Lost in anywhere / 10-09-1974

mercredi 05 novembre 2003

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Fables de Jean-Pierre Claris de {#Florian} (3)

Le danseur de corde

Sur la corde tendue un jeune voltigeur apprenoit à danser ; et déja son adresse, ses tours de force, de souplesse, faisoient venir maint spectateur. Sur son étroit chemin on le voit qui s' avance, le balancier en main, l' air libre, le corps droit, hardi, léger autant qu' adroit ; il s' éleve, descend, va, vient, plus haut s' élance, retombe, remonte en cadence, et, semblable à certains oiseaux qui rasent en volant la surface des eaux, son pied touche, sans qu' on le voie, à la corde qui plie et dans l' air le renvoie. Notre jeune danseur, tout fier de son talent, dit un jour : à quoi bon ce balancier pesant qui me fatigue et m' embarrasse ? Si je dansois sans lui, j' aurois bien plus de grace, de force et de légèreté. Aussitôt fait que dit. Le balancier jeté, notre étourdi chancelle, étend les bras, et tombe. Il se cassa le nez, et tout le monde en rit. Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pas dit que sans regle et sans frein tôt ou tard on succombe ? La vertu, la raison, les loix, l' autorité, dans vos desirs fougueux vous causent quelque peine ; c' est le balancier qui vous gêne, mais qui fait votre sûreté.

La jeune poule et le vieux renard

Une poulette jeune et sans expérience, en trottant, cloquetant, grattant, se trouva, je ne sais comment, fort loin du poulailler, berceau de son enfance. Elle s' en apperçut qu' il étoit déja tard. Comme elle y retournoit, voici qu' un vieux renard à ses yeux troublés se présente. La pauvre poulette tremblante recommanda son ame à Dieu. Mais le renard, s' approchant d' elle, lui dit : hélas ! Mademoiselle, votre frayeur m' étonne peu ; c' est la faute de mes confreres, gens de sac et de corde, infâmes ravisseurs, dont les appétits sanguinaires ont rempli la terre d' horreurs. Je ne puis les changer, mais du moins je travaille à préserver par mes conseils l' innocente et foible volaille des attentats de mes pareils. Je ne me trouve heureux qu' en me rendant utile ; et j' allois de ce pas jusques dans votre asyle pour avertir vos soeurs qu' il court un mauvais bruit, c' est qu' un certain renard méchant autant qu' habile doit vous attaquer cette nuit. Je viens veiller pour vous. La crédule innocente vers le poulailler le conduit : à peine est-il dans ce réduit, qu' il tue, étrangle, égorge, et sa griffe sanglante entasse les mourants sur la terre étendus, comme fit Diomede au quartier de Rhésus. Il croqua tout, grandes, petites, coqs, poulets et chapons ; tout périt sous ses dents. La pire espece de méchants est celle des vieux hypocrites.

Les deux persans

Cette pauvre raison dont l' homme est si jaloux n' est qu' un pâle flambeau qui jette autour de nous une triste et foible lumiere ; pardelà c' est la nuit : le mortel téméraire qui veut y pénétrer marche sans savoir où. Mais ne point profiter de ce bienfait suprême, éteindre son esprit, et s' aveugler soi-même, c' est un autre excès non moins fou. En Perse il fut jadis deux freres, adorant le soleil, suivant l' antique loi. L' un d' eux, chancelant dans sa foi, n' estimant rien que ses chimeres, prétendoit méditer, connoître, approfondir de son dieu la sublime essence ; et du matin au soir, afin d' y parvenir, l' oeil toujours attaché sur l' astre qu' il encense ; il vouloit expliquer le secret de ses feux. Le pauvre philosophe y perdit les deux yeux ; et dès lors du soleil il nia l' existence. L' ntre étoit crédule et bigot ; effrayé du sort de son frere, il y vit de l' esprit l' abus trop ordinaire, et mit tous ses efforts à devenir un sot. On vient à bout de tout ; le pauvre solitaire avoit peu de chemin à faire, il fut content de lui bientôt. Mais, de peur d' offenser l' astre qui nous éclaire en portant jusqu' à lui des regards indiscrets, il se fit un trou sous la terre, et condamna ses yeux à ne le voir jamais. Humains, pauvres humains, jouissez des bienfaits d' un dieu que vainement la raison veut comprendre, mais que l' on voit par-tout, mais qui parle à nos coeurs. Sans vouloir deviner ce qu' on ne peut apprendre, sans rejeter les dons que sa main sait répandre, employons notre esprit à devenir meilleurs. Nos vertus au très-haut sont le plus digne hommage, et l' homme juste est le seul sage.

Myson

Myson fut connu dans la Grece par son amour pour la sagesse ; pauvre, libre, content, sans soins, sans embarras, il vivoit dans les bois, seul, méditant sans cesse, et par fois riant aux éclats. Un jour deux grecs vinrent lui dire : de ta gaîté, Myson, nous sommes tous surpris : tu vis seul ; comment peux-tu rire ? Vraiment, répondit-il, voilà pourquoi je ris.

