Lost in anywhere / 10-09-1974
Vendredi 24 octobre 2003

<< le jour d'avant - le jour d'après >>

haute tensionNouvelle {#interface}

Grâce à Inknoise et son générateur automatique de layouts. C'est utile pour ceux qui veulent une base solide pour commencer avec une belle page. Je m'y mets moi aussi.

{#Mailgames}

Il existe une nouvelle race de jeu, pour ceux qui ne peuvent pas installer Tomb Raider sur leur poste de travail. C'est simple, tout se déroule par mail. Il suffit de bien lire le mode d'emploi et le tour est joué. La plupart des liens cités sont en français.
  1. Nebula
  2. E-sub 2
  3. Ylliw
  4. Taupe délire
  5. Tour de jeu
  6. Les autres mondes
  7. PBM

Entendu à la {#radio}

L'inventeur du terme "sommeil paradoxal" - je suis désolé, je ne me souviens pas de son nom- raconte qu'il a eu un rêve dans lequel il avait vu des policiers dont le visage était recouvert d'une peau de chat. Après avoir réfléchi longtemps, il comprend qu'ayant été peu de temps auparavant aux Etats-Unis, il était passé à Minneapolis - Minet à Police. C'est fou de se dire que même l'inconscient est capable de faire des jeux de mots !!

Histoire de Temimdari {#soldat} - Comte de Caylus

Il y a précisément aujourd' hui deux ans que je vous épousai, belle Zesbet. Vous devez être persuadée que je n' avois en ce moment aucune envie de voyager, et vous pouvez vous souvenir que, par un usage qui n' est que trop ordinaire à ceux qui suivent la profession des armes, je fis le courageux par vanité, en paroissant me révolter contre les prophéties du sage Oucha, sans m' embarrasser de la venue du grand prophete, qui soit à jamais loué, et que tous les cieux célebrent. Mais les principes de l' éducation ne sortent jamais de nos coeurs. Je voulois me rassurer contre moi-même ; une voix sourde à laquelle je ne pouvois résister, me parloit intérieurement. Je passai pour un moment dans cette même cour ; la pluie, le vent, les éclairs et le tonnerre me saisirent, je l' avoue, de la crainte de dieu, et me reprochèrent les discours que je venois de tenir. Ce fut donc avec peine, et même en prenant beaucoup sur moi, que je pris un air léger et brave, pour te dire : Zesbet, parle-moi pour me rassurer. Je fus surpris de t' entendre dire : génies, emportez-le. Ces paroles n' étoient pas achevées, que je vis la muraille s' écrouler ; elle me découvrit un grand feu au milieu duquel il y avoit un homme dont le visage étoit noir et les yeux rouges et enflammés. Il étoit aussi grand que la plus haute tour, et suivi de plusieurs petits génies. Ce monstre me saisit et m' emporta dans une île habitée par des génies infideles et qui ne croyoient point l' unité de Dieu. Je ne fis pas un long séjour avec eux, car il vint une armée de génies fideles qui les attaqua. Celui qui m' avoit emporté fut tué dans le combat, et les vainqueurs m' emmenèrent avec ceux qu' ils firent esclaves. Ce fut alors que, chargé de chaînes et obligé de vivre avec des génies aussi mal-faisans, je regrettai mille fois les conseils du sage qui m' avoit adopté, mais plus encore ceux de la belle Zesbet, dont j' avois si mal profité. Je soutins avec assez de courage l' année pendant laquelle Zesbet me devoit être fidelle ; mais quand je la vis révolue, le désespoir s' empara de mon coeur, et je desirois tous les jours de voir la fin d' une vie aussi malheureuse. Enfin après dix-huit lunes d' un séjour si terrible, le roi des génies, dont nous étions esclaves, voulu faire la revue de ses prisonniers. Aussi-tôt qu' il m' apperçut, il me dit : tu es un homme ; que faisois-tu parmi les infideles ? Je lui racontai de quelle façon j' avois été emporté, et comment l' on m' avoit fait esclave. Mais Zesbet étant toujours présente à mon esprit, et voulant du moins profiter de mes malheurs par rapport à elle, je lui demandai des nouvelles de Mahomet, et voici ce qu' il me répondit : il est très-difficile de le voir ; moi-même je ne l' ai jamais vu, ajouta-t-il, il repose dans le sein de dieu ; nous suivons la loi qu' il doit prêcher : voilà tout ce que je puis t' en apprendre. Je suis le plus malheureux des hommes, m' écriai-je avec une douleur dont il me parut touché ; si je ne vois le prophete, je dois renoncer à la plus parfaite des femmes. D' où es-tu ? Me dit-il. Seigneur, lui répondis-je, je suis de La Mecque. Sais-tu que ton pays est éloigné de soixante et dix ans de chemin ? à cette nouvelle je m' évanouis. Quand j' eus repris mes esprits, les larmes coulèrent de mes yeux en si grande abondance, que le roi me dit : ne t' afflige point, prens courage, Temimdari, je te ferai conduire cette nuit chez un sage qui pourra t' instruire mieux que moi du parti que tu dois prendre. Alors il me prit par la main, et me conduisit dans un jardin sur lequel donnoit la prison des principaux génies qu' il avoit fait esclaves. Le geolier en ouvrit la porte, et fit sortir un de ceux que le roi lui avoit désignés ; il l' amena devant lui. Il étoit effroyable ; son visage étoit noir comme de la poix, sa voix rauque ressembloit au tonnerre. Il se prosterna devant le roi, qui lui dit : je te promets la liberté, si tu conduis cet homme chez le sage Touloukia. Combien demandes-tu de tems pour le conduire dans le lieu de sa retraite ? Le génie lui répondit : je la connois, j' y ai souvent été dans le dessein de le tenter ; je m' engage, poursuivit-il à l' y conduire en trois heures. Cette réponse me fit grand plaisir. Alors le roi me regardant avec bonté, me dit : Temimdari, j' aurois fort desiré de te garder avec moi ; mais tes regrets sont légitimes : va chercher les moyens de retrouver celle que tu as une si grande envie de revoir ; il ne me reste plus qu' à te recommander de prendre bien garde à toi. Ce génie est infidele ; je vais t' apprendre une prière qui te le soumettra, et qui l' obligera à te conduire sans aucun danger. Songe que si tu es un seul moment sans la répéter, il te laissera tomber et prendra la fuite. J' appris aisément la prière ; elle n' étoit pas longue. Le roi me recommanda encore une fois au génie. Il me prit sur son col, et s' éleva dans les airs. Il passa des mers, des montagnes et des plaines, et moi je répétois toujours ma prière. Enfin il s' éleva si haut, que le monde ne me parut pas plus gros qu' une pomme ; mais aussi les étoiles étoient grandes à mes yeux comme des montagnes. Le génie voulut plus d' une fois me précipiter ; et la vertu de la prière me garantit toujours de sa mauvaise intention. Cependant la situation où j' étois me fatiguoit et m' affoiblissoit considérablement, quand je vis dans les airs une si grande quantité d' anges, qu' il n' y a que dieu qui puisse en savoir le nombre. Ils portoient tous une lance de feu dans la main, et chantoient les louanges de dieu. Leur vue me fit un si grand plaisir, que cessant de répéter ma prière, je commençai à chanter les louanges de dieu avec eux. Le génie s' appercevant que je ne prononçois plus les paroles qui contraignoient sa mauvaise volonté, me secoua, et prit la fuite. Je tombai en roulant, tantôt la tête, tantôt les pieds les premiers, pendant sept jours, au bout desquels dieu fit élever un vent qui me soutint, et me laissa tomber doucement sur le bord de la mer. Il étoit nuit. Je voulus marcher ; mais je me sentis si fort étourdi, que je me couchai