Lost in anywhere / 10-09-1974

lundi 10 novembre 2003

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Fables de Jean-Pierre Claris de {#Florian} (4)

Le laboureur de Castille

Le plus aimé des rois est toujours le plus fort. En vain la fortune l' accable ; en vain mille ennemis ligués avec le sort semblent lui présager sa perte inévitable : l' amour de ses sujets, colonne inébranlable, rend inutiles leurs efforts. Le petit-fils d' un roi grand par son malheur même, Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit, chassé par l' anglois de Madrid, croyoit perdu son diadême. Il fuyoit presque seul, accablé de douleur. Tout-à-coup à ses yeux s' offre un vieux laboureur, homme franc, simple et droit, aimant plus que sa vie ses enfants et son roi, sa femme et sa patrie, parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup, riche et pourtant aimé, cité dans les Castilles comme l' exemple des familles. Son habit, filé par ses filles, étoit ceint d' une peau de loup. Sous un large chapeau sa tête bien à l' aise faisoit voir des yeux vifs et des traits basanés, et ses moustaches de son nez descendoient jusques sur sa fraise. Douze fils le suivoient, tous grands, beaux, vigoureux. Un mulet chargé d' or étoit au milieu d' eux. Cet homme, dans cet équipage, devant le roi s' arrête, et lui dit : où vas-tu ? Un revers t' a-t-il abattu ? Vainement l' archiduc a sur toi l' avantage ; c' est toi qui régneras, car c' est toi qu' on chérit. Qu' importe qu' on t' ait pris Madrid ? Notre amour t' est resté, nos corps sont tes murailles ; nous périrons pour toi dans les champs de l' honneur. Le hasard gagne les batailles ; mais il faut des vertus pour gagner notre coeur. Tu l' as, tu régneras. Notre argent, notre vie, tout est à toi, prends tout. Graces à quarante ans de travail et d' économie, je peux t' offrir cet or. Voici mes douze enfants, voilà douze soldats ; malgré mes cheveux blancs, je ferai le treizieme : et, la guerre finie, lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands, viendront te demander, pour prix de leurs services, des biens, des honneurs, des rubans, nous ne demanderons que repos et justice. C' est tout ce qu' il nous faut. Nous autres pauvres gens nous fournissons au roi du sang et des richesses ; mais, loin de briguer ses largesses, moins il donne et plus nous l' aimons. Quand tu seras heureux, nous fuirons ta présence, nous te bénirons en silence : on t' a vaincu, nous te cherchons. Il dit, tombe à genoux. D' une main paternelle Philippe le releve en poussant des sanglots ; il presse dans ses bras ce sujet si fidele, veut parler, et les pleurs interrompent ses mots. Bientôt, selon la prophétie du bon vieillard, Philippe fut vainqueur, et, sur le trône d' Ibérie, n' oublia point le laboureur.

Le paon

Un paon faisoit la roue, et les autres oiseaux admiroient son brillant plumage. Deux oisons nasillards du fond d' un marécage ne remarquoient que ses défauts. Regarde, disoit l' un, comme sa jambe est faite, comme ses pieds sont plats, hideux. Et son cri, disoit l' autre, est si mélodieux, qu' il fait fuir jusqu' à la chouette. Chacun rioit alors du mot qu' il avoit dit. Tout-à-coup un plongeon sortit : messieurs, leur cria-t-il, vous voyez d' une lieue ce qui manque à ce paon : c' est bien voir, j' en conviens ; mais votre chant, vos pieds, sont plus laids que les siens, et vous n' aurez jamais sa queue.

L'avare et son fils

Par je ne sais quelle aventure, un avare, un beau jour, voulant se bien traiter, au marché courut acheter des pommes pour sa nourriture. Dans son armoire il les porta, les compta, rangea, recompta, ferma les doubles tours de sa double serrure, et chaque jour les visita. Ce malheureux, dans sa folie, les bonnes pommes ménageoit ; mais lorsqu' il en trouvoit quelqu' une de pourrie, en soupirant il la mangeoit. Son fils, jeune écolier, faisant fort maigre chere, découvrit à la fin les pommes de son pere. Il attrape les clefs, et va dans ce réduit, suivi de deux amis d' excellent appétit. Or vous pouvez juger le dégât qu' ils y firent, et combien de pommes périrent. L' avare arrive en ce moment, de douleur, d' effroi palpitant. Mes pommes ! Crioit-il : coquins, il faut les rendre, ou je vais tous vous faire pendre. Mon pere, dit le fils, calmez-vous, s' il vous plaît ; nous sommes d' honnêtes personnes : et quel tort vous avons-nous fait ? Nous n' avons mangé que les bonnes.

L'habit d'Arlequin

Vous connoissez ce quai nommé de la ferraille, où l' on vend des oiseaux, des hommes et des fleurs : à mes fables souvent c' est là que je travaille ; j' y vois des animaux, et j' observe leurs moeurs. Un jour de mardi gras j' étois à la fenêtre d' un oiseleur de mes amis, quand sur le quai je vis paroître un petit arlequin leste, bien fait, bien mis, qui, la batte à la main, d' une grace légere, couroit après un masque en habit de bergere. Le peuple applaudissoit par des ris, par des cris. Tout près de moi, dans une cage, trois oiseaux étrangers de différent plumage, perruche, cardinal, serin, regardoient aussi l' arlequin. La perruche disoit : j' aime peu son visage : mais son charmant habit n' eut jamais son égal ; il est d' un si beau verd ! Verd ! Dit le cardinal : vous n' y voyez donc pas, ma chere ? L' habit est rouge assurément ; voilà ce qui le rend charmant. Oh ! Pour celui-là, mon compere, répondit le serin, vous n' avez pas raison, car l' habit est jaune citron ; et c' est ce jaune-là qui fait tout son mérite. -il est verd. -il est jaune. -il est rouge, morbleu ! Interrompt chacun avec feu, et déja le trio s' irrite. Amis, appaisez-vous, leur crie un bon pivert ; l' habit est jaune, rouge et verd. Cela vous surprend fort, voici tout le mystere : ainsi que bien des gens d' esprit et de savoir, mais qui d' un seul côté regardent une affaire, chacun de vous ne veut y voir que la couleur qui sait lui plaire.