Les singes et le léopard

Des singes dans un bois jouoient à la main chaude ; certaine guenon mauricaude, assise gravement, tenoit sur ses genoux la tête de celui qui, courbant son échine, sur sa main recevoit les coups. On frappoit fort, et puis devine ! Il ne devinoit point ; c' étoit alors des ris, des sauts, des gambades, des cris. Attiré par le bruit du fond de sa taniere, un jeune léopard, prince assez débonnaire, se présente au milieu de nos singes joyeux. Tout tremble à son aspect. Continuez vos jeux, leur dit le léopard, je n' en veux à personne : rassurez-vous, j' ai l' ame bonne ; et je viens même ici, comme particulier, à vos plaisirs m' associer. Jouons, je suis de la partie. Ah ! Monseigneur, quelle bonté ! Quoi ! Votre altesse veut, quittant sa dignité, descendre jusqu' à nous ! -oui, c' est ma fantaisie. Mon altesse eut toujours de la philosophie, et sait que tous les animaux sont égaux. Jouons donc, mes amis ; jouons, je vous en prie. Les singes enchantés crurent à ce discours, comme l' on y croira toujours. Toute la troupe joviale se remet à jouer : l' un d' entre eux tend la main, le léopard frappe, et soudain on voit couler du sang sous la griffe royale. Le singe cette fois devina qui frappoit ; mais il s' en alla sans le dire. Ses compagnons faisoient semblant de rire, et le léopard seul rioit. Bientôt chacun s' excuse et s' échappe à la hâte en se disant entre leurs dents : ne jouons point avec les grands, le plus doux a toujours des griffes à la patte .

L'inondation

Des laboureurs vivoient paisibles et contents dans un riche et nombreux village ; dès l' aurore ils alloient travailler à leurs champs, le soir ils revenoient chantants au sein d' un tranquille ménage ; et la nature bonne et sage, pour prix de leurs travaux, leur donnoit tous les ans de beaux bleds et de beaux enfants. Mais il faut bien souffrir, c' est notre destinée. Or il arriva qu' une année, dans le mois où le blond Phébus s' en va faire visite au brûlant Sirius, la terre, de sucs épuisée, ouvrant de toutes parts son sein, haletoit sous un ciel d' airain. Point de pluie et point de rosée. Sur un sol crevassé l' on voit noircir le grain, les épis sont brûlés, et leurs têtes penchées tombent sur leurs tiges séchées. On trembla de mourir de faim ; la commune s' assemble. En hâte on délibere ; et chacun, comme à l' ordinaire, parle beaucoup et rien ne dit. Enfin quelques vieillards, gens de sens et d' esprit, proposerent un parti sage : mes amis, dirent-ils, d' ici vous pouvez voir ce mont peu distant du village ; là se trouve un grand lac, immense réservoir des souterraines eaux qui s' y font un passage. Allez saigner ce lac ; mais sachez ménager un petit nombre de saignées, afin qu' à votre gré vous puissiez diriger ces bienfaisantes eaux dans vos terres baignées. Juste quand il faudra nous les arrêterons. Prenez bien garde au moins... oui, oui, courons, courons, s' écrie aussitôt l' assemblée. Et voilà mille jeunes gens armés d' hoyaux, de pics, et d' autres instruments, qui volent vers le lac : la terre est travaillée tout autour de ses bords ; on perce en cent endroits à la fois ; d' un morceau de terrain chaque ouvrier se charge : courage ! Allons ! Point de repos ! L' ouverture jamais ne peut être assez large. Cela fut bientôt fait. Avant la nuit, les eaux, tombant de tout leur poids sur leur digue affoiblie, de par-tout roulent à grands flots. Transports et compliments de la troupe ébahie, qui s' admire dans ses travaux. Le lendemain matin ce ne fut pas de même : on voit flotter les bleds sur un océan d' eau ; pour sortir du village il faut prendre un bateau ; tout est perdu, noyé. La douleur est extrême, on s' en prend aux vieillards : c' est vous, leur disoit-on, qui nous coûtez notre moisson ; votre maudit conseil... il étoit salutaire, répondit un d' entre eux ; mais ce qu' on vient de faire est fort loin du conseil comme de la raison. Nous voulions un peu d' eau, vous nous lâchez la bonde ; l' excès d' un très grand bien devient un mal très grand : le sage arrose doucement, l' insensé tout de suite inonde.

Les deux bacheliers

Deux jeunes bacheliers logés chez un docteur y travailloient avec ardeur à se mettre en état de prendre leurs licences. Là, du matin au soir, en public disputant, prouvant, divisant, ergotant sur la nature et ses substances, l' infini, le fini, l' ame, la volonté, les sens, le libre arbitre et la nécessité, ils en étoient bientôt à ne plus se comprendre : même par là souvent l' on dit qu' ils commençoient, mais c' est alors qu' ils se poussoient les plus beaux arguments ; qui venoit les entendre bouche béante demeuroit, et leur professeur même en extase admiroit. Une nuit qu' ils dormoient dans le grenier du maître sur un grabat commun, voilà mes jeunes gens qui, dans un rêve, pensent être à se disputer sur les bancs. Je démontre, dit l' un. Je distingue, dit l' autre. Or, voici mon dilemme. Ergo, voici le nôtre... à ces mots, nos rêveurs, criants, gesticulants, au lieu de s' en tenir aux simples arguments d' Aristote ou de Scot, soutiennent leur dilemme de coups de poing bien assenés sur le nez. Tous deux sautent du lit dans une rage extrême, se saisissent par les cheveux, tombent, et font tomber pêle-mêle avec eux tous les meubles qu' ils ont, deux chaises, une table, et quatre in-folios écrits sur parchemin. Le professeur arrive, une chandelle en main, à ce tintamarre effroyable : le diable est donc ici ! Dit-il tout hors de soi : comment ! Sans y voir clair et sans savoir pourquoi, vous vous battez ainsi ! Quelle mouche vous pique ? Nous ne nous battons point, disent-ils ; jugez mieux : c' est que nous repassons tous deux nos leçons de métaphysique.