par terre. Je dormis jusqu' au lever du soleil ; à mon réveil je me trouvai en très-bonne santé ; et quand j' eus rendu graces à dieu, je suivis le bord de la mer, et je vis un chameau qui s' approcha de moi, en me disant : homme de La Mecque, sois le bien arrivé. Je le saluai avec surprise. Mais je fus encore plus étonné quand il ajouta : Dieu m' a ordonné de venir ici pour te faire passer la mer ; prépare-toi à voir des choses surprenantes. Ah ! Beau chameau, m' écriai-je, faites-moi voir Mahomet, et donnez-moi les moyens de revoir bientôt ma chère Zesbet. Je n' entre point dans les desseins de dieu, me répondit simplement le chameau, sois soumis comme moi à ses volontés. Ces paroles m' engagèrent à le regarder avec beaucoup d' attention ; son ventre étoit rouge et noir, et ses yeux étoient du plus beau jaune ; il répandoit une odeur admirable ; je ne pus m' empêcher de lui témoigner l' étonnement que sa vue me causoit ; il me parut très-peu sensible à mes éloges, et me plaça sur son dos. Quand il m' eut fait passer la mer avec une incroyable rapidité, il me dit adieu, et me quitta. Je marchai pendant quatre jours et quatre nuits, sans autre nourriture que celle des coquillages que la mer fournissoit en assez petite quantité. Enfin je rencontrai au bout de quelque tems une caverne qui avoit soixante et dix portes, j' en poussai doucement une ; je vis que l' espace qu' elle fermoit, étoit d' une prodigieuse étendue, qu' il étoit rempli d' un nombre infini de génies de différentes figures, et qui tous étoient enchaînés et retenus par les plus fortes chaînes. Il est à croire que, sans cette précaution, ils se seroient déchirés les uns et les autres, car ils blasphémoient et s' accabloient d' injures. Je m' approchai d' un vieillard dont la physionomie étoit audacieuse, il étoit couché sur le côté, et n' avoit qu' un oeil ; mais cet oeil étoit étincelant. Il me demanda d' où je venois, et de quel pays j' étois. En apprenant que La Mecque étoit ma patrie, il voulut savoir si Mahomet avoit paru, je lui dis que je l' ignorois. Tu mens, me dit-il : cependant il me fit approcher de lui, et me demanda si le monde étoit toujours vicieux. Je l' assurai qu' il étoit plus que jamais souillé de crimes. Aussi-tôt il fit un mouvement pour se lever, en disant : cela étant ainsi, mon heure est proche. Mais dans l' instant je vis paroître un ange qui tenoit une massue de feu, dont il lui donna plusieurs coups sur la tête, en prononçant ces mots : ô ! Maudit, ton heure n' est pas encore venue, j' ai long-tems encore à te faire souffrir. Je demandai avec beaucoup d' humilité à l' ange, quel étoit cet homme, et dans quel lieu j' étois. Il me répondit : cet homme est l' antechrist, et tu es à l' entrée de l' enfer. Mahomet que je cherche, ne peut être ici, dis-je en sortant ; où puis-je le trouver, lui demandai-je ? Dieu est grand, me répliqua-t-il, ne te décourage point, continue ton chemin. Je suivis son conseil, et j' arrivai dans un désert que je trouvai si aride, que je ne pus retenir mes larmes. Cependant à force de marcher, j' apperçus un château carré qui répandoit une grande lumière de chacune de ses faces ; l' espérance de le trouver habité me donna de nouvelles forces ; et je découvris en l' approchant que les pierres dont il étoit construit, étoient alternativement d' or et d' argent. Je vis ensuite ces mots écrits sur la porte : il n' y a qu' un dieu, Mahomet est son grand ami, Adam est la créature pure et sincère de dieu... ces paroles m' inspirèrent une grande confiance, et j' entrai sans balancer dans ce château, où je sentis une odeur divine de parfums qui m' étoient inconnus. Je vis ensuite un grand nombre de sophas couverts des plus riches tapis travaillés en or et en argent ; je levai un rideau également magnifique, contre lequel ces sophas étoient appuyés, et j' apperçus un très-grand nombre de beaux jeunes hommes qui avoient leurs sabres nuds et pendus à leur côté ; les uns étoient debout, les autres étoient assis ; mais le sang couloit avec abondance des blessures dont ils étoient percés. Je trouvai plus loin un autre rideau que je levai pareillement, et je vis couler un fleuve dont l' eau étoit plus douce que le miel, plus fraîche que la neige, et plus blanche que le lait. On voyoit sur les bords de ce fleuve plusieurs tables bien garnies, j' en profitai. Je n' avois aucune envie de quitter un lieu si rempli de délices ; mais un grand lion vert, et qui avoit les louanges de dieu et celles de Mahomet écrites sur les deux flancs, voulut se jetter sur moi, et la peur qu' il me causa, me fit prendre la fuite, et sortir du château. Après avoir fait quelques pas, j' apperçus un jeune-homme qui prioit dieu, et dont tous les habits étoient verts ; il avoit devant lui un grand écriteau de même couleur. Je n' osai par respect regarder ce qui étoit écrit ; j' approchai de lui, et je lui demandai le nom du château dont je sortois, et voici sa réponse : Mahomet, pour reconnoître la peine que tu prends à le chercher, a obtenu de dieu la permission de te faire voir une image du paradis qu' il destine à ceux qui périront pour défendre et pour soutenir sa foi ; remercie dieu, me dit-il, d' avoir obtenu une semblable faveur : je lui obéis. Prends cette grenade, ajouta-t-il ensuite, et mange-là. Je la pris, et jamais je n' ai trouvé de fruit si agréable. Nous étions auprès d' une fontaine, qui servit à me désaltérer, et l' eau m' en parut délicieuse. Il voulut savoir mon histoire ; je la lui racontai, et quand il m' eut appris qu' il étoit Enoch que dieu avoit enlevé, je redoublai mon respect et mon admiration, mais je ne pus m' empêcher de lui témoigner l' envie que j' avois de voir Mahomet. Tout ce que j' ai souffert, lui dis-je, pour satisfaire ce desir, loin de l' éteindre en moi, semble l' avoir redoublé ? Prends courage, homme protégé de dieu, me dit-il, tu seras bientôt où tu desires d' arriver, et tu reverras celle que ton coeur desire ; on trouve dieu, et l' on éprouve ses bontés lorsque l' on s' y attend le moins. Pendant que ce jeune-homme me parloit, je vis paroître une nuée noire au-dessus de nos têtes ; elle étoit soutenue par des anges. Le jeune-homme leva les yeux, salua les anges, et leur demanda dans quel pays ils alloient ; ils lui dirent qu' ils étoient envoyés pour ravager le pays des idolâtres. Enoch leur dit : suivez les ordres de dieu, et continuez votre chemin. Elle étoit suivie d' une autre, dont la blancheur étoit extrême ; il salua encore les anges qui la soutenoient, et leur fit la même question. Les anges lui répondirent : nous allons porter la miséricorde dans le pays qui doit donner le jour au grand ami de dieu. Alors en me montrant à eux, regardez ce jeune-homme, leur dit-il, et portez-le où il doit arriver, vos intelligences sont assez subtiles pour savoir ce qui lui convient, et ce que vous en devez faire. Dans le même tems, les anges abaissèrent la nuée pour me prendre ; je fis de nouveaux remerciemens au prophete Enoch, et la nuée m' a rapporté dans la cour de ma maison presqu' en un instant ; mon impatience pour la revoir, et tout ce que j' ai souffert, ne méritoient pas tout ce que j' y ai trouvé. C' est à vous à présent, Aboutaleb, dit Zesbet, à nous conter tout ce que vous avez vu. Aussi-tôt il commença en ces termes.