Le lapin et la sarcelle

Unis dès leurs jeunes ans d' une amitié fraternelle, un lapin, une sarcelle, vivoient heureux et contents. Le terrier du lapin étoit sur la lisiere d' un parc bordé d' une riviere. Soir et matin nos bons amis, profitant de ce voisinage, tantôt au bord de l' eau, tantôt sous le feuillage, l' un chez l' autre étoient réunis. Là, prenant leurs repas, se contant des nouvelles, ils n' en trouvoient point de si belles que de se répéter qu' ils s' aimeroient toujours. Ce sujet revenoit sans cesse en leurs discours. Tout étoit en commun, plaisir, chagrin, souffrance ; ce qui manquoit à l' un, l' autre le regrettoit ; si l' un avoit du mal, son ami le sentoit ; si d' un bien au contraire il goûtoit l' espérance, tous deux en jouissoient d' avance. Tel étoit leur destin, lorsqu' un jour, jour affreux ! Le lapin, pour dîner venant chez la sarcelle, ne la retrouve plus : inquiet, il l' appelle ; personne ne répond à ses cris douloureux. Le lapin, de frayeur l' ame toute saisie, va, vient, fait mille tours, cherche dans les roseaux, s' incline par-dessus les flots, et voudroit s' y plonger pour trouver son amie. Hélas ! S' écrioit-il, m' entends-tu ? Réponds-moi, ma soeur, ma compagne chérie ; ne prolonge pas mon effroi : encor quelques moments, c' en est fait de ma vie ; j' aime mieux expirer que de trembler pour toi. Disant ces mots, il court, il pleure, et, s' avançant le long de l' eau, arrive enfin près du château où le seigneur du lieu demeure. Là, notre désolé lapin se trouve au milieu d' un parterre, et voit une grande voliere où mille oiseaux divers voloient sur un bassin. L' amitié donne du courage. Notre ami, sans rien craindre, approche du grillage, regarde et reconnoît... ô tendresse ! ô bonheur ! La sarcelle : aussitôt il pousse un cri de joie ; et, sans perdre de temps à consoler sa soeur, de ses quatre pieds il s' emploie à creuser un secret chemin pour joindre son amie, et par ce souterrain le lapin tout-à-coup entre dans la voliere, comme un mineur qui prend une place de guerre. Les oiseaux effrayés se pressent en fuyant. Lui court à la sarcelle ; il l' entraîne à l' instant dans son obscur sentier, la conduit sous la terre ; et, la rendant au jour, il est prêt à mourir de plaisir. Quel moment pour tous deux ! Que ne sais-je le peindre comme je saurois le sentir ! Nos bons amis croyoient n' avoir plus rien à craindre ; ils n' étoient pas au bout. Le maître du jardin, en voyant le dégât commis dans sa voliere, jure d' exterminer jusqu' au dernier lapin : mes fusils ! Mes furets ! Crioit-il en colere. Aussitôt fusils et furets sont tout prêts. Les gardes et les chiens vont dans les jeunes tailles, foillant les terriers, les broussailles ; tout lapin qui paroît trouve un affreux trépas : les rivages du Styx sont bordés de leurs mânes ; dans le funeste jour de Cannes on mit moins de romains à bas. La nuit vient ; tant de sang n' a point éteint la rage du seigneur, qui remet au lendemain matin la fin de l' horrible carnage. Pendant ce temps, notre lapin, tapi sous des roseaux auprès de la sarcelle, attendoit en tremblant la mort, mais conjuroit sa soeur de fuir à l' autre bord pour ne pas mourir devant elle. Je ne te quitte point, lui répondoit l' oiseau ; nous séparer seroit la mort la plus cruelle. Ah ! Si tu pouvois passer l' eau ! Pourquoi pas ? Attends-moi... la sarcelle le quitte, et revient traînant un vieux nid laissé par des canards : elle l' emplit bien vîte de feuilles de roseau, les presse, les unit des pieds, du bec, en forme un batelet capable de supporter un lourd fardeau ; puis elle attache à ce vaisseau un brin de jonc qui servira de cable. Cela fait, et le bâtiment mis à l' eau, le lapin entre tout doucement dans le léger esquif, s' assied sur son derriere, tandis que devant lui la sarcelle nageant tire le brin de jonc, et s' en va dirigeant cette nef à son coeur si chere. On aborde, on débarque ; et jugez du plaisir ! Non loin du port on va choisir un asyle où, coulant des jours dignes d' envie, nos bons amis, libres, heureux, aimerent d' autant plus la vie qu' ils se la devoient tous les deux.

Le milan et le pigeon

Un milan plumoit un pigeon, et lui disoit : méchante bête, je te connois, je sais l' aversion qu' ont pour moi tes pareils : te voilà ma conquête ! Il est des dieux vengeurs. Hélas ! Je le voudrois, répondit le pigeon. ô comble des forfaits ! S' écria le milan ! Quoi ! Ton audace impie ose douter qu' il soit des dieux ? J' allois te pardonner : mais, pour ce doute affreux, scélérat, je te sacrifie.