Le rhinocéros et le dromadaire

Un rhinocéros jeune et fort disoit un jour au dromadaire : expliquez-moi, s' il vous plaît, mon cher frere, d' où peut venir pour nous l' injustice du sort. L' homme, cet animal puissant par son adresse, vous recherche avec soin, vous loge, vous chérit, de son pain même vous nourrit, et croit augmenter sa richesse en multipliant votre espece. Je sais bien que sur votre dos vous portez ses enfants, sa femme, ses fardeaux ; que vous êtes léger, doux, sobre, infatigable ; j' en conviens franchement : mais le rhinocéros des mêmes vertus est capable. Je crois même, soit dit sans vous mettre en courroux, que tout l' avantage est pour nous : notre corne et notre cuirasse dans les combats pourroient servir ; et cependant l' homme nous chasse, nous méprise, nous hait, et nous force à le fuir. Ami, répond le dromadaire, de notre sort ne soyez point jaloux ; c' est peu de servir l' homme, il faut encor lui plaire. Vous êtes étonné qu' il nous préfere à vous : mais de cette faveur voici tout le mystere, nous savons plier les genoux.

Le rossignol et le paon

L' aimable et tendre Philomele, voyant commencer les beaux jours, racontoit à l' écho fidele et ses malheurs et ses amours. Le plus beau paon du voisinage, maître et sultan de ce canton, élevant la tête et le ton, vint interrompre son ramage : c' est bien à toi, chantre ennuyeux, avec un si triste plumage, et ce long bec, et ces gros yeux, de vouloir charmer ce bocage ! à la beauté seule il va bien d' oser célébrer la tendresse : de quel droit chantes-tu sans cesse ? Moi, qui suis beau, je ne dis rien. Pardon, répondit Philomele : il est vrai, je ne suis pas belle ; et si je chante dans ce bois, je n' ai de titre que ma voix. Mais vous, dont la noble arrogance m' ordonne de parler plus bas, vous vous taisez par impuissance, et n' avez que vos seuls appas. Ils doivent éblouir sans doute ; est-ce assez pour se faire aimer ? Allez, puisqu' amour n' y voit goutte, c' est l' oreille qu' il faut charmer.

Le lièvre et ses amis

Un lievre de bon caractere vouloit avoir beaucoup d' amis. Beaucoup ! Me direz-vous, c' est une grande affaire ; un seul est rare en ce pays. J' en conviens ; mais mon lievre avoit cette marotte, et ne savoit pas qu' Aristote disoit aux jeunes grecs à son école admis : mes amis, il n' est point d' amis. Sans cesse il s' occupoit d' obliger et de plaire ; s' il passoit un lapin, d' un air doux et civil vîte il couroit à lui : mon cousin, disoit-il, j' ai du beau serpolet tout près de ma taniere, de déjeûner chez moi faites-moi la faveur. S' il voyoit un cheval paître dans la campagne, il alloit l' aborder : peut-être monseigneur a-t-il besoin de boire ; au pied de la montagne je connois un lac transparent qui n' est jamais ridé par le moindre zéphyre : si monseigneur veut, dans l' instant j' aurai l' honneur de l' y conduire. Ainsi, pour tous les animaux, cerfs, moutons, coursiers, daims, taureaux, complaisant, empressé, toujours rempli de zele, il vouloit de chacun faire un ami fidele, et s' en croyoit aimé parcequ' il les aimoit. Certain jour que tranquille en son gîte il dormoit, le bruit du cor l' éveille, il décampe au plus vîte. Quatre chiens s' élancent après, un maudit piqueur les excite ; et voilà notre lievre arpentant les guérets. Il va, tourne, revient, aux mêmes lieux repasse, saute, franchit un long espace pour dévoyer les chiens, et, prompt comme l' éclair, gagne pays, et puis s' arrête. Assis, les deux pattes en l' air, l' oeil et l' oreille au guet, il éleve la tête, cherchant s' il ne voit point quelqu' un de ses amis. Il apperçoit dans des taillis un lapin que toujours il traita comme un frere ; il y court : par pitié, sauve-moi, lui dit-il, donne retraite à ma misere, ouvre-moi ton terrier ; tu vois l' affreux péril... ah ! Que j' en suis fâché ! Répond d' un air tranquille le lapin : je ne puis t' offrir mon logement, ma femme accouche en ce moment, sa famille et la mienne ont rempli mon asyle ; je te plains bien sincèrement : adieu, mon cher ami. Cela dit, il s' échappe ; et voici la meute qui jappe. Le pauvre lievre part. à quelques pas plus loin, il rencontre un taureau que cent fois au besoin il avoit obligé ; tendrement il le prie d' arrêter un moment cette meute en furie qui de ses cornes aura peur. Hélas ! Dit le taureau, ce seroit de grand coeur : mais des génisses la plus belle est seule dans ce bois, je l' entends qui m' appelle ; et tu ne voudrois pas retarder mon bonheur. Disant ces mots, il part. Notre lievre hors d' haleine implore vainement un daim, un cerf dix-cors, ses amis les plus sûrs ; ils l' écoutent à peine, tant ils ont peur du bruit des cors. Le pauvre infortuné, sans force et sans courage, alloit se rendre aux chiens, quand, du milieu du bois, deux chevreuils reposant sous le même feuillage des chasseurs entendent la voix. L' un d' eux se leve et part ; la meute sanguinaire quitte le lievre et court après. En vain le piqueur en colere crie, et jure, et se fâche ; à travers les forêts le chevreuil emmene la chasse, va faire un long circuit, et revient au buisson où l' attendoit son compagnon, qui dans l' instant part à sa place. Celui-ci fait de même, et, pendant tout le jour, les deux chevreuils lancés et quittés tour-à-tour fatiguent la meute obstinée. Enfin les chasseurs tout honteux prennent le bon parti de retourner chez eux ; déja la retraite est sonnée, et les chevreuils rejoints. Le lievre palpitant s' approche, et leur raconte, en les félicitant, que ses nombreux amis, dans ce péril extrême, l' avoient abandonné. Je n' en suis pas surpris, répond un des chevreuils : à quoi bon tant d' amis ? Un seul suffit quand il nous aime.

