehemmet lui dit : mon fils, si vous voulez me suivre, je vous ferai voir
ma fille, elle n' est âgée que de quinze ans, et vous l' épouserez, si elle
vous convient. Naerdan lui répondit avec politesse, mais cependant avec
froideur, et les suivit avec une espece de joie, dans l' espérance de détruire
par ce moyen une passion à laquelle il croyoit ne devoir plus s' abandonner.
Cara Mehemmet les conduisit hors des portes de la ville. Hussendgiar en
lui voyant prendre ce chemin, lui dit : à-propos, mon ami, que signifie
donc cette maison que je ne vous connois pas ? Cara Mehemmet lui répondit
: il faut jouir de ses richesses ; vous verrez de quelle façon ma nouvelle
habitation est ornée ; depuis long-tems je me fais un plaisir de l' étonnement
que vous allez avoir ; le mariage de ma fille avec Naerdan est le terme
du mystère que j' ai fait jusqu' aujourd' hui d' une retraite délicieuse
dont je vais jouir paisiblement, en laissant à Naerdan avec les avantages
de mon commerce, tous les soins qu' il me donnoit. En achevant ces mots,
ils arrivèrent devant une grande maison dont la porte étoit gardée par deux
portiers. Naerdan fut étonné de voir un nombreux cortege de pages au pied
de l' escalier. Ils étoient magnifiquement vétus, leurs chemises étoient
de soie, leurs culottes de satin, leurs jupons de taffetas des Indes, leurs
caffetans de taffetas ondé, et leurs ceintures de pierres précieuses taillées
aux Indes. Ces pages marchèrent devant eux avec beaucoup de respect, et
les conduisirent dans une salle d' audience superbement meublée. Quand ils
eurent pris leur place sur le sopha, on leur apporta du café et des confitures,
et bientôt on leur servit un repas splendide et délicat. Les plats étoient
d' argent et le linge étoit richement brodé. Après le dîné, Cara Mehemmet
pria Hussendgiar de passer dans une autre chambre pour le laisser avec Naerdan
auquel il avoit des affaires particulières à communiquer. Hussendgiar les
laissa seuls. Cara Mehemmet ouvrit une armoire qui donnoit dans l' appartement
de ses femmes, et il appella sa fille. Elle répondit sur le champ avec une
voix aussi douce que celle d' un ange, et si agréable, qu' elle causa même
une sorte d' émotion à Naerdan. Cette beauté ne fut pas long-tems sans paroître,
et sans faire voir des charmes frappans ; car l' éclat de son teint surpassoit
celui de la lune quand elle est dans son plein. En arrivant auprès de son
père, elle se jetta à ses genoux, et les embrassa en disant : que souhaitez-vous,
mon père, de votre esclave ? Je suis charmé, lui répondit Cara Mehemmet,
de vous trouver dans les dispositions où je vous souhaitois ; je veux vous
donner en mariage à Naerdan que vous voyez : y consentez-vous ? J' ai déja
dit à mon père, reprit cette jeune beauté, que son esclave fera tout ce
qu' il lui ordonnera ; elle est prête non-seulement à épouser Naerdan qu'
il lui présente, mais encore le dernier de ses serviteurs ; le plaisir d'
obéir à mon souverain seigneur, ajouta-t-elle, sera toujours la plus grande
satisfaction de mon ame. En achevant ces mots, elle se retira et sortit
de la chambre. Eh bien, mon fils, dit alors Cara Mehemmet, que dites-vous
de ma fille ? En êtes-vous content ? Quel est l' homme, lui répondit Naerdan,
à qui une semblable beauté pourroit ne pas plaire ? Cara Mehemmet satisfait
de cette réponse, envoya promptement chercher l' iman du quartier, et tirant
ensuite une bourse dans laquelle il y avoit trois mille sequins : prenez
cet argent, mon fils Naerdan, lui dit-il ; et quand je vous demanderai en
présence de l' iman ce que vous apportez en mariage à ma fille, vous me
répondrez, trois mille sequins ; et pour-lors vous me donnerez cette bourse
pour son douaire. L' iman ne se fit point attendre ; il arriva suivi du
maître d' école et du muczin. On servit aussi-tôt la table, et sur la fin