Le philosophe et le chat-huant

Persécuté, proscrit, chassé de son asyle, pour avoir appelé les choses par leur nom, un pauvre philosophe erroit de ville en ville, emportant avec lui tous ses biens, sa raison. Un jour qu' il méditoit sur le fruit de ses veilles, c' étoit dans un grand bois, il voit un chat-huant entouré de geais, de corneilles, qui le harceloient en criant : c' est un coquin, c' est un impie, un ennemi de la patrie ; il faut le plumer vif : oui, oui, plumons, plumons, ensuite nous le jugerons. Et tous fondoient sur lui ; la malheureuse bête, tournant et retournant sa bonne et grosse tête, leur disoit, mais en vain, d' excellentes raisons. Touché de son malheur, car la philosophie nous rend plus doux et plus humains, notre sage fait fuir la cohorte ennemie, puis dit au chat-huant : pourquoi ces assassins en vouloient-ils à votre vie ? Que leur avez-vous fait ? L' oiseau lui répondit : rien du tout ; mon seul crime est d' y voir clair la nuit.

Le procès des deux renards

Que je hais cet art de pédant, cette logique captieuse, qui d' une chose claire en fait une douteuse, d' un principe erroné tire subtilement une conséquence trompeuse, et raisonne en déraisonnant ! Les grecs ont inventé cette belle maniere. Ils ont fait plus de mal qu' ils ne croyoient en faire. Que Dieu leur donne paix ! Il s' agit d' un renard, grand argumentateur, célebre babillard, et qui montroit la rhétorique. Il tenoit école publique, avoit des écoliers qui payoient en poulets. Un d' eux qu' on destinoit à plaider au palais devoit payer son maître à la premiere cause qu' il gagneroit : ainsi la chose avoit été réglée et d' une et d' autre part. Son cours étant fini, mon écolier renard intente un procès à son maître, disant qu' il ne doit rien. Devant le léopard tous les deux s' en vont comparoître. Monseigneur, disoit l' écolier, si je gagne, c' est clair, je ne dois rien payer ; si je perds, nulle est sa créance : car il convient que l' échéance n' en devoit arriver qu' après le gain de mon premier procès ; or, ce procès perdu, je suis quitte, je pense : mon dilemme est certain. Nenni, répondoit aussitôt le maître : si vous perdez, payez, la loi l' ordonne ainsi ; si vous gagnez, sans plus remettre, payez, car vous avez signé promesse de payer au premier plaid gagné : vous y voilà. Je crois l' argument sans réponse. Chacun attend alors que le juge prononce, et l' auditoire s' étonnoit qu' il n' y jetât pas son bonnet. Le léopard rêveur prit enfin la parole : hors de cour, leur dit-il ; défense à l' écolier de continuer son métier, au maître de tenir école.

La fauvette et le rossignol

Une fauvette dont la voix enchantoit les échos par sa douceur extrême espéra surpasser le rossignol lui-même, et lui fit un défi. L' on choisit dans le bois un lieu propre au combat. Les juges se placerent : c' étoient le linot, le serin, le rouge-gorge et le tarin. Tous les autres oiseaux derriere eux se percherent. Deux vieux chardonnerets et deux jeunes pinsons furent gardes du camp, le merle étoit trompette. Il donne le signal : aussitôt la fauvette fait entendre les plus doux sons ; avec adresse elle varie de ses accents filés la touchante harmonie, et ravit tous les coeurs par ses tendres chansons. L' assemblée applaudit. Bientôt on fait silence : alors le rossignol commence. Trois accords purs, égaux, brillants, que termine une juste et parfaite cadence, sont le prélude de ses chants ; ensuite son gosier flexible, parcourant sans effort tous les tons de sa voix, tantôt vif et pressé, tantôt lent et sensible, étonne et ravit à la fois. Les juges cependant demeuroient en balance. Le linot, le serin, de la fauvette amis, ne vouloient point donner de prix : les autres disputoient. L' assemblée en silence écoutoit leurs doctes avis, lorsqu' un geai s' écria : victoire à la fauvette ! Ce mot décida sa défaite : pour le rossignol aussitôt l' aréopage ailé tout d' une voix s' explique. Ainsi le suffrage d' un sot fait plus de mal que sa critique.

Le miroir de la vérité

au milieu d' une paix profonde, couloient des jours purs et sereins, la vérité couroit le monde avec son miroir dans les mains. Chacun s' y regardoit, et le miroir sincere retraçoit à chacun son plus secret desir sans jamais le faire rougir ; temps heureux, qui ne dura guere ! L' homme devint bientôt méchant et criminel. La vérité s' enfuit au ciel, en jetant de dépit son miroir sur la terre. Le pauvre miroir se cassa. Ses débris qu' au hasard la chûte dispersa furent perdus pour le vulgaire. Plusieurs siecles après on en connut le prix : et c' est depuis ce temps que l' on voit plus d' un sage chercher avec soin ces débris, les retrouver par fois ; mais ils sont si petits, que personne n' en fait usage. Hélas ! Le sage le premier ne s' y voit jamais tout entier.

Les deux paysans et le nuage

Guillot, disoit un jour Lucas d' une voix triste et lamentable, ne vois-tu pas venir là-bas ce gros nuage noir ? C' est la marque effroyable du plus grand des malheurs. Pourquoi ? Répond Guillot. -pourquoi ? Regarde donc : ou je ne suis qu' un sot, ou ce nuage est de la grêle qui va tout abymer, vigne, avoine, froment ; toute la récolte nouvelle sera détruite en un moment. Il ne restera rien ; le village en ruine dans trois mois aura la famine, puis la peste viendra, puis nous périrons tous. La peste ! Dit Guillot : doucement, calmez-vous, je ne vois point cela, compere ; et s' il faut vous parler selon mon sentiment, c' est que je vois tout le contraire : car ce nuage assurément ne porte point de grêle, il porte e la pluie ; la terre est seche dès long-temps, il va bien arroser nos champs, toute notre récolte en doit être embellie. Nous aurons le double de foin, moitié plus de froment, de raisins abondance ; nous serons tous dans l' opulence, et rien, hors les tonneaux, ne nous fera besoin. C' est bien voir que cela ! Dit Lucas en colere. Mais chacun a ses yeux, lui répondit Guillot. -oh ! Puisqu' il est ainsi, je ne dirai plus mot, attendons la fin de l' affaire : rira bien qui rira le dernier. -dieu merci, ce n' est pas moi qui pleure ici. Ils s' échauffoient tous deux ; déja, dans leur furie, ils alloient se gourmer, lorsqu' un souffle de vent emporta loin de là le nuage effrayant ; ils n' eurent ni grêle ni pluie.