Histoire d'Aboutaleb Docteur en {#loi} - Comte de Caylus

Frappé de tout ce que la belle Zesbet m' avoit appris, et curieux de m' instruire de tout ce que l' on pouvoit savoir de Mahomet qui devoit naître un jour pour le salut des hommes, je partis il y a aujourd' hui un an. Ce fut inutilement que je traversai une très-grande partie de l' Inde ; les sages que je consultai pendant plus de six mois, ne m' apprirent que ce que je savois déjà. Enfin je m' embarquai sur le grand océan, et n' ayant aucune route déterminée, le vaisseau qui se trouva le premier prêt à faire voile fut celui que je préférai. Après une navigation assez heureuse pendant quelques mois, il fit naufrage, et j' échappai seul à la fureur des flots, en me sauvant sur une planche qui me porta à la côte d' une île que je trouvai remplie de serpens. Je les considérois avec attention, quand j' apperçus au milieu d' eux un petit serpent jaune, d' une couleur admirable, et qu' un des gros portoit sur son dos. Mais ce qui m' étonna le plus, ce fut de voir tous les autres serpens accourir du plus loin qu' ils l' appercevoient, et venir se ranger autour de lui, comme pour lui servir de gardes. Il siffla, et tous les autres saisis de crainte s' enfoncèrent dans la terre. J' admirois ces merveilles, lorsque le petit serpent me demanda qui j' étois ; je contentai sa curiosité, et je le priai de satisfaire la mienne. Je me nomme Temliha, me répondit-il, et mon autorité est si absolue sur tous les serpens de cette île, que d' un seul mot je les fais descendre dans les eaux qui sont sous la terre ; telle est la volonté du grand Dieu : si je ne les retenois ainsi dans le devoir, il y a long-tems qu' ils auroient détruit les enfans d' Adam. Je lui demandai des nouvelles de Mahomet, il me dit qu' il devoit annoncer aux hommes la véritable parole de Dieu, mais il ajouta qu' il ne l' avoit point vu. Ensuite je le priai de m' apprendre comment je pourrois sortir de l' île qui lui étoit soumise. Aussi-tôt il appella un de ses plus grands serpens, et lui ordonna de me porter au plutôt, et sans me faire aucun mal, à la côte de la terre ferme qui n' étoit pas éloignée. Ses ordres furent exécutés ; et quand je fus à terre, je voulus remercier le serpent ; mais, sans m' écouter, il s' éloigna promptement de moi. Je remerciai Dieu de toutes ses bontés ; et le coeur toujours occupé des beautés de Zesbet, et des moyens de voir le grand prophete pour la posséder, je revins chez les assyriens, et je me rendis à Babylone pour y voir un sage des plus renommés, appellé Uffan. J' étois à-peine entré dans sa maison, qu' il me dit : Aboutaleb, tu cherches inutilement le saint prophete ; je sais cependant un moyen qui pourroit te satisfaire, malgré le nombre des années qui doivent encore s' écouler avant sa naissance ; je ne crois pas que tu puisses jamais jouir de la belle Zesbet, si tu n' acceptes le parti que je vais te proposer. Je sais par mes livres que tu connois l' île des serpens, celle où regne le serpent Temliha. Si tu veux m' y conduire, je trouverai les moyens de nous rendre l' un et l' autre riches et célebres dans le monde, et de nous faire parvenir à une si grande vieillesse, que nous verrons Mahomet pendant long-tems, et que nous serons ses premiers disciples et les fideles observateurs de sa loi. Je fus charmé des propositions du sage Uffan, je les acceptai avec empressement, et je lui promis de le conduire dans l' île du serpent jaune. Dès-lors nous ne fûmes plus occupés que des soins de notre départ. Ils ne furent pas longs ; Uffan prit un arc et des fleches ; il remplit deux petits vases d' argent, l' un de vin et l' autre de lait, et les mit dans une boëte de fer qu' il emporta. Nous arrivâmes sans obstacles à la terre ferme où le grand serpent m' avoit conduit par ordre de Temliha. Nous achetâmes une petite barque avec quelques provisions, et nous mettant l' un et l' autre à ramer, nous débarquâmes en peu de tems dans l' île où le serpent faisoit sa demeure. Le premier soin d' Uffan fut de mettre à terre le petit coffre de fer et de l' ouvrir ; nous nous mîmes ensuite à l' écart, de façon que sans être vus nous pouvions examiner ce qui se passeroit. Le petit serpent, attiré par l' odeur des deux liqueurs, accourut avec empressement, et bientôt il les but avec avidité ; mais le vin l' ayant étourdi, il tomba dans le coffre. Le sommeil suivit de près son ivresse : aussi-tôt Uffan courut sans faire de bruit, ferma le coffre et l' emporta. Nous parcourûmes le reste de l' île, pour trouver une plante que le sage Uffan cherchoit avec empressement. Quand nous fûmes auprès de la plante, par la toute-puissance de Dieu elle tint ce discours au sage Uffan : coupe et pile quelques-unes de mes branches, elles te fourniront une huile si merveilleuse, qu' en s' en frottant la plante des pieds, on peut marcher sur les eaux sans aucun risque. C' est toi précisément que je cherche, lui répondit Uffan, et je te devrai le succès de mes desseins. Il fit aussi-tôt ce que la plante lui avoit conseillé ; il recueillit l' huile dans une bouteille qu' il avoit eu soin d' apporter ; et le petit serpent ne devant servir à Uffan que pour lui faire trouver cette merveilleuse plante, qui se nommoit feéarz , à ce qu' il m' apprit, il ouvrit le coffre et lui rendit la liberté. Aussi-tôt il s' éleva dans les airs, en disant : le grand dieu fait punir les téméraires ; ... et il disparut. Tu ne dois avoir aucune inquiétude, me dit alors Uffan, nous avons l' article le plus essentiel pour obtenir ce que je t' ai promis ; allons sur le bord de la mer, continua-t-il. Nous y fûmes promptement rendus ; nous nous frottâmes la plante des pieds de l' huile merveilleuse de feéarz, et nous fûmes aisément convaincus du singulier effet de sa vertu, car nous marchâmes sur les eaux sans même avoir les pieds mouillés. Après avoir fait un chemin assez considérable, nous apperçûmes un rocher qui n' étoit cependant pas des plus élevés, et dont le sommet étoit couvert d' un nuage blanc. Quand nous y fûmes arrivés, Uffan marcha droit à une caverne, dont la porte étoit fermée avec une serrure d' or : il tira une fleche contre cette porte, et elle s' ouvrit ; il entra et je le suivis. Nous vîmes paroître deux lions furieux, contre lesquels il tira deux fleches, et ils disparurent. Nous trouvâmes ensuite une autre porte fermée ; une fleche la fit encore ouvrir. Il parut alors deux dragons, qu' il fit disparoître comme les deux lions ; et rien ne nous empêcha plus d' arriver en face d' un trône magnifique. Il étoit peint de différentes couleurs, et couvert d' un riche tapis de soie brodé en or. On voyoit sur ce trône un homme d' une figure respectable, couché sur le dos ; il avoit au petit doigt de la main droite un anneau qui éclairoit toute la salle. On lisoit distinctement sur cet anneau : il n' y a qu' un seul dieu, et Salomon est son prophete... une lampe d' or étoit suspendue au-dessus de la tête de ce prince ; deux dragons étoient à sa tête, et deux autres à ses pieds. Uffan les fit encore disparoître par le moyen de ses fleches ; et se tournant de mon côté : c' est à-présent, me dit-il Aboutaleb, mon cher frère, que j' ai besoin de tes services ; si je viens à bout de mon entreprise, nous aurons tout ce que je t' ai promis, et tu rendras Zesbet heureuse. Je vais approcher de ce prince, continua-t-il, pour tirer l' anneau qu' il porte à son doigt ; mais je sais qu' un serpent doit s' élancer contre moi dans le moment même, et qu' il me fera mourir ; prends mon arc et ces trois fleches, dit-il, en me les présentant, et quand tu me verras mort, tire contre moi une de ces fleches, et je ressusciterai. Je lui promis de faire exactement ce qu' il me recommandoit. Cependant je le priai de me dire le nom de celui que nous voyions couché sur ce trône. C' est, me répondit-il, le prophete Salomon ; son anneau est tout-puissant, c' est par son moyen qu' il s' est asservi les hommes, les génies et tous les animaux, et qu' il s' est rendu le maître de tout le monde, en acquérant la connoissance de tous les secrets de la nature ; et si je puis mettre cet anneau à mon doigt, je serai un second Salomon. En disant ces mots, il mit le pied sur le trône, et fit tous ses efforts pour s' emparer de l' anneau. Alors il sortit de dessous le trône un serpent, qui du seul poison de son haleine fit tomber Uffan et le fit mourir. Quand je le vis dans cet état, je lui tirai une fleche qui lui rendit aussi-tôt la vie. Uffan fit de nouveaux efforts ; ils n' eurent pas plus de succès que les premiers, l' haleine empoisonnée du serpent le fit mourir une seconde fois. Je me servis avec succès du même moyen. Si tu me ressuscites encore une fois, me dit Uffan, je n' ai plus rien à craindre, et je suis le plus heureux des hommes. Il voulut encore prendre l' anneau ; le serpent le fit encore mourir. Et dans le moment