Fables de Jean-Pierre Claris de {#Florian}
(5)
Le chien coupable
Mon frere, sais-tu la nouvelle ? Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens
le modele, si redouté des loups, si soumis au berger, Mouflar vient, dit-on,
de manger le petit agneau noir, puis la brebis sa mere, et puis sur le berger
s' est jeté furieux. -seroit-il vrai ? -très vrai, mon frere. -à qui donc
se fier, grands dieux ! C' est ainsi que parloient deux moutons dans la
plaine ; et la nouvelle étoit certaine. Mouflar, sur le fait même pris,
n' attendoit plus que le supplice ; et le fermier vouloit qu' une prompte
justice effrayât les chiens du pays. La procédure en un jour est finie.
Mille témoins pour un déposent l' attentat : récolés, confrontés, aucun
d' eux ne varie ; Mouflar est convaincu du triple assassinat : Mouflar recevra
donc deux balles dans la tête sur le lieu même du délit. à son supplice
qui s' apprête toute la ferme se rendit. Les agneaux de Mouflar demanderent
la grace ; elle fut refusée. On leur fit prendre place : les chiens se rangerent
près d' eux, tristes, humiliés, mornes, l' oreille basse, plaignant, sans
l' excuser, leur frere malheureux. Tout le monde attendoit dans un profond
silence. Mouflar paroît bientôt, conduit par deux pasteurs : il arrive ;
et, levant au ciel ses yeux en pleurs, il harangue ainsi l' assistance :
ô vous, qu' en ce moment je n' ose et je ne puis nommer, comme autrefois,
mes freres, mes amis, témoins de mon heure derniere, voyez où peut conduire
un coupable desir ! De la vertu quinze ans j' ai suivi la carriere, un faux
pas m' en a fait sortir. Apprenez mes forfaits. Au lever de l' aurore, seul,
auprès du grand bois, je gardois le troupeau ; un loup vient, emporte un
agneau, et tout en fuyant le dévore. Je cours, j' atteins le loup, qui,
laissant son festin, vient m' attaquer : je le terrasse, et je l' étrangle
sur la place. C' étoit bien jusques là : mais, pressé par la faim, de l'
agneau dévoré je regarde le reste, j' hésite, je balance... à la fin, cependant,
j' y porte une coupable dent : voilà de mes malheurs l' origine funeste.
La brebis vient dans cet instant, elle jette des cris de mere.... la tête
m' a tourné, j' ai craint que la brebis ne m' accusât d' avoir assassiné
son fils ; et, pour la forcer à se taire, je l' égorge dans ma colere. Le
berger accouroit armé de son bâton. N' espérant plus aucun pardon, je me
jette sur lui : mais bientôt on m' enchaîne, et me voici prêt à subir de
mes crimes la juste peine. Apprenez tous du moins, en me voyant mourir,
que la plus légere injustice aux forfaits les plus grands peut conduire
d' abord ; et que, dans le chemin du vice, on est au fond du précipice,
dès qu' on met un pied sur le bord.
Jupiter et Minos
Mon fils, disoit un jour Jupiter à Minos,
toi qui juges la race humaine,
explique-moi pourquoi l' enfer suffit à peine
aux nombreux criminels que t' envoie Atropos.
Quel est de la vertu le fatal adversaire
qui corrompt à ce point la foible humanité ?
C' est, je crois, l' intérêt. -l' intérêt ? Non, mon pere.
-et qu' est-ce donc ? -l' oisiveté.
L'auteur et les souris
Un auteur se plaignoit que ses meilleurs écrits
étoient rongés par les souris.
Il avoit beau changer d' armoire,
avoir tous les pieges à rats,
et de bons chats ;
rien n' y faisoit : prose, vers, drame, histoire,
tout étoit entamé ; les maudites souris
ne respectoient pas plus un héros et sa gloire,
ou le récit d' une victoire,
qu' un petit bouquet à Chloris.
Notre homme au désespoir, et, l' on peut bien m' en
croire,
pour y mettre un auteur peu de chose suffit,
jette un peu d' arsenic au fond de l' écritoire ;
puis, dans sa colere, il écrit.
Comme il le prévoyoit, les souris grignotterent,
et creverent.
C' est bien fait, direz-vous ; cet auteur eut raison.
Je suis loin de le croire : il n' est point de volume
qu' on n' ait mordu, mauvais ou bon ;
et l' on déshonore sa plume
en la trempant dans du poison.