La guenon, le singe et la noix

Une jeune guenon cueillit une noix dans sa coque verte ; elle y porte la dent, fait la grimace... ah ! Certe, dit-elle, ma mere mentit quand elle m' assura que les noix étoient bonnes. Puis, croyez aux discours de ces vieilles personnes qui trompent la jeunesse ! Au diable soit le fruit ! Elle jette la noix. Un singe la ramasse, vîte entre deux cailloux la casse, l' épluche, la mange, et lui dit : votre mere eut raison, ma mie : les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir. Souvenez-vous que, dans la vie, sans un peu de travail on n' a point de plaisir.

Don Quichotte

Contraint de renoncer à la chevalerie, Don Quichotte voulut, pour se dédommager, mener une plus douce vie, et choisit l' état de berger. Le voilà donc qui prend panetiere et houlette, le petit chapeau rond garni d' un ruban verd sous le menton faisant rosette. Jugez de la grace et de l' air de ce nouveau tircis ! Sur sa rauque musette il s' essaie à charmer l' écho de ces cantons, achete au boucher deux moutons, prend un roquet galeux, et, dans cet équipage, par l' hiver le plus froid qu' on eût vu de long-temps, dispersant son troupeau sur les rives du Tage, au milieu de la neige il chante le printemps. Point de mal jusques là : chacun à sa maniere est libre d' avoir du plaisir. Mais il vint à passer une grosse vachere ; et le pasteur, pressé d' un amoureux desir, court et tombe à ses pieds : ô belle Timarette, dit-il, toi que l' on voit parmi tes jeunes soeurs comme le lis parmi les fleurs, cher et cruel objet de ma flamme secrete, abandonne un moment le soin de tes agneaux ; viens voir un nid de tourtereaux que j' ai découvert sur ce chêne. Je veux te les donner : hélas ! C' est tout mon bien. Ils sont blancs : leur couleur, Timarette, est la tienne ; mais, par malheur pour moi, leur coeur n' est pas le tien. à ce discours, la Timarette, dont le vrai nom étoit Fanchon, ouvre une large bouche, et, d' un oeil fixe et bête, contemple le vieux Céladon, quand un valet de ferme, amoureux de la belle, paroissant tout-à-coup, tombe à coups de bâton sur le berger tendre et fidele, et vous l' étend sur le gazon. Don Quichotte crioit : arrête, pasteur ignorant et brutal ; ne sais-tu pas nos loix ? Le coeur de Timarette doit devenir le prix d' un combat pastoral : chante, et ne frappe pas. Vainement il l' implore ; l' autre frappoit toujours, et frapperoit encore, si l' on n' étoit venu secourir le berger et l' arracher à sa furie. Ainsi guérir d' une folie, bien souvent ce n' est qu' en changer.

Le voyage

Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte, sans songer seulement à demander sa route, aller de chûte en chûte, et, se traînant ainsi, faire un tiers du chemin jusqu' à près de midi ; voir sur sa tête alors amasser les nuages, dans un sable mouvant précipiter ses pas, courir, en essuyant orages sur orages, vers un but incertain où l' on n' arrive pas ; détrompé vers le soir chercher une retraite, arriver haletant, se coucher, s' endormir : on appelle cela naître, vivre, et mourir. La volonté de Dieu soit faite.

Le berger et le rossignol

A Mr l' abbé Delille.
ô toi, dont la touchante et sublime harmonie charme toujours l' oreille en attachant le coeur, digne rival, souvent vainqueur, du chantre fameux d' Ausonie, Delille, ne crains rien, sur mes légers pipeaux je ne viens point ici célébrer tes travaux, ni dans de foibles vers parler de poésie. Je sais que l' immortalité qui t' est déja promise au temple de mémoire t' est moins chere que ta gaîté ; je sais que, méritant tes succès sans y croire, content par caractere et non par vanité, tu te fais pardonner ta gloire à force d' amabilité : c' est ton secret, aussi je finis ce prologue. Mais du moins lis mon apologue ; et si quelque envieux, quelque esprit de travers, outrageant un jour tes beaux vers, te donne assez d' humeur pour t' empêcher d' écrire, je te demande alors de vouloir le relire. Dans une belle nuit du charmant mois de mai, un berger contemploit, du haut d' une colline, la lune promenant sa lumiere argentine au milieu d' un ciel pur d' étoiles parsemé ; le tilleul odorant, le lilas, l' aubépine, au gré du doux zéphyr balançant leurs rameaux, et les ruisseaux dans les prairies brisant sur des rives fleuries le crystal de leurs claires eaux. Un rossignol, dans le bocage, mêloit ses doux accents à ce calme enchanteur ; l' écho les répétoit, et notre heureux pasteur, transporté de plaisir, écoutoit son ramage. Mais tout-à-coup l' oiseau finit ses tendres sons. En vain le berger le supplie de continuer ses chansons. Non, dit le rossignol, c' en est fait pour la vie ; je ne troublerai plus ces paisibles forêts. N' entends-tu pas dans ce marais mille grenouilles coassantes qui par des cris affreux insultent à mes chants ? Je cede, et reconnois que mes foibles accents ne peuvent l' emporter sur leurs voix glapissantes. Ami, dit le berger, tu vas combler leurs voeux ; te taire est le moyen qu' on les écoute mieux : je ne les entends plus aussitôt que tu chantes