que j' allois tirer la troisième fleche, le ciel s' obscurcit, un tonnerre affreux se fit entendre, tout le rocher s' ébranla ; je tombai le visage contre terre. Et quand j' eus repris mes esprits, le serpent me regarda avec indignation, et me dit : es-tu donc un rebelle ? Qui t' engage à rendre service à ce sacrilège ? Si tu n' avois pas la protection du grand ami de dieu, je te ferois éprouver un sort pareil au sien. Je jettai promptement mon arc et ma troisième fleche ; cette soumission fit retirer le serpent ; l' air redevint calme, et je ne pensai qu' à m' éloigner de ce lieu terrible. Je me frottai les pieds de l' huile merveilleuse dont Uffan m' avoit heureusement remis la bouteille, et je marchai sur la mer ; j' en traversai six différentes, sans rien rencontrer. Ce ne fut qu' après être parvenu à la septième, que j' apperçus une île qui paroissoit d' or. Quand j' y fus entré, je la trouvai couverte de saffran, de palmiers et de grenadiers ; à l' aspect de ces fruits, je crus être arrivé dans le jardin d' éden. Je cueillis de ces fruits qui réparèrent mes forces épuisées ; mais je fus très-effrayé quand, en jettant la vue sur l' île, j' apperçus des hommes d' une figure singulière, qui accouroient de tous côtés le sabre à la main, et qui me venoient attaquer ; je prononçai le nom de dieu, et ils s' arrêtèrent aussi-tôt, et mirent leur sabre dans leur fourreau, en prononçant eux-mêmes le nom de dieu. Qui cherches-tu dans cette île ? Me demandèrent-ils. Je cherche Mahomet, leur répondis-je. à ce nom sacré, ils redoublèrent d' attention pour moi, et me dirent qu' ils étoient des génies qui habitoient autrefois avec les anges du tout-puissant, mais qu' ils avoient été envoyés sur la terre, où ils devoient demeurer jusqu' au jour du jugement, pour détruire les idolâtres et ceux qui dans la suite ne croiroient pas la loi du saint prophete. Ils ajoutèrent qu' il ne m' étoit pas permis de demeurer avec eux, et que je devois m' éloigner au plutôt. Leur chef prit alors la parole, et me dit, que dieu ayant permis que je parûsse dans leur île, ils devoient tout employer pour avoir soin de moi, et qu' ainsi il alloit me donner les moyens d' en sortir. Je lui témoignai ma reconnoissance, et je le priai de me faire conduire le plutôt qu' il le pourroit dans les lieux où il croiroit que je pourrois saluer le saint prophete. Je ne puis, me dit-il, te rien répondre sur ce sujet ; je vais faire pour toi l' unique chose qui soit en mon pouvoir. Aussi-tôt il ordonna que l' on sellât un de leurs chevaux, et qu' on lui couvrît les yeux : car, sans cette précaution, il n' auroit pas été possible à aucun homme de le monter. Il me recommanda de mettre ma confiance en dieu, et m' assura que j' arriverois heureusement dans un port de la mer rouge, où je trouverois un vieillard et un jeune-homme auxquels je remettrois le cheval qu' ils me confioient. Ils te rendront, continua-t-il, les services qui pourront dépendre d' eux, et t' apprendront peut-être ce que tu cherches, et que j' ignore moi-même. Je partis après leur avoir donné toutes les marques de ma reconnoissance. Mon voyage fut très-heureux ; mais le cheval s' éleva si haut dans les airs, que je ne vis aucun objet ; il rabattit sur un port de mer, où je trouvai ceux que l' on m' avoit annoncés ; je leur remis le cheval. Le vieillard me demanda s' il y avoit long-tems que j' avois quitté l' île des génies. Je lui répondis que j' en étois parti sur le midi. Combien crois-tu avoir fait de lieues ? Reprit le vieillard. Cinq ou six, lui répondis-je. Tu as fait, me dit-il, plus de huit mille lieues. Je ne pouvois me lasser d' admirer tous les prodiges qui m' arrivoient successivement. Je convins avec le vieillard qu' il n' y avoit rien d' impossible à dieu ; mais toujours occupé de l' envie de voir Mahomet, il me parut que je l' attendrissois. On doit tout faire pour un aussi bon motif, me dit-il ; ensuite il ajouta : quoique notre cheval soit assez fatigué, et qu' il ne soit pas accoutumé à porter un aussi grand poids que le tien, le lieu où tu dois aller, selon les décrets de la providence, est si peu éloigné, que je vais lui ordonner de t' y conduire ; en effet, une cinquantaine de lieues qui peuvent nous en séparer, est une bagatelle ; de plus, le tems presse. Je lui témoignai ma reconnoissance par mes larmes ; je voulus embrasser ses genoux, il m' en empêcha, et le cheval étant arrivé, il lui dit un mot à l' oreille. Je le montai avec les mêmes précautions ; et dans un moment il m' a conduit ici, m' a jetté dans la cour, et je l' ai perdu de vue. Si je n' ai point vu Mahomet, reprit alors Aboutaleb, vous devez au moins convenir, belle Zesbet, que ce ne n' est point ma faute, que je n' ai rien épargné pour y parvenir, et que les trois rivaux que mon malheur m' attire, et qui ont eu l' avantage de partir avant moi, ne sont pas plus heureux, quant au principal objet de leur voyage, et qu' ils n' ont pas éprouvé plus de bontés et de faveurs du tout-puissant que je confesse en avoir reçu. Alors Zesbet prenant la parole, leur dit : vous êtes témoins de ma soumission aux ordres de mon père, vous les voyez écrits de sa main, le prodige est convaincant, et la bonté de dieu pour vous se manifeste : je vous jure que je vous desire également tous les quatre ; cependant je ne puis épouser que celui qui aura vu Mahomet ; aucun de vous n' est donc mon mari. Cette douceur et cette égalité de sentimens, loin de calmer les rivaux, ne servant qu' à leur donner la certitude d' être approuvés par l' objet de leurs voeux s' ils pouvoient écarter ceux qui mettoient obstacle à leur satisfaction, alloit encore augmenter leur animosité. Zesbet la remarquoit avec un trouble et un embarras qu' elle ne pouvoit dissimuler, quand un coup de tonnerre qui se fit entendre malgré la sérénité du ciel, attira toute leur attention. Alors ils virent paroître un vieillard auguste par la beauté de ses traits et par la grandeur de sa barbe, dont la blancheur se confondoit avec celle de ses vêtemens. Il étoit appuyé sur un sabre nud, dans lequel il mettoit sa confiance ; un nuage blanc le portoit, il étoit suivi d' un rayon de la gloire de dieu, qui se perdoit dans l' immensité des cieux. à cet aspect ils se prosternèrent, n' osant envisager celui qui leur apparoissoit avec un si grand éclat. Levez-vous, leur dit-il. Ils obéirent, se tenant dans le plus profond respect, et il leur dit : Abdal Motallab, Yarab, Aboutaleb, Temimdari, vous avez trouvé grace devant le tout-puissant ; tout ce que vous avez vu par sa permission est une récompense de m' avoir cherché. Regardez-moi, je suis Mahomet, je suis le grand ami de dieu, celui qui, par sa permission, doit répandre la lumière sur la terre ; et jouissez d' un bonheur que nul autre que vous dans le monde ne peut connoître à-présent, et qui sera envié dans la suite de tous les siecles. Les promesses du sage Oucha vont être accomplies en ta personne, Zesbet ; tes vertus et tes beautés m' ont engagé à te préférer sur toutes les filles de La Mecque : tu te nommeras dorénavant Amina . Et se tournant ensuite du côté des maris : vous m' avez vu, leur dit-il, elle est à vous, vous êtes à elle, travaillez donc avec un saint zele à me faire voir le jour pour éclairer l' univers. Tous ceux qui suivront la loi que je dois prêcher pourront avoir quatre femmes ; Zesbet sera la seule qui aura légitimement quatre maris à la fois ; c' est le moins que puisse avoir celle dont je veux naître. En achevant ces mots, Mahomet disparut ; ils le suivirent des yeux autant qu' ils leur fut possible ; et ils le virent se perdre dans la gloire de dieu. Zesbet se livrant aux quatre maris que la providence lui avoit destinés, se soumit avec résignation aux ordres du ciel. Le sort décida des arrangemens particuliers ; ils vécurent dans la plus parfaite intelligence, au milieu de l' abondance que leur fournirent sans peine les trésors du célebre Oucha, qui se découvrirent à leurs yeux ; et le grand prophete naquit. Moradbak, après avoir fini son histoire, regarda fort attentivement si le roi n' étoit point endormi. Et le voyant éveillé, elle lui demanda quel jugement il portoit de ces grandes aventures et de ce grand miracle. Je crois, lui dit le roi, que cette histoire ne m' eût pas été moins salutaire que la première, si je ne m' étois pas avisé d' être attentif pour juger de la préférence ; mais j' ai la tête si remplie de génies et de prodiges, que je ne suis pas en état de prononcer. Au lieu de t' aviser de me faire juger de ces extravagantes histoires, ne devois-tu pas voir toi-même que j' ai toujours dormi, et que la fin m' a un peu réveillé ? N' importe, raconte-moi seulement des histoires, et ne t' embarrasse pas d' autre chose : en voilà cependant assez pour aujourd' hui, va te reposer, je t' attends demain. Elle obéit, et le lendemain elle commença en ces termes.