Le renard qui prêche

Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique, mais instruit, éloquent, disert, et sachant très bien sa logique, se mit à prêcher au désert. Son style étoit fleuri, sa morale excellente. Il prouvoit en trois points que la simplicité, les bonnes moeurs, la probité, donnent à peu de frais cette félicité qu' un monde imposteur nous présente et nous fait payer cher sans la donner jamais. Notre prédicateur n' avoit aucun succès ; personne ne venoit, hors cinq ou six marmotes, ou bien quelques biches dévotes qui vivoient loin du bruit, sans entour, sans faveur, et ne pouvoient pas mettre en crédit l' orateur. Il prit le bon parti de changer de matiere, prêcha contre les ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons, leur soif, leur rage sanguinaire. Tout le monde accourut alors à ses sermons : cerfs, gazelles, chevreuils, y trouvoient mille charmes ; l' auditoire sortoit toujours baigné de larmes ; et le nom du renard devint bientôt fameux. Un loin, roi de la contrée, bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux, de l' entendre fut curieux. Le renard fut charmé de faire son entrée à la cour : il arrive, il prêche, et, cette fois, se surpassant lui-même, il tonne, il épouvante les féroces tyrans des bois, peint la foible innocence à leur aspect tremblante, implorant chaque jour la justice trop lente du maître et du juge des rois. Les courtisans, surpris de tant de hardiesse, se regardoient sans dire rien ; car le roi trouvoit cela bien. La nouveauté par fois fait aimer la rudesse. Au sortir du sermon, le monarque enchanté fit venir le renard : vous avez su me plaire, lui dit-il, vous m' avez montré la vérité ; je vous dois un juste salaire : que me demandez-vous pour prix de vos leçons ? Le renard répondit : sire, quelques dindons.

Le roi Alphonse

Certain roi qui régnoit sur les rives du Tage, et que l' on surnomma le sage , non parcequ' il étoit prudent, mais parcequ' il étoit savant, Alphonse, fut sur-tout un habile astronome. Il connoissoit le ciel bien mieux que son royaume, et quittoit souvent son conseil pour la lune ou pour le soleil. Un soir qu' il retournoit à son observatoire, entouré de ses courtisans, mes amis, disoit-il, enfin j' ai lieu de croire qu' avec mes nouveaux instruments je verrai cette nuit des hommes dans la lune. Votre majesté les verra, répondoit-on ; la chose est même trop commune, elle doit voir mieux que cela. Pendant tous ces discours, un pauvre, dans la rue, s' approche, en demandant humblement, chapeau bas, quelques maravédis : le roi ne l' entend pas, et, sans le regarder, son chemin continue. Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main, toujours renouvelant sa priere importune ; mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour tout refrain, répétoit : je verrai des hommes dans la lune. Enfin le pauvre le saisit par son manteau royal, et gravement lui dit : ce n' est pas de là haut, c' est des lieux où nous sommes que Dieu vous a fait souverain. Regardez à vos pieds ; là vous verrez des hommes, et des hommes manquant de pain.

Le sanglier et les rossignols

Un homme riche, sot et vain, qualités qui par fois marchent de compagnie, croyoit pour tous les arts avoir un goût divin, et pensoit que son or lui donnoit du génie. Chaque jour à sa table on voyoit réunis peintres, sculpteurs, savants, artistes, beaux esprits, qui lui prodiguoient les hommages, lui montroient des dessins, lui lisoient des ouvrages, écoutoient les conseils qu' il daignoit leur donner, et l' appeloient Mécene en mangeant son dîner. Se promenant un soir dans son parc solitaire, suivi d' un jardinier, homme instruit et de sens, il vit un sanglier qui labouroit la terre, comme ils font quelquefois pour aiguiser leurs dents. Autour du sanglier, les merles, les fauvettes, sur-tout les rossignols, voltigeant, s' arrêtant, répétoient à l' envi leurs douces chansonnettes, et le suivoient toujours chantant. L' animal écoutoit l' harmonieux ramage avec la gravité d' un docte connoisseur, baissoit par fois la hure en signe de faveur, ou bien, la secouant, refusoit son suffrage. Qu' est-ce ci ? Dit le financier : comment ! Les chantres du bocage pour leur juge ont choisi cet animal sauvage ! Nenni, répond le jardinier ; de la terre par lui fraîchement labourée sont sortis plusieurs vers, excellente curée qui seule attire ces oiseaux : ils ne se tiennent à sa suite que pour manger ces vermisseaux ; et l' imbécille croit que c' est pour son mérite.

Hercule au ciel

Lorsque le fils d' Alcmene, après ses longs travaux, fut reçu dans le ciel, tous les dieux s' empresserent de venir au devant de ce fameux héros. Mars, Minerve, Vénus, tendrement l' embrasserent. Junon même lui fit un accueil assez doux. Hercule transporté les remercioit tous, quand Plutus, qui vouloit être aussi de la fête, vient d' un air insolent lui présenter la main. Le héros irrité passe en tournant la tête. Mon fils, lui dit alors Jupin, que t' a donc fait ce dieu ? D' où vient que la colere, à son aspect, trouble tes sens ? -c' est que je le connois, mon pere, et presque toujours sur la terre je l' ai vu l' ami des méchants.