Les deux lions

Sur les bords africains, aux lieux inhabités où le char du soleil roule en brûlant la terre, deux énormes lions, de la soif tourmentés, arriverent au pied d' un rocher solitaire. Un filet d' eau couloit, foible et dernier effort de quelque naïade expirante. Les deux lions courent d' abord au bruit de cette eau murmurante. Ils pouvoient boire ensemble ; et la fraternité, le besoin, leur donnoient ce conseil salutaire : mais l' orgueil disoit le contraire, et l' orgueil fut seul écouté. Chacun veut boire seul : d' un oeil plein de colere l' un l' autre ils vont se mesurants, hérissent de leur cou l' ondoyante criniere ; de leur terrible queue ils se frappent les flancs, et s' attaquent avec de tels rugissements, qu' à ce bruit dans le fond de leur sombre taniere les tigres d' alentour vont se cacher tremblants. égaux en vigueur, en courage, ce combat fut plus long qu' aucun de ces combats qui d' Achille ou d' Hector signalerent la rage, car les dieux ne s' en mêloient pas. Après une heure ou deux d' efforts et de morsures, nos héros, fatigués, déchirés, haletants, s' arrêterent en même temps. Couverts de sang et de blessures, n' en pouvant plus, morts à demi, se traînant sur le sable, à la source ils vont boire : mais, pendant le combat, la source avoit tari ; ils expirent auprès. Vous lisez votre histoire, malheureux insensés, dont les divisions, l' orgueil, les fureurs, la folie, consument en douleurs le moment de la vie : hommes, vous êtes ces lions ; vos jours, c' est l' eau qui s' est tarie.

La colombe et son nourrisson

Une colombe gémissoit de ne pouvoir devenir mere : elle avoit fait cent fois tout ce qu' il falloit faire pour en venir à bout, rien ne réussissoit. Un jour, se promenant dans un bois solitaire, elle rencontre en un vieux nid un oeuf abandonné, point trop gros, point petit, semblable aux oeufs de tourterelle. Ah ! Quel bonheur ! S' écria-t-elle : je pourrai donc enfin couver, et puis nourrir, puis élever un enfant qui fera le charme de ma vie ! Tous les soins qu' il me coûtera, les tourments qu' il me causera, seront encor des biens pour mon ame ravie : quel plaisir vaut ces soucis-là ? Cela dit, dans le nid la colombe établie se met à couver l' oeuf, et le couve si bien, qu' elle ne le quitte pour rien, pas même pour manger : l' amour nourrit les meres. Après vingt et un jours elle voit naître enfin celui dont elle attend son bonheur, son destin, et ses délices les plus cheres. De joie elle est prête à mourir ; auprès de son petit nuit et jour elle veille, l' écoute respirer, le regarde dormir, s' épuise pour le mieux nourrir. L' enfant chéri vient à merveille, son corps grossit en peu de temps : mais son bec, ses yeux et ses ailes, different fort des tourterelles ; la mere les voit ressemblants. à bien élever sa jeunesse elle met tous ses soins, lui prêche la sagesse, et sur-tout l' amitié, lui dit à chaque instant : pour être heureux, mon cher enfant, il ne faut que deux points, la paix avec soi-même, puis quelques bons amis dignes de nous chérir. La vertu de la paix nous fait seule jouir ; et le secret pour qu' on nous aime, c' est d' aimer les premiers, facile et doux plaisir. Ainsi parloit la tourterelle, quand, au milieu de sa leçon, un malheureux petit pinson échappé de son nid vient s' abattre auprès d' elle. Le jeune nourrisson à peine l' apperçoit, qu' il court à lui : sa mere croit que c' est pour le traiter comme ami, comme frere, et pour offrir au voyageur une retraite hospitaliere. Elle applaudit déja : mais quelle est sa douleur, lorsqu' elle voit son fils, ce fils dont la jeunesse n' entendit que leçons de vertu, de sagesse, saisir le foible oiseau, le plumer, le manger, et garder au milieu de l' horrible carnage ce tranquille sang froid, assuré témoignage que le coeur désormais ne peut se corriger ! Elle en mourut, la pauvre mere. Quel triste prix des soins donnés à cet enfant ! Mais c' étoit le fils d' un milan : rien ne change le caractere.

L'âne et la flûte

Les sots sont un peuple nombreux, trouvant toutes choses faciles : il faut le leur passer, souvent ils sont heureux ; grand motif de se croire habiles. Un âne, en broutant ses chardons, regardoit un pasteur jouant, sous le feuillage, d' une flûte dont les doux sons attiroient et charmoient les bergers du bocage. Cet âne mécontent disoit : ce monde est fou ! Les voilà tous, bouche béante, admirant un grand sot qui sue et se tourmente à souffler dans un petit trou. C' est par de tels efforts qu' on parvient à leur plaire, tandis que moi... suffit... allons-nous-en d' ici, car je me sens trop en colere. Notre âne, en raisonnant ainsi, avance quelques pas, lorsque sur la fougere une flûte oubliée en ces champêtres lieux par quelque pasteur amoureux se trouve sous ses pieds. Notre âne se redresse, sur elle de côté fixe ses deux gros yeux ; une oreille en avant, lentement il se baisse, applique son naseau sur le pauvre instrument, et souffle tant qu' il peut. ô hasard incroyable ! Il en sort un son agréable. L' âne se croit un grand talent, et tout joyeux s' écrie en faisant la culbute : eh ! Je joue aussi de la flûte !