L'enfer du {#bibliophile} - Charles Asselineau

I LE CAS DE CONSCIENCE
... Oui... l'Enfer ! N'est-ce pas toujours là qu'il faut en venir, tôt ou tard, dans cette vie ou dans l'autre, ô vous tous qui avez placé vos joies dans des voluptés inconnues au vulgaire ? L'amoureux a l'indifférence ; le joueur, la pauvreté ; l'ambitieux, l'impuissance ; l'artiste, l'obscurité et l'envie ; le paresseux, la famine ; l'avare, la ruine, et le gourmand, l'indigestion. Mais pourrait-il y avoir un enfer pour une innocente manie, qui se repaît d'elle-même et qui tourne à l'honneur des lettres et de la patrie, en faisant subsister quatre ou cinq industries ? Je ne l'aurais pas cru. Il y en a un pourtant. Je le sais aujourd'hui, car j'en reviens : «Je suis, je suis celui qui reviens de l'Enfer du bibliophile». Me demanderez-vous pour quel péché l'on y souffre ? Je vous répondrai : Faisons de bonne foi notre examen de conscience ; et dites-moi s'il est une seule manie, même la plus innocente, qui ne les contienne tous : cupidité, luxure, orgueil, avarice, oubli du devoir et mépris du prochain ? Aussi voyez-les tous, ces picoreurs de fruits défendus, interrogez leur oeil au moment de la jouissance, et dites-moi s'il n'y a pas dans leur regard quelque chose de la passion du joueur et de la férocité du libertin ! Observez seulement le mouvement de joie sauvage ou enfantine par lequel ils serrent dans leur poche ou sous leur bras l'objet longtemps convoité, et puis calculez l'effet d'une telle passion doublée, ne fût-ce que pendant un jour, de la puissance d'un Néron ! Je ne parle pas, bien entendu, de l'amateur indolent et riche qui ne chasse que par procuration et s'en remet, pour ses acquisitions aux soins d'un bouquineur émérite auquel il donne carte blanche, et qui le méprise ; oui, qui le méprise, comme le garde-chasse et le braconnier mépriseront toujours le maître lâche et maladroit qui triomphe par leur adresse. Ces beaux chasseurs de circonstance, Savez-vous à quoi cela sert ? Quand ils fêtent leur Saint-Hubert, C'est moi qui fournis la pitance ! Ainsi parle le braconnier dans la chanson de Pierre Dupont ; ainsi pense, soyez-en sûrs, tout connaisseur qui fait lever le gibier littéraire pour le festin des traitants et des banquiers.

II LE PÉCHÉ
Je parle ici de l'amateur - chasseur, et chasseur actif, qui ne s'en rapporte qu'à lui-même et pour qui le libraire expert est un ennemi naturel dont il se défie. Celui-ci, voyez-le au matin de chaque vacation d'une vente, retourner, ouvrir, feuilleter avec une curiosité fébrile chacun des volumes exposés. Rien ne lui échappe, ni une tache, ni une mouillure, pas même une simple piqûre, pas même un raccord dans le titre ou une rognure d'un demi-millimètre. Le libraire chargé de la vente le regarde avec mauvaise humeur ; car il sait que de lui il n'y a pas de commission à attendre. Voilà le véritable amateur : tel vous le retrouverez le soir, à la vente, enveloppé dans son manteau, le collet relevé sur sa moustache, le chapeau rabattu sur son nez, caché dans un coin, et se dissimulant de son mieux pour ne pas éveiller l'attention de ses ennemis les libraires, car il sait qu'ils sont capables, par esprit de corps, de se coaliser pour lui enlever un volume. Le moment venu, il se faufile en se courbant derrière ses voisins et se glisse jusqu'à l'oreille du crieur, auquel il souffle son enchère. On en a vu d'assez subtils pour se faire accompagner d'un ami inconnu qu'ils placent à quelques pas d'eux, dans les rangs des acheteurs, et auxquels, le dos tourné au bureau, ils transmettent par signes convenus leurs volontés. Mais aussi, quel triomphe pour l'amateur quand le volume poursuivi lui est adjugé ! avec quel orgueil il se redresse et rejette son manteau, en lançant un regard ironique au vendeur ! - On va payer ! - L'amateur véritable paie toujours comptant, pour n'avoir obligation à personne. Son compte fait et réglé, il met son emplette dans sa poche, et s'en va fièrement sans même porter la main à son chapeau. - Ah ! le gaillard ! c'était pour lui ! se dit le libraire qui le regarde partir avec envie. Jalousie légitime ! car pour lui l'amateur est pire qu'un ennemi, c'est un rival. Il connaît à fond la valeur des livres. Il a fait une longue étude des catalogues avec prix, dont il a chez lui toute une collection. Il sait à n'en point douter d'où provient tout exemplaire mis sur table, et à quels prix il a été successivement coté depuis soixante ans. C'est son plaisir de dévoiler toutes les petites ruses du catalogue. Tel volume est marqué comme provenant du cabinet du comte d'Hoym. - «C'est une erreur ! L'exemplaire du comte d'Hoym a été acheté par un tel et revendu après sa mort en 18.. ; il appartient aujourd'hui à M. un tel ; celui-ci provient de la vente Aimé Martin, et il est de condition bien inférieure». Du reste, cette inimitié de l'amateur et du libraire ne dure pas au delà du champ clos de la vente publique. Dans sa boutique, le libraire est pour l'amateur plein de déférence et d'attention. Il le fait causer pour obtenir de lui des renseignements. On a vu des libraires assez consciencieux pour refuser le prix d'un livre, suffisamment payé, disaient-ils, par les indications recueillies pendant une heure d'entretien.

III LA DAMNATION
Enfin voyez-le sur les quais, notre amateur. - Il sait et répète avec tout le monde depuis vingt ans qu'on ne trouve rien sur les quais. Mais il peut se faire qu'en dix ans une seule occasion se présente. Et cette occasion-là, il ne veut pas que d'autres que lui en profitent. Il a pour lui les autorités : Nodier et Parison, par exemple, qui trouvèrent sur les quais l'un le Marot d'Étienne Dolet, l'autre le César de Montaigne, payé à sa vente quinze cent cinquante francs, et qui lui avait coûté dix-huit sous ! (1) En général, l'amateur des quais est celui dont les manies sont les plus curieuses et les plus folâtres. Le client des ventes publiques et des libraires recherche et paie fort cher des livres parfaitement accrédités et cotés, de bonnes éditions des classiques, les Barbou, les Elzévirs, etc., etc. Le client des quais s'est buté à une spécialité encore inconnue et qui fera fureur plus tard. Là se collectionnent les journaux, les revues, les brochures, les mémoires, les bribes négligées et qui, au bout d'un certain temps, deviennent introuvables. Essayez de chercher telle gazette d'il y a seulement vingt ans ! La Bibliothèque Impériale ne l'a pas ou ne l'a qu'incomplète. Si vous persistez dans vos recherches, un libraire vous dira quelque jour qu'il n'en existe qu'un exemplaire complet chez M. un tel, qui l'a acheté numéro par numéro sur les quais pendant dix ans. Aussi l'amateur des quais est-il nécessairement un littérateur qui connaît son avenir. Riez tant que vous voudrez, en lui voyant acheter des babioles dont vous ne voudriez pas pour rien, il se console en disant en lui-même : - dans dix ans, dans vingt ans, tu viendras me les demander à genoux ; tu ne les auras pas ! C'est sur les quais que se forment les collections impossibles, que se ramassent les riens qui vaudront de l'or. Aussi, s'il ne faut à l'amateur ordinaire que de l'argent et du goût (et encore chez plus d'un d'entre eux le premier supplée le second), il faut à l'amateur des quais, généralement pauvre et sans crédit, outre une patience de fourmi, le génie d'un inventeur. Venez donc sur les quais. Vous n'y rencontrerez ni M. de Rothschild, ni M. Solar, mais vous y verrez par bonne fortune Ph. B., qui, par amour de l'antithèse, encadre son visage de trente ans d'une chevelure de platine, collectionnant avec fureur les numéros épars des revues anglaises et américaines ; L..., le poëte tragique, trottant comme un éléphant armé en guerre, les bras chargés de curiosités inconcevables ; C..., le peintre philosophe dont le coeur tressaille à la découverte d'un Enchiridion d'Epictète ; A..., l'adorateur du romantisme qui ramasse jusqu'aux débris des vers de Pétrus Borel et des vignettes de C. Nanteuil. Que de passions ! que de folies ! hélas ! que je croyais innocentes. - Écoutez donc comment mon péché me fut révélé.