Le dervis, la corneille et le faucon

Un de ces pieux solitaires qui, détachant leur coeur des choses d' ici bas, font voeu de renoncer à des biens qu' ils n' ont pas. Pour vivre du bien de leurs freres, un dervis en un mot, s' en alloit mendiant et priant, lorsque les cris plaintifs d' une jeune corneille par des parents cruels laissée en son berceau, presque sans plume encor, vinrent à son oreille. Notre dervis regarde, et voit le pauvre oiseau alongeant sur son nid sa tête demi-nue : dans l' instant, du haut de la nue, un faucon descend vers ce nid, et, le bec rempli de pâture, il apporte sa nourriture à l' orpheline qui gémit. ô du puissant Allah providence adorable ! S' écria le dervis : plutôt qu' un innocent périsse sans secours, tu rends compatissant des oiseaux le moins pitoyable ! Et moi, fils du très-haut, je chercherois mon pain ! Non, par le prophete j' en jure : tranquille désormais, je remets mon destin à celui qui prend soin de toute la nature. Cela dit, le dervis, couché tout de son long, se met à bayer aux corneilles, de la création admire les merveilles, de l' univers l' ordre profond. Le soir vint, notre solitaire eut un peu d' appétit en faisant sa priere : ce n' est rien, disoit-il ; mon souper va venir. Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir ; ce sera pour demain. Le lendemain l' aurore paroît, et point de déjeûner. Ceci commence à l' étonner ; cependant il persiste encore, et croit à chaque instant voir venir son dîner. Personne n' arrivoit ; la journée est finie, et le dervis à jeun voyoit d' un oeil d' envie ce faucon qui venoit toujours nourrir sa pupille chérie. Tout-à-coup il l' entend lui tenir ce discours : tant que vous n' avez pu, ma mie, pourvoir vous-même à vos besoins, de vous j' ai pris de tendres soins ; à présent que vous voilà grande, je ne reviendrai plus. Allah nous recommande les foibles et les malheureux : mais être foible, ou paresseux, c' est une grande différence. Nous ne recevons l' existence qu' afin de travailler pour nous ou pour autrui. De ce devoir sacré quiconque se dispense est puni de la providence par le besoin ou par l' ennui. Le faucon dit et part. Touché de ce langage, le dervis converti reconnoît son erreur, et, gagnant le premier village, se fait valet de laboureur.

La balance de Minos

Minos, ne pouvant plus suffire au fatigant métier d' entendre et de juger chaque ombre descendue au ténébreux empire, imagina, pour abréger, de faire faire une balance où dans l' un des bassins il mettoit à la fois cinq ou six morts, dans l' autre un certain poids qui déterminoit la sentence. Si le poids s' élevoit, alors plus à loisir Minos examinoit l' affaire ; si le poids baissoit au contraire, sans scrupule il faisoit punir. La méthode étoit sûre, expéditive et claire ; Minos s' en trouvoit bien. Un jour, en même temps, au bord du Styx la mort rassemble deux rois, un grand ministre, un héros, trois savants. Minos les fait peser ensemble. Le poids s' éleve, il en met deux, et puis trois, c' est en vain ; quatre ne font pas mieux. Minos, un peu surpris, ôte de la balance ces inutiles poids, cherche un autre moyen ; et, près de là voyant un pauvre homme de bien qui dans un coin obscur attendoit en silence, il le met seul en contrepoids : les six ombres alors s' élevent à la fois.

L'hermine, le castor et le sanglier

Une hermine, un castor, un jeune sanglier, cadets de leur famille, et partant sans fortune, dans l' espoir d' en acquérir une quitterent leur forêt, leur étang, leur hallier. Après un long voyage, après mainte aventure, ils arrivent dans un pays où s' offrent à leurs yeux ravis tous les trésors de la nature, des prés, des eaux, des bois, des vergers pleins de fruits. Nos pélerins, voyant cette terre chérie, éprouvent les mêmes transports qu' énée et ses troyens en découvrant les bords du royaume de Lavinie. Mais ce riche pays étoit de toutes parts entouré d' un marais de bourbe où des serpents et des lésards se jouoit l' effroyable tourbe. Il falloit le passer ; et nos trois voyageurs s' arrêtent sur le bord, étonnés et rêveurs. L' hermine la premiere avance un peu la patte ; elle la retire aussitôt, en arriere elle fait un saut, en disant : mes amis, fuyons en grande hâte ; ce lieu, tout beau qu' il est, ne peut nous convenir, pour arriver là bas il faudroit se salir ; et moi je suis si délicate, qu' une tache me fait mourir. Ma soeur, dit le castor, un peu de patience ; on peut, sans se tacher, quelquefois réussir : il faut alors du temps et de l' intelligence ; nous avons tout cela : pour moi, qui suis maçon, je vais en quinze jours vous bâtir un beau pont sur lequel nous pourrons, sans craindre les morsures de ces vilains serpents, sans gâter nos fourrures, arriver au milieu de ce charmant vallon. Quinze jours ! Ce terme est bien long, répond le sanglier : moi, j' y serai plus vîte ; vous allez voir comment. En prononçant ces mots, le voilà qui se précipite au plus fort du bourbier, s' y plonge jusqu' au dos, à travers les serpents, les lésards, les crapauds, marche, pousse à son but, arrive plein de boue ; et là, tandis qu' il se secoue, jetant à ses amis un regard de dédain : apprenez, leur dit-il, comme on fait son chemin.

Les enfants et les perdreaux

Deux enfants d' un fermier, gentils, espiegles, beaux, mais un peu gâtés par leur pere, cherchant des nids dans leur enclos, trouverent de petits perdreaux qui voletoient après leur mere. Vous jugez de la joie, et comment mes bambins à la troupe qui s' éparpille vont par-tout couper les chemins, et n' ont pas assez de leurs mains pour prendre la pauvre famille ! La perdrix, traînant l' aile, appelant ses petits, tourne en vain, voltige, s' approche ; déja mes jeunes étourdis ont toute sa couvée en poche. Ils veulent partager comme de bons amis ; chacun en garde six, il en reste un treizieme : l' aîné le veut, l' autre le veut aussi. -tirons au doigt mouillé. -parbleu non. -parbleu si. -cede, ou bien tu verras. -mais tu verras toi-même. De propos en propos, l' aîné, peu patient, jette à la tête de son frere le perdreau disputé. Le cadet en colere d' un des siens riposte à l' instant. L' aîné recommence d' autant ; et ce jeu qui leur plaît couvre autour d' eux la terre de pauvres perdreaux palpitants. Le fermier, qui passoit en revenant des champs, voit ce spectacle sanguinaire, accourt, et dit à ses enfants : comment donc ! Petits rois, vos discordes cruelles font que tant d' innocents expirent par vos coups ! De quel droit, s' il vous plaît, dans vos tristes querelles, faut-il que l' on meure pour vous ?