Le prêtre de Jupiter

Un prêtre de Jupiter, pere de deux grandes filles, toutes deux assez gentilles, de bien les marier fit son soin le plus cher. Les prêtres de ce temps vivoient de sacrifices, et n' avoient point de bénéfices. La dot étoit fort mince. Un jeune jardinier se présenta pour gendre ; on lui donna l' aînée. Bientôt après cet hyménée la cadette devint la femme d' un potier. à quelques jours de là, chaque épouse établie chez son époux, le pere va les voir. Bon jour, dit-il, je viens savoir si le choix que j' ai fait rend heureuse ta vie, s' il ne te manque rien, si je peux y pourvoir. Jamais, répond la jardiniere, vous ne fîtes meilleure affaire : la paix et le bonheur habitent ma maison ; je tâche d' être bonne, et mon époux est bon : il sait m' aimer sans jalousie, je l' aime sans coquetterie ; aussi tout est plaisir, tout jusqu' à nos travaux ; nous ne desirons rien, sinon qu' un peu de pluie fasse pousser nos artichauts. -c' est là tout ? -oui vraiment. -tu seras satisfaite, dit le vieillard : demain je célebre la fête de Jupiter ; je lui dirai deux mots. Adieu, ma fille. -adieu, mon pere. Le prêtre de ce pas s' en va chez la potiere l' interroger, comme sa soeur, sur son mari, sur son bonheur. Oh ! Répond celle-ci, dans mon petit ménage, le travail, l' amour, la santé, tout va fort bien en vérité ; nous ne pouvons suffire à la vente, à l' ouvrage : notre unique desir seroit que le soleil nous montrât plus souvent son visage vermeil pour sécher notre poterie. Vous, pontife du dieu de l' air, obtenez-nous cela, mon pere, je vous prie ; parlez pour nous à Jupiter. -très volontiers, ma chere amie : mais je ne sais comment accorder mes enfants ; tu me demandes du beau temps, et ta soeur a besoin de pluie. Ma foi, je me tairai, de peur d' être en défaut. Jupiter mieux que nous sait bien ce qu' il nous faut ; prétendre le guider seroit folie extrême. Sachons prendre le temps comme il veut l' envoyer : l' homme est plus cher aux dieux qu' il ne l' est à lui-même ; se soumettre, c' est les prier.

Les deux chauves

Un jour deux chauves dans un coin virent briller certain morceau d' ivoire. Chacun d' eux veut l' avoir ; dispute et coups de poing. Le vainqueur y perdit, comme vous pouvez croire, le peu de cheveux gris qui lui restoient encor. Un peigne étoit le beau trésor qu' il eut pour prix de sa victoire.

Le léopard et l'écureuil

Un écureuil sautant, gambadant sur un chêne, manqa sa branche, et vint, par un triste hasard, tomber sur un vieux léopard qui faisoit sa méridienne. Vous jugez s' il eut peur ! En sursaut s' éveillant, l' animal irrité se dresse ; et l' écureuil s' agenouillant tremble et se fait petit aux pieds de son altesse. Après l' avoir considéré, le léopard lui dit : je te donne la vie, mais à condition que de toi je saurai pourquoi cette gaîté, ce bonheur que j' envie, embellissent tes jours, ne te quittent jamais, tandis que moi, roi des forêts, je suis si triste et je m' ennuie. Sire, lui répond l' écureuil, je dois à votre bon accueil la vérité : mais, pour la dire, sur cet arbre un peu haut je voudrois être assis. -soit, j' y consens, monte. -j' y suis. à présent je peux vous instruire. Mon grand secret pour être heureux, c' est de vivre dans l' innocence ; l' ignorance du mal fait toute ma science ; mon coeur est toujours pur, cela rend bien joyeux. Vous ne connoissez pas la volupté suprême de dormir sans remords : vous mangez les chevreuils, tandis que je partage à tous les écureuils mes feuilles et mes fruits ; vous haïssez, et j' aime : tout est dans ces deux mots. Soyez bien convaincu de cette vérité que je tiens de mon pere : lorsque notre bonheur nous vient de la vertu, la gaîté vient bientôt de notre caractere.

Pan et la fortune

Un jeune grand seigneur à des jeux de hasard avoit perdu sa derniere pistole, et puis joué sur sa parole : il falloit payer sans retard ; les dettes du jeu sont sacrées. On peut faire attendre un marchand, un ouvrier, un indigent, qui nous a fourni ses denrées ; mais un escroc ? L' honneur veut qu' au même moment on le paye, et très poliment. La loi par eux fut ainsi faite. Notre jeune seigneur, pour acquitter sa dette, ordonne une coupe de bois. Aussitôt les ormes, les frênes, et les hêtres touffus, et les antiques chênes, tombent l' un sur l' autre à la fois. Les faunes, les sylvains, désertent les bocages ; les dryades en pleurs regrettent leurs ombrages ; et le dieu Pan, dans sa fureur, instruit que le jeu seul a causé ces ravages, s' en prend à la Fortune : ô mere du malheur, dit-il, infernale furie, tu troubles à la fois les mortels et les dieux, tu te plais dans le mal, et ta rage ennemie... il parloit, lorsque dans ces lieux tout-à-coup paroît la déesse. Calme, dit-elle à Pan, le chagrin qui te presse ; je n' ai point causé tes malheurs : même aux jeux de hasard, avec certains joueurs, je ne fais rien. -qui donc fait tout ? -l' adresse.

Le petit chien

La vanité nous rend aussi dupes que sots. Je me souviens, à ce propos, qu' au temps jadis, après une sanglante guerre où, malgré les plus beaux exploits, maint lion fut couché par terre, l' éléphant régna dans les bois. Le vainqueur, politique habile, voulant prévenir désormais jusqu' au moindre sujet de discorde civile, de ses vastes états exila pour jamais la race des lions, son ancienne ennemie. L' édit fut proclamé. Les lions affoiblis, se soumettant au sort qui les avoit trahis, abandonnent tous leur patrie. Ils ne se plaignent pas, ils gardent dans leur coeur et leur courage et leur douleur. Un bon vieux petit chien, de la charmante espece de ceux qui vont portant jusqu' au milieu du dos une toison tombant à flots, exhaloit ainsi sa tristesse : il faut donc vous quitter, ô pénates chéris ! Un barbare, à l' âge où je suis, m' oblige à renoncer aux lieux qui m' ont vu naître. Sans appui, sans secours, dans un pays nouveau je vais, les yeux en pleurs, demander un tombeau, qu' on me refusera peut-être. ô tyran, tu le veux ! Allons ! Il faut partir. Un barbet l' entendit : touché de sa misere, quel motif, lui dit-il, peut t' obliger à fuir ? -ce qui m' y force, ô ciel ! Et cet édit sévere qui nous chasse à jamais de cet heureux canton... ? -nous ? -non pas vous, mais moi. -comment ! Toi, mon cher frere ? Qu' as-tu donc de commun... ? -plaisante question ! Eh ! Ne suis-je pas un lion ?