de ce nouveau repas, Cara Mehemmet dit à l' iman : je donne ma fille à Naerdan
que vous voyez, s' il a trois mille sequins pour assurer son douaire. Hussendgiar
voulut aussi-tôt les donner, mais Naerdan présenta la bourse que son beau-père
lui avoit donnée ; et cette affaire n' éprouvant aucune autre difficulté,
fut bientôt terminée. Le contrat fut donc dressé, et la cérémonie de l'
iman fut encore suivie d' un nouveau repas. Quand on fut à la fin, Naerdan
s' approcha d' Hussendgiar, et lui dit : je ne dois pas coucher seul cette
nuit ; ne seroit-il pas à-propos que j' allasse aux bains ? Cara Mehemmet
voulut savoir ce que desiroit son gendre. Quand il l' eut appris, non-seulement
il approuva son dessein, mais il l' assura que cette purification étoit
nécessaire après la cérémonie de l' iman. Il appella des esclaves qui le
conduisirent aux bains délicieux que l' on avoit préparés dans la maison
même, et demeura toujours à table. Naerdan vint ensuite l' y retrouver,
et son beau-père le fit entrer dans l' appartement des femmes, et coucher
avec sa nouvelle épouse. Quand il eut éprouvé des plaisirs qu' il croyoit
devoir bannir de son coeur le souvenir de Guzulbec, il sentit avec chagrin
qu' il ne lui étoit pas moins attaché qu' auparavant. Ces idées l' occupèrent
quelque tems ; mais enfin il fut obligé de s' abandonner au sommeil. Le
jour ne le réveilla pas tant encore qu' un besoin très-pressant, qu' il
ne pouvoit cependant satisfaire, n' osant se lever ni faire le moindre mouvement,
dans la crainte d' éveiller sa charmante épouse dont la tête étoit appuyée
sur son bras. Enfin ne pouvant plus se retenir, il retira son bras le plus
doucement qu' il lui fut possible. Mais quelle fut sa surprise quand il
vit cette belle tête, cette tête un des chef-d' oeuvres de la nature, se
détacher de son corps, et tomber en bas du lit en roulant jusqu' à la porte
! à cet affreux spectacle, il oublia tous ses besoins, et demeura perclus
de tous ses membres. Il étoit depuis quelque tems dans cette cruelle situation,
lorsque Cara Mehemmet envoya savoir comment les nouveaux mariés avoient
passé la nuit. On trouva la porte fermée ; le malheureux Naerdan n' étoit
pas en état de l' ouvrir, ni même d' entendre frapper, car il avoit perdu
toute connoissance. On fut donc obligé de l' enfoncer ; la tête et le sang
que l' on apperçut firent pousser de grands cris à tous les esclaves, et
ces cris attirèrent Cara Mehemmet, qui fit aussi-tôt venir le cadi. On mit
Naerdan en prison et on le chargea de fers, pour le livrer bientôt au supplice.
Les mauvaises nouvelles qui courent avec tant de rapidité, instruisirent
bientôt Guzulbec de ces tristes événemens ; elle eut le coeur percé en apprenant
le danger que son amant couroit. La juive ne fut pas long-tems sans se présenter
devant elle. Elle lui dit en l' abordant : eh bien, êtes-vous contente ?
Vous ne devez plus craindre de rivale, et... ah cruelle ! Lui répondit tendrement
Guzulbec ; rends-lui la vie, et n' expose point les jours de mon amant.
Tu ne pourras échapper à ma juste vengeance, poursuivit-elle en la regardant
avec des yeux animés par la fureur, que dans de pareilles situations les
caractères les plus doux n' expriment pas d' une façon moins terrible que
les plus emportés. La juive se retira promptement. Cependant Hussendgiar
ne fut pas plutôt informé du malheur de Naerdan, car il ne pouvoit le croire
coupable d' aucun crime, qu' il se rendit à la prison. Il accouroit pour
le consoler et savoir quel service il pourroit lui rendre. Naerdan lui fit
un récit fidele de son aventure sur laquelle Hussendgiar ne sut quel jugement
il devoit porter ; et il sortit promptement pour chercher les moyens de
travailler à sa justification, sans trop savoir comment il pourroit y réussir.