Epilogue
C' est assez, suspendons ma lyre,
terminons ici mes travaux :
sur nos vices, sur nos défauts,
j' aurois encor beaucoup à dire ;
mais un autre le dira mieux.
Malgré ses efforts plus heureux,
l' orgueil, l' intérêt, la folie,
troubleront toujours l' univers ;
vainement la philosophie
reproche à l' homme ses travers,
elle y perd sa prose et ses vers.
Laissons, laissons aller le monde
comme il lui plaît, comme il l' entend ;
vivons caché, libre et content,
dans une retraite profonde.
Là, que faut-il pour le bonheur ?
La paix, la douce paix du coeur,
le desir vrai qu' on nous oublie,
le travail qui sait éloigner
tous les fléaux de notre vie,
assez de bien pour en donner,
et pas assez pour faire envie.
Fin.
C'était la {#nuit} avant Noël
(Visite de Saint-Nicolas)
'Twas the night before Christmas
C'était le soir, à la veille de Noël, et dans toute la maison, Pas un être
ne bougeait, pas même une souris. Les bas étaient soigneusement suspendus
près de la cheminée Dans l'espoir que saint Nicolas viendrait bientôt. Les
enfants étaient blottis bien au chaud dans leurs lits Tandis que des visions
de sucreries dansaient dans leurs têtes; Et maman avec sa cornette, moi
avec mon bonnet de nuit, Nous nous apprêtions à faire un bon somme, Quand,
au dehors, sur la pelouse, il s'éleva un grand vacarme. Je bondis hors du
lit pour voir ce qui se passait. Vers la fenêtre, je volais comme un éclair,
J'ouvris vivement les volets et remontai la vitre. La lune, allongée sur
la neige fraîchement tombée, Eclairait les objets comme en plein midi. C'est
alors qu'apparurent à mes yeux étonnés Un traîneau en miniature et huit
minuscules rennes Conduits par un vieux petit cocher, si gai, si vif Que
je devinais aussitôt que c'était saint Nick. Plus rapides que les aigles
ses coursiers avançaient, Et il sifflait, il criait en les appelant par
leurs noms "Allons, FOUGUEUX ! Allons, DANSEUR ! Allons FRINGANT et MEGERE
! En avant, COMETE ! En avant, CUPIDON ! En avant, TONNERRE et ECLAIR !
Jusqu'en haut du porche, jusqu'en haut du mur ! Allons, au galop, au galop,
au galop, tous !" Comme les feuilles mortes chassées par l'ouragan, Quand
elles rencontrent un obstacle, montent jusqu'au ciel, Ainsi jusqu'au sommet
de la maison volèrent les coursiers. Emportant un traîneau plein de jouets,
et saint Nicolas avec. L'instant d'après j'entendis sur les toits Caracoler
et piaffer les petits sabots. Tandis que je quittais la fenêtre et me retournais,
Saint Nicolas descendit d'un bond dans la cheminée, Vêtu de fourrures de
la tête au pied. Ses habits étaient souillés de cendres et de suie, Sur
son dos il avait jeté un sac plein de jouets. On eût dit un colporteur prêt
à ouvrir son ballot. Comme ses yeux pétillaient ! Comme ses fossettes riaient
! Ses joues étaient comme des roses, son nez comme une cerise ! Sa drôle
de petite bouche était tendue comme un arc, Et la barbe de son menton blanche
comme neige Il serrait entre ses dents un tuyau de pipe, Et la fumée formait
autour de sa tête une couronne. Il avait une large face et un petit ventre
rond Qui s'agitait quand il riait, tel un bol empli de gelée. Joufflu et
dodu, c'était un joyeux lutin, et en le voyant, je ne pus m'empêcher de
rire. Un clignement d'oeil et un mouvement de tête Me firent bientôt comprendre
que je n'avais rien à craindre. Sans un mot, il se mit bientôt à l'ouvrage
Et remplit tous les bas ; puis il se détourna d'une saccade, Et posant un
doigt le long de son nez, Il inclina la tête et s'éleva dans la cheminée.
Il se précipita vers son traîneau, siffla pour faire partir son attelage,
Et ils s'envolèrent comme le duvet d'un charbon ; Mais je l'entendis s'écrier
avant qu'il fut hors de la vue : " Joyeux Noël à tous et à tous bonne nuit
!"