Le chat et les rats

Un angora que sa maîtresse nourrissoit de mets délicats ne faisoit plus la guerre aux rats ; et les rats, connoissant sa bonté, sa paresse, alloient, trottoient par-tout, et ne se gênoient pas. Un jour, dans un grenier retiré, solitaire, où notre chat dormoit après un bon festin, plusieurs rats viennent dans le grain prendre leur repas ordinaire. L' angora ne bougeoit. Alors mes étourdis pensent qu' ils lui font peur ; l' orateur de la troupe parle des chats avec mépris. On applaudit fort, on s' attroupe, on le proclame général. Grimpé sur un boisseau qui sert de tribunal : braves amis, dit-il, courons à la vengeance. De ce grain désormais nous devons être las, jurons de ne manger désormais que des chats : on les dit excellents, nous en ferons bombance. à ces mots, partageant son belliqueux transport, chaque nouveau guerrier sur l' angora s' élance, et réveille le chat qui dort. Celui-ci, comme on croit, dans sa juste colere, couche bientôt sur la poussiere général, tribuns et soldats. Il ne s' échappa que deux rats qui disoient, en fuyant bien vîte à leur taniere : il ne faut point pousser à bout l' ennemi le plus débonnaire ; on perd ce que l' on tient quand on veut gagner tout.

Le crocodile et l'esturgeon

Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants s' amusoient à faire sur l' onde, avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants, les plus beaux ricochets du monde. Un crocodile affreux arrive entre deux eaux, s' élance tout-à-coup, happe l' un des marmots, qui crie et disparoît dans sa gueule profonde, l' autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon. Un honnête et digne esturgeon, témoin de cette tragédie, s' éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ; mais bientôt il entend le coupable amphibie gémir et pousser des sanglots : le monstre a des remords, dit-il : ô providence, tu venges souvent l' innocence ; pourquoi ne la sauves-tu pas ? Ce scélérat du moins pleure ses attentats ; l' instant est propice, je pense, pour lui prêcher la pénitence : je m' en vais lui parler. Plein de compassion, notre saint homme d' esturgeon vers le crocodile s' avance : pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ; livrez votre ame impitoyable au remords, qui des dieux est le dernier bienfait, le seul médiateur entre eux et le coupable. Malheureux, manger un enfant ! Mon coeur en a frémi ; j' entends gémir le vôtre... oui, répond l' assassin, je pleure en ce moment de regret d' avoir manqué l' autre. Tel est le remords du méchant.

La tourterelle et la fauvette

Une fauvette jeune et belle s' amusoit à chanter tant que duroit le jour ; sa voisine la tourterelle ne vouloit, ne savoit rien faire que l' amour. Je plains bien votre erreur, dit-elle à la fauvette ; vous perdez vos plus beaux moments : il n' est qu' un seul plaisir, c' est d' avoir des amants. Dites-moi, s' il vous plaît, quelle est la chansonnette qui peut valoir un doux baiser. Je me garderois bien d' oser les comparer, répondit la chanteuse : mais je ne suis point malheureuse, j' ai mis mon bonheur dans mes chants. à ce discours, la tourterelle en se moquant s' éloigna d' elle. Sans se revoir elles furent dix ans. Après ce long espace, un beau jour de printemps, dans la même forêt elles se rencontrerent. L' âge avoit bien un peu dérangé leurs attraits ; long-temps elles se regarderent avant que de pouvoir se remettre leurs traits. Enfin la fauvette polie s' avance la premiere : eh ! Bon jour, mon amie, comment vous portez-vous ? Comment vont les amants ? -ah ! Ne m' en parlez pas, ma chere : j' ai tout perdu, plaisirs, amis, beaux ans ; tout a passé comme une ombre légere. J' ai cru que le bonheur étoit d' aimer, de plaire... ô souvenir cruel ! ô regrets superflus ! J' aime encore, on ne m' aime plus. J' ai moins perdu que vous, répondit la chanteuse : cependant je suis vieille et je n' ai plus de voix ; mais j' aime la musique, et suis encore heureuse lorsque le rossignol fait retentir ces bois. La beauté, ce présent céleste, ne peut sans les talents échapper à l' ennui : la beauté passe, un talent reste, on en jouit même en autrui.