Le perroquet

Un gros perroquet gris, échappé de sa cage, vint s' établir dans un bocage : et là, prenant le ton de nos faux connoisseurs, jugeant tout, blâmant tout, d' un air de suffisance, au chant du rossignol il trouvoit des longueurs, critiquoit sur-tout sa cadence. Le linot, selon lui, ne savoit pas chanter ; la fauvette auroit fait quelque chose peut-être, si de bonne heure il eût été son maître et qu' elle eût voulu profiter. Enfin aucun oiseau n' avoit l' art de lui plaire ; et dès qu' ils commençoient leurs joyeuses chansons, par des coups de sifflet répondant à leurs sons, le perroquet les faisoit taire. Lassés de tant d' affronts, tous les oiseaux du bois viennent lui dire un jour : mais parlez donc, beau sire, vous qui sifflez toujours, faites qu' on vous admire ; sans doute vous avez une brillante voix, daignez chanter pour nous instruire. Le perroquet, dans l' embarras, se gratte un peu la tête, et finit par leur dire : messieurs, je siffle bien, mais je ne chante pas

Le renard déguisé

Un renard plein d' esprit, d' adresse, de prudence, à la cour d' un lion servoit depuis long-temps. Les succès les plus éclatants avoient prouvé son zele et son intelligence. Pour peu qu' on l' employât, toute affaire alloit bien. On le louoit beaucoup, mais sans lui donner rien ; et l' habile renard étoit dans l' indigence. Lassé de servir des ingrats, de réussir toujours sans en être plus gras, il s' enfuit de la cour ; dans un bois solitaire il s' en va trouver son grand-pere, vieux renard retiré, qui jadis fut visir. Là, contant ses exploits, et puis les injustices, les dégoûts qu' il eut à souffrir, il demande pourquoi de si nombreux services n' ont jamais pu rien obtenir. Le bon homme renard, avec sa voix cassée, lui dit : mon cher enfant, la semaine passée, un bléreau mon cousin est mort dans ce terrier : c' est moi qui suis son héritier, j' ai conservé sa peau : mets-la dessus la tienne, et retourne à la cour. Le renard avec peine se soumit au conseil ; affublé de la peau de feu son cousin le bléreau, il va se regarder dans l' eau d' une fontaine, se trouve l' air d' un sot, tel qu' étoit le cousin. Tout honteux, de la cour il reprend le chemin. Mais, quelques mois après, dans un riche équipage, entouré de valets, d' esclaves, de flatteurs, comblé de dons et de faveurs, il vient de sa fortune au vieillard faire hommage : il étoit grand visir. Je te l' avois bien dit, s' écrie alors le vieux grand-pere : mon ami, chez les grands quiconque voudra plaire doit d' abord cacher son esprit.

Le hibou, le chat et l'oison

De jeunes écoliers avoient pris dans un trou un hibou, et l' avoient élevé dans la cour du college. Un vieux chat, un jeune oison, nourris par le portier, étoient en liaison avec l' oiseau ; tous trois avoient le privilege d' aller et de venir par toute la maison. à force d' être dans la classe, ils avoient orné leur esprit, savoient par coeur Denys d' Halicarnasse et tout ce qu' Hérodote et Tite-Live ont dit. Un soir, en disputant (des docteurs c' est l' usage), ils comparoient entre eux les peuples anciens. Ma foi, disoit le chat, c' est aux égyptiens que je donne le prix : c' étoit un peuple sage, un peuple ami des loix, instruit, discret, pieux, rempli de respect pour ses dieux ; cela seul, à mon gré, lui donne l' avantage. J' aime mieux les athéniens, répondoit le hibou : que d' esprit ! Que de grace ! Et dans les combats quelle audace ! Que d' aimables héros parmi leurs citoyens ! A-t-on jamais plus fait avec moins de moyens ? Des nations c' est la premiere. Parbleu ! Dit l' oison en colere, messieurs, je vous trouve plaisants : et les romains, que vous en semble ? Est-il un peuple qui rassemble plus de grandeur, de gloire, et de faits éclatants ? Dans les arts, comme dans la guerre, ils ont surpassé vos amis. Pour moi, ce sont mes favoris ; tout doit céder le pas aux vainqueurs de la terre. Chacun des trois pédants s' obstine en son avis, quand un rat, qui de loin entendoit la dispute, rat savant, qui mangeoit des thêmes dans sa hutte, leur cria : je vois bien d' où viennent vos débats : l' égypte vénéroit les chats, Athenes les hibous, et Rome, au capitole, aux dépens de l' état nourrissoit des oisons : ainsi notre intérêt est toujours la boussole que suivent nos opinions.

Le parricide

Un fils avoit tué son pere. Ce crime affreux n' arrive guere chez les tigres, les ours ; mais l' homme le commet. Ce parricide eut l' art de cacher son forfait, nul ne le soupçonna : farouche et solitaire, il fuyoit les humains, il vivoit dans les bois, espérant échapper aux remords comme aux loix. Certain jour on le vit détruire à coups de pierre un malheureux nid de moineaux. Eh ! Que vous ont fait ces oiseaux ? Lui demande un passant : pourquoi tant de colere ? Ce qu' ils m' ont fait ? Répond le criminel : ces oisillons menteurs, que confonde le ciel, me reprochent d' avoir assassiné mon pere. Le passant le regarde ; il se trouble, il pâlit, sur son front son crime se lit : conduit devant le juge, il l' avoue et l' expie. ô des vertus derniere amie, toi qu' on voudroit en vain éviter ou tromper, conscience terrible, on ne peut t' échapper !