IV AGONIE
J'étais rentré ce soir-là chez moi on ne peut plus mal disposé. Imaginez telles que vous voudrez des tribulations qui peuvent atteindre et blesser un homme de mon humeur et de ma profession. Un imprimeur avait tiré sans mon avis une feuille pleine de fautes ; le journal du soir m'avait montré mon dernier livre traîtreusement loué par un ami ironique ; ou tout autre malheur aussi grave. Les éléments conspiraient ce soir-là contre moi avec les hommes. Une tempête de vent et de pluie faisait ruisseler mes vêtements. Je m'en revenais barbotant et marmottant, navré, énervé, dégoutant et dégoûté, une main sur mon chapeau pour l'empêcher de s'envoler, l'autre serrant mon pardessus sur ma poitrine. Jamais les douze coups de minuit ne sonnèrent d'une voix plus sinistre à l'horloge du palais des Quatre-Nations. Rentré chez moi, je me dis, en mettant la tête sur l'oreiller : - EH BIEN, JE BOUQUINERAI DEMAIN ! et je m'endormis sur cette pensée consolatrice, qui me faisait entrevoir les quais éclairés d'une lumière douce et gaie, et les parapets émaillés de volumes de toutes couleurs. L'ouragan grondait toujours ; l'averse fouettait de plus belle ; mais, à cette heure, étendu chaudement entre mes draps et avec une telle perspective pour mon réveil, je pouvais en toute sûreté répéter les vers de Lucrèce. Fût-ce un rêve ? je voudrais le croire ; mais comment le pourrais-je ? J'ai fait du rêve et de ses manifestations l'étude de toute ma vie, et je sais à n'en pouvoir douter que le rêve n'est ni allégorie, ni une fantasmagorie, mais un langage par correspondance signifiant les idées par leurs analogies naturelles et les faits matériels par leurs contraires. Si donc Dieu m'eût voulu punir de ma sensualité littéraire, de ma libricité, peut-être m'eût-il effrayé par l'image de l'enfer des voluptueux qui, suivant Swedenborg, sont plongés, les uns jusqu'à la ceinture, les autres jusqu'au menton, dans un lac fétide. Peut-être, s'il m'eût voulu convaincre de la vanité de mes plaisirs, m'eût-il représenté à moi-même comme on voit les Allemands, au fameux chapitre (2) des Allemands dans le monde spirituel, portant sous leur bras des livres, et répondant à quiconque les interroge sur leur foi, leurs idées, leurs conceptions philosophiques en feuilletant un volume pour les y trouver. Ils expient ainsi leur dévotion immodérée pour la chose imprimée. - Mais Dieu, à coup sûr, ne m'eût point soumis au supplice sans moralité et sans conclusion que j'endurai pendant plusieurs heures ; et surtout, il ne m'eût pas envoyé l'étrange vieillard que j'aperçus tout à coup debout dans un coin de ma chambre, et furetant avec des précautions de connaisseur dans les rayons de ma bibliothèque.

V LE VENGEUR CÉLESTE
C'était un homme grand et sec, au visage anguleux et froid, - oeil sournois, lèvres minces, - vêtu d'une redingote à collet d'un vert grisâtre, et coiffé d'un chapeau de forme élevée dont le bord, entièrement incliné vers le nez, attestait ou une politesse extrême, ou une habituelle dissimulation. De son long doigt, courbé en crochet, il attirait à lui chaque volume qu'il voulait voir ; il l'ouvrait, le retournait, et avec un sourire et de petites exclamations de dédain, le remettait en place. D'un bond je fus auprès de lui ; je l'avais pris pour un voleur. Sous son regard, ma surprise et ma colère s'apaisèrent par enchantement ; j'aurais presque juré qu'il m'était connu. Où l'avais-je déjà vu ? quand ? était-ce la veille ? était-ce il y a vingt ans ? je ne savais. - Je vous ai vu quelque part ? lui dis-je. - Parbleu ! partout, me répondit-il en haussant les épaules. Il continuait son examen, toujours avec le même sourire, avec les mêmes hum ! hum ! poussés d'un ton blasé qui me déconcertait. J'avais machinalement commencé à m'habiller. Le jour gris et bas pouvait indiquer sept heures du matin, ou cinq heures du soir (nous étions dans l'équinoxe). D'où m'était venu le désir de m'aller promener avec cet étrange hôte ? je ne saurais, je n'aurais pu le dire. Cette résolution m'était-elle soufflée, inspirée par lui ? Je serais tenté de le croire ; car à peine eus-je pris mon chapeau, qu'il tourna sur ses talons en sifflotant et prit de lui-même le chemin de la porte. Je le suivis. Sans dire un mot, mais nous entendant parfaitement, nous descendîmes vers le quai.

VI DESCENSUS AVERNI
Les bouquinistes étaient à leurs postes ; je les reconnus tous : les frères Gougy, avec leur tournure martiale sous la blouse ; Barbedor, la fleur des landes bretonnes ; Laisné avec son air paterne ; Malorey, dont j'ai vu grisonner les cheveux jadis d'un si beau roux ; Orly (subridens) le centenaire, affaissé sur sa chaise, etc. Les premières boîtes que nous visitâmes ne contenaient rien que d'insignifiant : c'était des collections dépareillées de divers recueils, quelques exemplaires des classiques anglais de Baudry et de la librairie à un franc. J'allais passer outre, quand je me sentis arrêté par le bras de mon compagnon. - Achète cela ! me dit-il en allongeant son doigt au milieu d'une case. C'étaient les dix volumes de Paillot de Montabert sur la peinture. Je fis un haut le corps en me tournant vers mon acolyte. - Achète cela ! répéta-t-il d'un ton bref en me regardant entre les deux yeux. Je ne sais comment j'eus en ce moment la révélation d'un pouvoir absolu, cruel, épouvantable. Je baissai la tête ; mes genoux fléchirent... et je payai. Pourvu, disais-je en m'en allant courbé sous le faix, que je ne rencontre aucun de mes amis les bibliophiles ! Comment échapper au ridicule et justifier une acquisition aussi insensée ? Mais le traître ne me laissa pas longtemps à mes méditations. Deux pas plus loin, nous étions arrêtés devant une autre case où, parmi bon nombre d'inutilités, se trouvaient du moins quelques bons livres, certains recueils de pièces, par exemple, d'une condition médiocre, mais qui n'étaient point déshonorants. J'avais même avisé déjà un exemplaire des Poésies chrétiennes de Godeau, quelque peu avarié et brûlé du soleil, à la vérité, mais qui conservait néanmoins quelque attrait de sa bonne typographie et de son frontispice gravé avec goût. - Voyez, dis-je à mon farouche compagnon en prenant le ton câlin d'un esclave qui veut fléchir le maître ; voyez combien l'art récompense les moindres efforts vers le bien. Ce volume n'est point merveilleux sans doute ; mais sa justification est bien entendue ; et c'est un artiste certainement qui a dessiné et composé ce frontispice : n'y a-t-il pas un grand respect de la poésie dans ces soins donnés à l'oeuvre d'un poëte, après tout bien inférieur ? Mais au lieu du signe d'approbation que j'attendais, ou tout au moins du sourire, je ne reçus qu'un ordre bref et impératif. - Achète cela ! me dit le démon en posant le doigt sur l'Histoire de la Restauration, par Capefigue. Je frémis. - Eh quoi ! m'écriai-je éploré, acheter cela ; et pourquoi ? Et qu'en ferai-je, grand Dieu ! - Achète, répondit le démon ; et ceci encore. - Quoi ! les Oeuvres mêlées d'Aignan, de l'Académie française ? - Achète ! et celui-là aussi... - Oh ciel ! les Études littéraires de Léon Thiessé ! - Achète ; et ne raisonne pas. Et les douze volumes de Capefigue, d'Aignan et de Léon Thiessé, s'ajoutant au dix de Paillot de Montabert, arrondirent mes deux bras dans la proportion d'environ cinq cents feuilles imprimées.

VII PREMIER CERCLE
Je me sentais subjugué ; mais, en vrai Français, je discutais avec moi-même la tyrannie que je subissais. Évidemment, pensais-je en me souvenant d'un vers de Charles Baudelaire : «ce jeu féroce et ridicule» doit avoir une fin. Peut-être vais-je tout à l'heure recevoir le loyer de mon obéissance. Et pour mieux gagner les bonnes grâces de mon juge, je me mis tout à coup à affecter les airs de la plus franche gaieté et à parler avec un complet détachement des sujets les plus variés. Après tout, cet être mystérieux, fût-il un démon ou un vampire, était certainement bibliophile ; son geste, son regard, son sourire étaient d'un connaisseur, et d'un connaisseur émérite. Il avait donc certainement une manie, un faible ; il ne s'agissait que de les trouver. J'essayai donc de l'éblouir en touchant le plus rapidement possible tous les points sensibles à l'épiderme d'un amateur. Le démon ne répondait guère, mais il m'écoutait. Et je vis avec une palpitation de joie défiler à notre gauche plusieurs cases inquiétantes, devant lesquelles il ne songea point à m'arrêter. J'allais faire feu de toutes mes pièces en déroulant une théorie nouvelle de la bibliographie des incunables, lorsque le démon m'interrompit avec un rire atroce : - Achète cela, me dit-il tout à coup, les dents serrées. O douleur ! c'était le Serpent sous l'herbe, par Arsène Houssaye. - Mon Dieu ! m'écriai-je en laissant tomber Capefigue et Léon Thiessé. - Achète, reprit-il, c'est pour rien : cinquante centimes le volume, non coupé, avec hommage autographe de l'auteur. Tu n'auras pas tous les jours pareille fortune. Le bouquiniste, visage inconnu, s'approcha de moi et me dit d'une voix mielleuse : - Puisque monsieur fait collection des oeuvres de M. Arsène Houssaye, j'ai là sous ma chaise les Onze Maîtresses délaissées, du même auteur, et Suzanne, et Fanny, et la Belle au bois dormant. - Achète, me dit le démon ; achète la Belle au bois dormant, et Suzanne, et Fanny, et les Onze délaissées ! J'étais éperdu : j'ignore où je trouvai la force de porter ces nouvelles acquisitions. Le démon m'y aidait avec une adresse malicieuse, glissant les volumes sous mes bras et dans mes poches. De ce qui restait, il fit un petit paquet qu'il suspendit par une ficelle au bouton de derrière de mon habit. Dès ce moment-là, je résolus de me soumettre sans surprise ni murmure.

notes :
(1) Nous aurions pu citer des témoins plus récents, par exemple M. de Fontaine de Resbecq, qui trouva, il y a quatre ou cinq ans, sur les quais, et paya six sous, un charmant exemplaire du Pastissier françois, Elzevir 1655, qui atteint quelquefois jusqu'à cinq cents francs dans les ventes. (Voy. l'intéressant petit ouvrage intitulé Voyages littéraires sur les quais de Paris, Durand 1857, in-18).
(2) Swedenborg, la Nouvelle Théologie.