Son premier soin fut d' aller trouver Cara Mehemmet dans sa nouvelle maison
où le malheur étoit arrivé, pour s' informer de ce qu' on y disoit. Mais
il fut bien surpris de ne pas trouver la moindre trace de ce magnifique
bâtiment, et de voir à la place une vieille masure, dans laquelle il apperçut
un vénérable vieillard qui lui demanda ce qu' il cherchoit. Je cherche,
lui répondit Hussendgiar, une grande maison qui, ce me semble, étoit encore
hier ici. Il est vrai qu' il y en avoit une, reprit le vieillard, mais tu
vois clairement qu' il n' y en a plus. Ton étonnement cessera, poursuivit-il
après quelques momens de silence, quand tu sauras que je suis un génie,
et que les sentimens de ta fille Guzulbec pour Naerdan m' ont touché. J'
ai pris la figure d' une vieille juive pour en être plus éclairci ; j' ai
pris encore celle de Cara Mehemmet, qui ne doit arriver que ce soir dans
cette ville ; j' ai bâti la maison dans laquelle tu as soupé hier, et dans
laquelle on a célébré les prétendues noces de Naerdan. Va lui promettre
ta fille, continua-t-il d' un ton sévère ; un honnête homme dans ta famille
vaut mieux que tous les trésors. Naerdan aura soin de ton fils ; sa vertu
fera tout prospérer chez toi. Si tu ne m' accordois pas une demande aussi
juste, je te ferois repentir mille fois par jour de tes refus. Hussendgiar
promit au génie tout ce qu' il exigeoit de lui ; et l' esprit aérien lui
dit : tu peux aller trouver le cadi qui a fait mettre Naerdan en prison
; obtiens de lui qu' il vienne ici, et quand il aura visité les lieux, et
qu' il les aura trouvés si différens de ce qu' ils étoient ce matin, il
ne pourra douter que l' aventure de Naerdan ne soit un enchantement ; et
pour-lors tu pourras aisément obtenir de lui la liberté de celui qui est
injustement prisonnier. Hussendgiar obéit au vieillard. Tout se passa comme
il l' avoit prévu. L' arrivée du véritable Cara Mehemmet, qui dans ce moment
parut à cheval à la tête de ses esclaves, confirma le cadi dans la vérité
du rapport qu' on lui faisoit ; il rendit la parole qu' Hussendgiar avoit
exigée de lui, de donner sa fille à Naerdan. Ce tendre amant fut rendu à
la constante Guzulbec, et le ciel qui les avoit protégés combla leur union
de toutes les félicités. Vous voyez, seigneur, poursuivit alors Fatmé, tout
ce qu' inspire un amour bien vif pour se faire entendre, et tout ce qu'
il emploie pour réussir ; souvent même il fait courir des risques à ce qu'
il aime par une timidité mal placée. Si Guzulbec et Naerdan eussent parlé
à Hussendgiar, peut-être ils l' auroient touché ; Naerdan auroit pu enlever
Guzulbec : que sais-je ce qu' ils auroient pu faire ? Tout, continuat-elle,
hors de demeurer dans l' inaction, et sans le génie, je ne sais ce qu' ils
seroient devenus. Divine Fatmé, lui répondit Naour, charmé du nouveau plaisir
qu' il venoit d' éprouver, j' aime à penser comme toi ; cependant je ne
puis blâmer Naerdan, sa modestie et sa retenue m' ont charmé ; mais je ne
pense qu' au singulier plaisir de faire des découvertes agréables dans ce
qu' on aime. Je compte ajoutat-il, que tu n' en demeureras pas à cette seule
histoire, et qu' une autre fois... oui, sire, interrompit Fatmé, je suis
trop heureuse de pouvoir vous amuser ; mais je vous prie de m' accorder
une grace. Quelle est-elle ? Reprit Naour avec bonté ; et que desire la
souveraine de mon coeur, et le plaisir de mes yeux ? Il m' a paru, seigneur,
lui répondit-elle, qu' Aboucazir m' écoutoit avec une attention qui prouve
qu' il aime ces sortes d' histoires. Quand on les aime on en sait, et je
souhaiterois lui en entendre conter une. Fatmé vouloit donner au trop timide
Aboucazir le moyen de lui répondre ; elle comptoit démêler ses sentimens
pour elle dans quelques traits d' une histoire étrangère ; ne voulant pas
perdre une ressource adroite dont elle lui avoit donné l' exemple, elle
pressa le roi d' ordonner à son amant de la satisfaire. Je consens à ce
que tu me proposes, reprit Naour. Aboucazir eut beau s' en défendre quelque
tems, le roi lui dit en sortant : je t' ordonne demain, à la fin de notre
souper, de conter une histoire ; je te pardonne d' avance, si tu ne nous
amuses pas, tout le monde ne peut pas conter ; ne voudrois-tu pas t' en
acquitter aussi bien que Fatmé ? Aboucazir lui témoigna par son profond
respect qu' il lui obéiroit. Et le lendemain après avoir été mille fois
rassuré par les tendres regards de Fatmé, il prit ainsi la parole.