L'amour et sa mère

Quand la belle Vénus, sortant du sein des mers, promena ses regards sur la plaine profonde, elle se crut d' abord seule dans l' univers ; mais près d' elle aussitôt l' amour naquit de l' onde. Vénus lui fit un signe, il embrassa Vénus ; et, se reconnoissant sans s' être jamais vus, tous deux sur un dauphin voguerent vers la plage. Comme ils approchoient du rivage, l' amour, qu' elle portoit, s' échappe de ses bras, et lance plusieurs traits en criant : terre ! Terre ! Que faites-vous, mon fils ? Lui dit alors sa mere. Maman, répondit-il, j' entre dans mes états.

Le savant et le fermier

Que j' aime les héros dont je conte l' histoire ! Et qu' à m' occuper d' eux je trouve de douceur ! J' ignore s' ils pourront m' acquérir de la gloire ; mais je sais qu' ils font mon bonheur. Avec les animaux je veux passer ma vie ; ils sont si bonne compagnie ! Je conviens cependant, et c' est avec douleur, que tous n' ont pas le même coeur. Plusieurs que l' on connoît, sans qu' ici je les nomme, de nos vices ont bonne part : mais je les trouve encor moins dangereux que l' homme ; et frippon pour frippon je préfere un renard. C' est ainsi que pensoit un sage, un bon fermier de mon pays. Depuis quatre-vingts ans, de tout le voisinage on venoit écouter et suivre ses avis. Chaque mot qu' il disoit étoit une sentence. Son exemple sur-tout aidoit son éloquence ; et lorsqu' environné de ses quarante enfants, fils, petits-fils, brus, gendres, filles, il jugeoit les procès ou régloit les familles, nul n' eût osé mentir devant ses cheveux blancs. Je me souviens qu' un jour dans son champêtre asyle il vint un savant de la ville qui dit au bon vieillard : mon pere, enseignez-moi dans quel auteur, dans quel ouvrage, vous apprîtes l' art d' être sage. Chez quelle nation, à la cour de quel roi, avez-vous été, comme Ulysse, prendre des leçons de justice ? Suivez-vous de Zénon la rigoureuse loi ? Avez-vous embrassé la secte d' épicure, celle de Pythagore ou du divin Platon ? De tous ces messieurs-là je ne sais pas le nom, répondit le vieillard : mon livre est la nature ; et mon unique précepteur, c' est mon coeur. Je vois les animaux, j' y trouve le modele des vertus que je dois chérir : la colombe m' apprit à devenir fidele ; en voyant la fourmi j' amassai pour jouir ; mes boeufs m' enseignent la constance, mes brebis la douceur, mes chiens la vigilance ; et si j' avois besoin d' avis pour aimer mes filles, mes fils, la poule et ses poussins me serviroient d' exemple. Ainsi dans l' univers tout ce que je contemple m' avertit d' un devoir qu' il m' est doux de remplir. Je fais souvent du bien pour avoir du plaisir, j' aime et je suis aimé, mon ame est tendre et pure, et toujours selon ma mesure ma raison sait régler mes voeux : j' observe et je suis la nature, c' est mon secret pour être heureux.

L'écureuil, le chien et le renard

Un gentil écureuil étoit le camarade, le tendre ami d' un beau danois. Un jour qu' ils voyageoient comme Oreste et Pylade, la nuit les surprit dans un bois. En ce lieu point d' auberge ; ils eurent de la peine à trouver où se bien coucher. Enfin le chien se mit dans le creux d' un vieux chêne, et l' écureuil plus haut grimpa pour se nicher. Vers minuit, c' est l' heure des crimes, long-temps après que nos amis en se disant bon soir se furent endormis, voici qu' un vieux renard affamé de victimes arrive au pied de l' arbre, et, levant le museau, voit l' écureuil sur un rameau. Il le mange des yeux, humecte de sa langue ses levres qui de sang brûlent de s' abreuver ; mais jusqu' à l' écureuil il ne peut arriver : il faut donc par une harangue l' engager à descendre ; et voici son discours : ami, pardonnez, je vous prie, si de votre sommeil j' ose troubler le cours : mais le pieux transport dont mon ame est remplie ne peut se contenir ; je suis votre cousin germain : votre mere étoit soeur de feu mon digne pere. Cet honnête homme, hélas ! à son heure derniere, m' a tant recommandé de chercher son neveu pour lui donner moitié du peu qu' il m' a laissé de bien ! Venez donc, mon cher frere, venez, par un embrassement, combler le doux plaisir que mon ame ressent. Si je pouvois monter jusqu' aux lieux où vous êtes, oh ! J' y serois déja, soyez-en bien certain. Les écureuils ne sont pas bêtes, et le mien étoit fort malin ; il reconnoît le patelin, et répond d' un ton doux : je meurs d' impatience de vous embrasser, mon cousin ; je descends : mais, pour mieux lier la connoissance, je veux vous présenter mon plus fidele ami, un parent qui prit soin de nourrir mon enfance ; il dort dans ce trou-là : frappez un peu ; je pense que vous serez charmé de le connoître aussi. Aussitôt maître renard frappe, croyant en manger deux : mais le fidele chien s' élance de l' arbre, le happe, et vous l' étrangle bel et bien. Ceci prouve deux points : d' abord, qu' il est utile dans la douce amitié de placer son bonheur ; puis, qu' avec de l' esprit il est souvent facile au piege qu' il nous tend de surprendre un trompeur.