VIII LASCIATE OGNI SPERANZA
Tous les étalages du quai n'ont pas même fortune. Il en est de riches et de pauvres, de plantureux et de stériles. Il en est qui toujours resplendissent de volumes neufs ou en bon état, de jour en jour renouvelés, et d'autres qui, de mois en mois et d'année en année, étalent pour le chagrin des yeux les mêmes files de papier vermoulu, que le soleil dessèche et que le vent pulvérise. Tel était celui que nous rencontrâmes après ces dernières emplettes ; une jachère, une lande, que nuançaient çà et là de gris, de rose des exemplaires éparpillés de l'Annuaire du bureau des longitudes et de la collection des résumés historiques. Malgré ma fatigue et mon angoisse, j'eus un regard de compassion pour cette steppe désolée et pour le vieillard étique et souffreteux qui s'en était fait le gardien. Évidemment cette déplorable monotonie défiait l'oeil perçant de mon tourmenteur ; sa malice infernale devait expirer dans l'embarras du choix. Hélàs ! un bond terrible, un cri de joie sauvage, m'apprirent que je m'étais trompé : - Achète tout ! me cria-t-il, d'une voix éclatante. - Quoi ? répondis-je en faiblissant. - Tout, tout, achète tout ! Le compte fait, à vingt-cinq, à vingt et à dix centimes par volume, le contenu des cases montait au prix de soixante ou quatre-vingts francs. - Mais je n'ai plus d'argent, murmurai-je. - Donne ton adresse ! Et empoignant l'une après l'autre toutes les boîtes d'un geste vigoureux, il les empila sur ma tête. Quelle pouvait être ma figure en ce moment ? grotesque, à coup sûr ; lamentable, peut-être. Le démon ne se tenait pas de joie : il gambadait allégrement au-devant de moi et s'arrêtait de pas en pas pour me regarder, en se frottant violemment les mains entre les genoux. - Vous êtes fatigué ? me dit-il, patience ! à deux pas d'ici vous allez être débarrassé. Enfin !

IX DEUXIÈME CERCLE
Nous traversons le Pont-Neuf. Nous voici rue de la Monnaie. A la première maison de gauche, le démon m'entraîne et me pousse sur l'escalier. Deux étages, et nous entrons dans un salon. Ce salon, je le reconnais, c'est celui de L***, le célèbre relieur, mon ouvrier ordinaire. A la vue de cette étrange cargaison, les yeux de L*** s'écarquillèrent. Le démon placé derrière moi me souffla ces paroles, que je répétai sans en avoir conscience, comme s'il eût positivement parlé par ma bouche : - Voici une collection dont il faut me faire un train spécial, ce sont des livres... de très-bons livres... auxquels je tiens beaucoup... des raretés exquises que j'ai toujours recherchées... reliures pleines... doublées de tabis... des dorures, des compartiments, des fleurons, des dentelles... Faites travailler vos ouvriers nuit et jour... je paierai double s'il le faut... et sur livraison. L***, un peu rassuré par ce dernier mot, voulut entrer dans quelques détails. - Partons ! me dit le démon en m'entraînant. Voilà qui est convenu. - N'allons pas manquer la vente. - Quelle vente ? hasardai-je de lui demander quand nous fûmes dans la rue. - Eh quoi ! l'avez-vous oublié ? n'est-ce pas aujourd'hui le 10 avril, la septième vacation de la vente de M. X***, à la salle Silvestre ? - O Dieu ! m'écriai-je, c'est pour cette vacation précisément que j'avais fait tant de croix sur mon catalogue ! Et mon catalogue... je ne l'ai pas. - Où l'as-tu laissé ? - Sur mon bureau. Le démon rejeta en arrière son bras, qui s'allongea à perte de vue, et au bout d'une minute me rapporta mon catalogue ouvert à l'endroit marqué. Nous n'avions pas cessé de marcher. En approchant de la salle Silvestre, je remarquai plusieurs ombres qui s'envolaient au pas de course, les bras légèrement arrondis. - Pourvu, dis-je, que le numéro 786 n'ait pas déjà été vendu ! - Pressons le pas, me dit le démon.

X TROISIEME CERCLE
La salle de vente présentait l'aspect accoutumé. Au bureau, un monsieur qui ressemblait à s'y méprendre de M. Delbergue-Cormont, commissaire priseur, brandissait le maillet officiel, ayant à sa gauche un personnage qu'on aurait pu prendre pour M. Potier, n'eût été sa redingote noisette, qui faisait infraction aux habitudes sévères de l'honorable expert. L'assistance était nombreuse et choisie. Tous les mainteneurs de la librairie savante étaient là. Je les reconnus tous :Téchener, Delion, Bossange, Edwin-Tross, Caen, le bouquiniste fashionable du passage des Panoramas, Aubry, Porquet, Guillemot, France, Madame Hénaux, l'amazone des tournois bibliopolesques, Durand, l'heureux pourvoyeur de M. de Rothschild, Benj. Duprat, etc., etc., recueillis comme pour une occasion solennelle. - Douze francs, disait le crieur, douze francs, met-on au-dessus ?... - Serait-ce ?... Je me penchai vers mon voisin. - Adjugé ! dit le commissaire priseur, dont le coup de marteau m'alla au coeur. Et aussitôt, l'expert annonça le numéro 786 ! Grâce à Dieu, j'étais arrivé à temps ! Comme vous le pensez bien, je ne m'amusai point aux feux de file des enchères d'ouverture, je laisser peloter avant partie les indifférents, les oisifs et les avaricieux. En attendant l'instant de poser mes prétentions, je regardais courir de main en main le précieux petit volume. En ce moment, les douleurs, les fatigues, le cauchemar du quai étaient oubliés. Il n'y avait plus qu'un amant béat en présence de l'objet qu'il va posséder tout à l'heure. - O charmant petit livre ! disais-je ; petite Manon Lescaut, si bien imprimée par Didot en 1797 ! Béni soit l'amateur qui t'a si bien conservée, lavée, encollée et habillée de maroquin puce ; béni soit le relieur qui t'a reliée, le laveur qui t'a lavée, l'encolleur qui t'a encollée. - Quoi donc ? me direz-vous, une Manon Lescaut imprimée il y a moins de cent ans, est-ce là une si grande curiosité ? Soit ; mais d'abord, connaissez-vous bien cette édition délicieuse ? Songez ensuite que l'exemplaire était sur papier vélin et qu'il contenait une triple suite des figures, avec la lettre, avant la lettre et après morsure ; et puis le maroquin puce ! En somme, c'était là un bijou assez convenable à ajouter à une collection des romans français, et qui valait bien les deux louis que je voulais lui donner pour rançon. Le livre mis sur table à vingt francs, était redescendu à douze, puis remonté à quinze, à vingt, à vingt-cinq. Le moment était venu. Je me recueillis pour crier d'une voix claire : trente francs. O prodige ! par ma bouche restée ouverte d'étonnement, ma voix, ma propre voix, prononça distinctement : cinquante francs ! ma langue avait-elle fourché ? Était-ce bien moi qui avais parlé ? Mais presque aussitôt, à ma droite, le démon auquel je ne prenais plus garde depuis un instant, répliqua - Soixante francs ! - Quoi ! misérable, murmurai-je, vous couvrez mon enchère ? Et voilà que sans effort de ma part, et même sans intention, ma voix, ma voix à moi, proféra d'un ton ferme : - Soixante-dix ! Je fis un effort violent pour désavouer cette enchère fallacieuse ; mais en vain. J'étais frappé de mutisme et d'immobilité. - Quatre-vingt francs, dit le démon en me regardant d'un air narquois. Et désormais, sans interruption, les deux enchères continuèrent de se poursuivre, le démon parlant tantôt avec sa voix, tantôt avec la mienne. - Quatre-vingt-dix ! - Cent ! - Cent cinquante ! - Deux cents ! - Deux cent cinquante ! - Trois cents ! En entendant ce prix exorbitant, les assistants les plus voisins de la table commencèrent à se passer le volume de main en main, espérant peut-être le trouver interfolié de billets de banque, comme était, dit-on, la fameuse Bible jadis léguée par le marquis de Chalabre à Mlle Mars. Convaincus qu'il n'en était rien, et que ce malheureux livre n'était rien de mieux qu'un assez joli exemplaire d'une édition après tout médiocrement rare, ils se rassirent, et désormais assistèrent à cette lutte infernale dans l'épanouissement de curiosité de gens qui voient faire un bon tour de passe-passe, ou qui se régalent d'une farce jouée par un bon acteur. Je voyais leurs yeux s'illuminer et leurs bouches reculer vers les oreilles à chaque nouvelle enchère poussée par l'habile ventriloque : - A quatre cents ! - Quatre cent cinquante ! - Cinq cents ! - Six, sept, huit, neuf ! - Mille francs ! - Onze cent cinquante ! - Douze cents ! Ici le démon s'essuya le front en affectant les dehors de la plus violente agitation, et articula doucement de sa voix, qu'il rendit faible comme celle d'un malade : - Treize cent cinquante... Puis la mienne avec un éclat retentissant : -- QUINZE CENTS FRANCS !!! - Quinze cents francs ! dit le commissaire priseur. On n'en veut plus à droite ? - Il n'y a pas d'erreur ? ajouta-t-il en me regardant d'un air gracieux : adjugé à monsieur pour quinze cents francs... Le démon feignit de se laisser tomber sur une chaise qu'un de ses voisins lui céda aussitôt.