La sauterelle

C' en est fait, je quitte le monde ; je veux fuir pour jamais le spectacle odieux des crimes, des horreurs, dont sont blessés mes yeux. Dans une retraite profonde, loin des vices, loin des abus, je passerai mes jours doucement à maudire les méchants de moi trop connus. Seule ici bas j' ai des vertus : aussi pour ennemi j' ai tout ce qui respire, tout l' univers m' en veut ; homme, enfants, animaux, jusqu' au plus petit des oiseaux, tous sont occupés de me nuire. Eh ! Qu' ai-je fait pourtant ? ... que du bien. Les ingrats ! Ils me regretteront, mais après mon trépas. Ainsi se lamentoit certaine sauterelle, hypocondre et n' estimant qu' elle. Où prenez-vous cela, ma soeur ? Lui dit une de ses compagnes : quoi ! Vous ne pouvez pas vivre dans ces campagnes en broutant de ces prés la douce et tendre fleur, sans vous embarrasser des affaires du monde ? Je sais qu' en travers il abonde : il fut ainsi toujours, et toujours il sera ; ce que vous en direz grand' chose n' y fera. D' ailleurs où vit-on mieux ? Quant à votre colere contre ces ennemis qui n' en veulent qu' à vous, je pense, ma soeur, entre nous, que c' est peut-être une chimere, et que l' orgueil souvent donne ces visions. Dédaignant de répondre à ces sottes raisons, la sauterelle part, et sort de la prairie sa patrie. Elle sauta deux jours pour faire deux cents pas. Alors elle se croit au bout de l' hémisphere, chez un peuple inconnu, dans de nouveaux états ; elle admire ces beaux climats, salue avec respect cette rive étrangere. Près de là, des épis nombreux sur de longs chalumeaux, à six pieds de la terre, ondoyants et pressés se balançoient entre eux. Ah que voilà bien mon affaire ! Dit-elle avec transport : dans ces sombres taillis je trouverai sans doute un désert solitaire ; c' est un asyle sûr contre mes ennemis. La voilà dans le bled. Mais, dès l' aube suivante, voici venir les moissonneurs. Leur troupe nombreuse et bruyante s' étend en demi-cercle, et, parmi les clameurs, les ris, les chants des jeunes filles, les épis entassés tombent sous les faucilles, la terre se découvre, et les bleds abattus laissent voir les sillons tout nus. Pour le coup, s' écrioit la triste sauterelle, voilà qui prouve bien la haine universelle qui par-tout me poursuit : à peine en ce pays a-t-on su que j' étois, qu' un peuple d' ennemis s' en vient pour chercher sa victime. Dans la fureur qui les anime, employant contre moi les plus affreux moyens, de peur que je n' échappe ils ravagent leurs biens : ils y mettroient le feu, s' il étoit nécessaire. Eh ! Messieurs, me voilà, dit-elle en se montrant ; finissez un travail si grand, je me livre à votre colere. Un moissonneur, dans ce moment, par hasard la distingue ; il se baisse, la prend, et dit, en la jetant dans une herbe fleurie : va manger, ma petite amie.

La guêpe et l'abeille

Dans le calice d' une fleur la guêpe un jour voyant l' abeille, s' approche en l' appelant sa soeur. Ce nom sonne mal à l' oreille de l' insecte plein de fierté, qui lui répond : nous soeurs ! Ma mie, depuis quand cette parenté ? Mais c' est depuis toute la vie, lui dit la guêpe avec courroux : considérez-moi, je vous prie : j' ai des ailes tout comme vous, même taille, même corsage ; et, s' il vous en faut davantage, nos dards sont aussi ressemblants. Il est vrai, répliqua l' abeille, nous avons une arme pareille, mais pour des emplois différents. La vôtre sert votre insolence, la mienne repousse l' offense ; vous provoquez, je me défends.

Le hérisson et les lapins

Il est certains esprits d' un naturel hargneux qui toujours ont besoin de guerre ; ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire, et montrent pour cela des talents merveilleux. Quant à moi, je les fuis sans cesse, eussent-ils tous les dons et tous les attributs : j' y veux de l' indulgence ou de la politesse ; c' est la parure des vertus. Un hérisson, qu' une tracasserie avoit forcé de quitter sa patrie, dans un grand terrier de lapins vint porter sa misanthropie. Il leur conta ses longs chagrins, contre ses ennemis exhala bien sa bile, et finit par prier les hôtes souterrains de vouloir lui donner asyle. Volontiers, lui dit le doyen : nous sommes bonnes gens, nous vivons comme freres, et nous ne connoissons ni le tien ni le mien ; tout est commun ici : nos plus grandes affaires sont d' aller, dès l' aube du jour, brouter le serpolet, jouer sur l' herbe tendre : chacun, pendant ce temps, sentinelle à son tour, veille sur le chasseur qui voudroit nous surprendre ; s' il l' apperçoit, il frappe, et nous voilà blottis. Avec nos femmes, nos petits, dans la gaîté, dans la concorde, nous passons les instants que le ciel nous accorde. Souvent ils sont prompts à finir ; les panneaux, les furets, abregent notre vie, raison de plus pour en jouir. Du moins par l' amitié, l' amour et le plaisir, autant qu' elle a duré nous l' avons embellie : telle est notre philosophie. Si cela vous convient, demeurez avec nous, et soyez de la colonie ; sinon, faites l' honneur à notre compagnie d' accepter à dîner, puis retournez chez vous. à ce discours plein de sagesse, le hérisson repart qu' il sera trop heureux de passer ses jours avec eux. Alors chaque lapin s' empresse d' imiter l' honnête doyen et de lui faire politesse. Jusques au soir tout alla bien. Mais lorsqu' après souper la troupe réunie se mit à deviser des affaires du temps, le hérisson de ses piquants blesse un jeune lapin. Doucement, je vous prie, lui dit le pere de l' enfant. Le hérisson, se retournant, en pique deux, puis trois, et puis un quatrieme. On murmure, on se fâche, on l' entoure en grondant. Messieurs, s' écria-t-il, mon regret est extrême ; il faut me le passer, je suis ainsi bâti, et je ne puis pas me refondre. Ma foi, dit le doyen, en ce cas, mon ami, tu peux aller te faire tondre.

Le charlatan

Sur le pont-neuf, entouré de badauds, un charlatan crioit à pleine tête : venez, messieurs, accourez faire emplette du grand remede à tous les maux : c' est une poudre admirable qui donne de l' esprit aux sots, de l' honneur aux frippons, l' innocence aux coupables, aux vieilles femmes des amants, au vieillard amoureux une jeune maîtresse, aux fous le prix de la sagesse, et la science aux ignorants. Avec ma poudre, il n' est rien dans la vie dont bientôt on ne vienne à bout ; par elle on obtient tout, on sait tout, on fait tout ; c' est la grande encyclopédie. Vîte je m' approchai pour voir ce beau trésor.... c' étoit un peu de poudre d' or.