Le courtisan et le Dieu Protée

On en veut trop aux courtisans ; on va criant par-tout qu' à l' état inutiles pour leur seul intérêt ils se montrent habiles : ce sont discours de médisants. J' ai lu, je ne sais où, qu' autrefois en Syrie ce fut un courtisan qui sauva sa patrie. Voici comment : dans le pays la peste avoit été portée, et ne devoit cesser que quand le dieu Protée diroit là-dessus son avis. Ce dieu, comme l' on sait, n' est pas facile à vivre : pour le faire parler il faut long-temps le suivre, près de son antre l' épier, le surprendre, et puis le lier, malgré la figure effrayante qu' il prend et quitte à volonté. Certain vieux courtisan, par le roi député, devant le dieu marin tout-à-coup se présente. Celui-ci, surpris, irrité, se change en noir serpent ; sa gueule empoisonnée lance et retire un dard messager du trépas, tandis que, dans sa marche oblique et détournée, il glisse sur lui-même et d' un pli fait un pas. Le courtisan sourit : je connois cette allure, dit-il, et mieux que toi je sais mordre et ramper. Il court alors pour l' attraper : mais le dieu change de figure ; il devient tour-à-tour loup, singe, lynx, renard. Tu veux me vaincre dans mon art, disoit le courtisan : mais, depuis mon enfance, plus que ces animaux avide, adroit, rusé, chacun de ces tours-là pour moi se trouve usé. Changer d' habit, de moeurs, même de conscience ; je ne vois rien là que d' aisé. Lors il saisit le dieu, le lie, arrache son oracle, et retourne vainqueur. Ce trait nous prouve, ami lecteur, combien un courtisan peut servir la patrie.

Le hibou et le pigeon

Que mon sort est affreux ! S' écrioit un hibou : vieux, infirme, souffrant, accablé de misere, je suis isolé sur la terre, et jamais un oiseau n' est venu dans mon trou consoler un moment ma douleur solitaire. Un pigeon entendit ces mots, et courut auprès du malade : hélas ! Mon pauvre camarade, lui dit-il, je plains bien vos maux. Mais je ne comprends pas qu' un hibou de votre âge soit sans épouse, sans parents, sans enfants ou petits-enfants. N' avez-vous point serré les noeuds du mariage pendant le cours de vos beaux ans ? Le hibou répondit : non vraiment, mon cher frere : me marier ! Et pourquoi faire ? J' en connoissois trop le danger. Vouliez-vous que je prisse une jeune chouette, bien étourdie et bien coquette, qui me trahît sans cesse ou me fît enrager, qui me donnât des fils d' un méchant caractere, ingrats, menteurs, mauvais sujets, desirant en secret le trépas de leur pere ? Car c' est ainsi qu' ils sont tous faits. Pour des parents, je n' en ai guere, et ne les vis jamais : ils sont durs, exigeants, pour le moindre sujet s' irritent, n' aiment que ceux dont ils héritent ; encor ne faut-il pas qu' ils attendent long-temps. Tout frere ou tout cousin nous déteste et nous pille. Je ne suis pas de votre avis, répondit le pigeon : mais parlons des amis ; des orphelins c' est la famille : vous avez dû près d' eux trouver quelques douceurs. -les amis ! Ils sont tous trompeurs. J' ai connu deux hibous qui tendrement s' aimerent pendant quinze ans, et, certain jour, pour une souris s' égorgerent. Je crois à l' amitié moins encor qu' à l' amour. -mais ainsi, Dieu me le pardonne ! Vous n' avez donc aimé personne ? -ma foi, non, soit dit entre nous. -en ce cas-là, mon cher, de quoi vous plaignez-vous ?

La vipère et la sang-sue

La vipere disoit un jour à la sang-sue : que notre sort est différent ! On vous cherche, on me fuit, si l' on peut on me tue ; et vous, aussitôt qu' on vous prend, loin de craindre votre blessure, l' homme vous donne de son sang une ample et bonne nourriture : cependant vous et moi faisons même piquure. La citoyenne de l' étang répond : oh que nenni, ma chere ; la vôtre fait du mal, la mienne est salutaire. Par moi plus d' un malade obtient sa guérison, par vous tout homme sain trouve une mort cruelle. Entre nous deux, je crois, la différence est belle : je suis remede, et vous poison. Cette fable aisément s' explique : c' est la satire et la critique.

Le pacha et le dervis

Un arabe à Marseille autrefois m' a conté qu' un pacha turc dans sa patrie vint porter certain jour un coffret cacheté au plus sage dervis qui fût en Arabie. Ce coffret, lui dit-il, renferme des rubis, des diamants d' un très grand prix : c' est un présent que je veux faire à l' homme que tu jugeras être le plus fou de la terre. Cherche bien, tu le trouveras. Muni de son coffret, notre bon solitaire s' en va courir le monde. Avoit-il donc besoin d' aller loin ? L' embarras de choisir étoit sa grande affaire : des fous toujours plus fous venoient de toutes parts se présenter à ses regards. Notre pauvre dépositaire pour l' offrir à chacun saisissoit le coffret : mais un pressentiment secret lui conseilloit de n' en rien faire, l' assuroit qu' il trouveroit mieux. Errant ainsi de lieux en lieux, embarrassé de son message, enfin, après un long voyage, notre homme et le coffret arrivent un matin dans la ville de Constantin. Il trouve tout le peuple en joie : que s' est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman ; c' est notre grand visir que le sultan envoie, au moyen d' un lacet de soie, porter au prophete un firman. Le peuple rit toujours de ces sortes d' affaires ; et, comme ce sont des miseres, notre empereur souvent lui donne ce plaisir. -souvent ? -oui. -c' est fort bien ; votre nouveau visir est-il nommé ? -sans doute : et le voilà qui passe. Le dervis, à ces mots, court, traverse la place, arrive, et reconnoît le pacha son ami. Bon ! Te voilà ! Dit celui-ci : et le coffret ? -seigneur, j' ai parcouru l' Asie ; j' ai vu des fous parfaits, mais sans oser choisir : aujourd' hui ma course est finie ; daignez l' accepter, grand visir.