XI VERTIGE
Le numéro suivant appelait un livre que je déteste, les Contemporaines de Restif de la Bretonne. L'exemplaire, de condition plus qu'ordinaire, fut mis sur table à quarante francs. Que m'importait ! Troublé jusqu'au fond de l'âme, anéanti, j'espérais du moins être quitte de cette mystification absurde qui venait de m'endetter de trois mois au moins de mon revenu pour un caprice auquel je n'aurais pu raisonnablement sacrifier plus de cinquante francs. Je me flattais même que ce nouvel aliment, jeté en pâture à l'émulation de mes voisins, détournerait de moi l'attention cruelle et la curiosité insolente dont j'étais l'objet. Mais, contre mon espoir, je voyais les mêmes regards ironiques attachés sur moi. Le prix des Contemporaines de Restif montait, montait toujours. Je m'aperçus alors que dépuis un moment il ne restait plus pour cet odieux article que deux enchérisseurs, l'enchérisseur double de l'article précédent. Le vampire ventriloque continuait son jeu cruel et acquérait pour moi, malgré moi, en ajoutant à cette ironie le poids de ses enchères, le livre objet de mon aversion. A cette reprise d'extravagance, une joie immodérée s'empara de l'auditoire. Je voyais les têtes osciller et les ventres rebondir à faire éclater les vêtements. Le grave M. Jullien riait aux larmes ; M. Guillemot pleurait dans son mouchoir ; Aubry, l'ingrat ! frappait à coups de poings sur la table ; M. Caen se balançait et sautait sur son siège en répétant des bons mots du café de Foy ; seul, M. Téchener montrait sa belle âme en me regardant avec compassion. Les Contemporaines de Restif me furent adjugées pour mille francs, aux éclats de rire et aux battements de mains de l'assistance. Et jusqu'à la fin de la vente, je vis affluer devant moi les livres les plus ridicules, chèrement payés, aux prix que je ne mettrais pas à mes plus fastueuses fantaisies. Lorsque la vacation fut déclarée close, la joie qui n'avait cessé de croître chez mes voisins tourna subitement à la folie. Je les vis tous se prendre les mains et former autour de moi une ronde grotesque, délirante, furieuse. Placé au milieu du cercle, à côté de moi, le démon, tournant sur lui-même comme un derviche, semblait, en agitant ses bras, régler la cadence et commander le mouvement. En ce moment la parole me revint : - Par grâce, m'écriai-je, je n'en veux pas ! je n'en veux pas ! - Ils sont à toi, répondit le démon en s'arrêtant soudain, ils sont à toi, bien à toi !... - Mais, balbutiai-je, sans compter l'argent dépensé tantôt sur les quais, sans compter le mémoire des commandes faites au relieur, me voici endetté de plus de trente mille francs : où les prendrai-je ? - Tu les paieras, dit le démon. Eh bien ! Tu vendras ta bibliothèque ; ta petite, ta jolie, ta charmante bibliothèque ! - Soyez convoqués tous, ajouta-t-il en s'élançant sur la table et arrêtant la ronde d'un geste impérieux : soyez tous convoqués ; nous vendrons ici demain et jours suivants, jusqu'à ce que mort s'ensuive, la bibliothèque d'un homme de lettres, une bibliothèque précieuse et choisie ; une bibliothèque, Messieurs, amassée pendant vingt ans au prix des plus constantes recherches, des trésors, des singularités, des trouvailles... - Mais, protestai-je, tandis que le discours se perdait dans les hurlements d'un public en délire, mais elle ne fera pas six mille francs ! - Monsieur, me dit gravement le commissaire, à qui ces derniers mots rendirent tout son sérieux, vous savez que nous répondons des deniers. Je ne vous quitte pas que vous n'ayez justifié des moyens de solder les acquisitions que vous venez de faire par mon ministère. - Eh bien, quoi ? répliqua brutalement le démon ; n'as-tu pas des amis, des parents, une famille ? Ils se cotiseront pour te racheter des mains des Marocains ! - mais, ajouta-t-il, commençons par le plus sûr ; sus ! sus ! à la bibliothèque. Un hurrah sinistre lui répondit, et tous, et moi-même, entraîné par le démon, nous nous précipitâmes hors de la salle.

XII LE FOND DE L'ABIME
La troupe traversa comme une nuée les quais et le pont des Arts, et s'abattit sur ma maison. Alors commença un saccage, une dévastation à faire frissonner l'âme de tout collectionneur. Une partie des libraires, dirigée par le démon, pénétra dans mon cabinet, ouvrit violemment mes armoires et jeta par brassée mes livres au reste de la bande, demeuré dans la cour. Les livres tombaient comme pluie et s'écornaient sur les pavés, où les bandits, affolés comme une troupe d'écoliers, les ramassaient, les jetaient dans des paniers, et les empilaient en dansant dessus comme font les vendangeurs dans la cuve. - Encore ! encore ! criait le démon ; et celui-ci, et celui-là, tous, tous, jusqu'au dernier ! - Et moi aussi ! m'écriai-je en m'élançant vers la fenêtre, mais le démon me retint. Quand le dernier volume tomba sur le pavé de la cour, je m'évanouis. Par un reste de pitié, les bourreaux me déshabillèrent et me placèrent dans mon lit.

XIII RÉSURRECTION
En rouvrant les yeux, j'aperçus près de moi Conrad G., un de mes meilleurs amis. - Oh ! lui dis-je, vous êtes bon, vous ! mais vous arrivez trop tard,... ils m'ont tout pris ! - Trop tard ou trop tôt ? répondit Conrad, qui se mit à entamer le récit de ses succès auprès d'une demoiselle Rodolfa, dont je n'avais jamais entendu parler. - Trop tard, repris-je. - Je vous dis qu'elle est charmante ; et je veux vous faire déjeuner avec elle aux Champs-Élysées : la voiture est en bas. - Quoi ! ne saviez-vous pas ? Et je commençai à lui raconter mon aventure. Mais lui se remit de plus belle à me parler de sa nouvelle connaissance. Et la conversation continua ainsi quelque temps parallèlement, moi parlant livres, ruine, etc., et Conrad parlant Rodolfa, sans plus songer à mêler nos eaux que si nous eussions été lui la Loire et moi la Vistule. A la fin Conrad, frappé de mes affirmations, me pria d'être précis. J'entrepris alors de lui faire un peu moins longuement que je ne viens de l'écrire pour vous le récit de mes infortunes. Avant que j'eusse fini, Conrad me prit le bras : - Vous avez la fièvre, me dit-il. Et tenez, il a venté et plu toute la nuit, et vous avez dormi la fenêtre ouverte. Je restai comme hébété en apercevant sous les rideaux la fenêtre entre-bâillée. L'eau avait ruisselé sur le tapis ; et les livres, et les papiers, et le catalogue de la vente X... avaient volé jusqu'au pied de mon lit. - Mais alors... dis-je en sautant sur mes pieds. D'un élan je fus devant la bibliothèque, je l'ouvris d'un geste fou... tout y était en ordre ! Je m'habillai prestement et je montai en voiture avec Conrad. J'ai déjeuné avec lui et Mlle Rodolfa. C'est une personne fort comme il faut.

FIN.