Fables de Jean-Pierre Claris de {#Florian}
(3)
Le danseur de corde
Sur la corde tendue un jeune voltigeur apprenoit à danser ; et déja son
adresse, ses tours de force, de souplesse, faisoient venir maint spectateur.
Sur son étroit chemin on le voit qui s' avance, le balancier en main, l'
air libre, le corps droit, hardi, léger autant qu' adroit ; il s' éleve,
descend, va, vient, plus haut s' élance, retombe, remonte en cadence, et,
semblable à certains oiseaux qui rasent en volant la surface des eaux, son
pied touche, sans qu' on le voie, à la corde qui plie et dans l' air le
renvoie. Notre jeune danseur, tout fier de son talent, dit un jour : à quoi
bon ce balancier pesant qui me fatigue et m' embarrasse ? Si je dansois
sans lui, j' aurois bien plus de grace, de force et de légèreté. Aussitôt
fait que dit. Le balancier jeté, notre étourdi chancelle, étend les bras,
et tombe. Il se cassa le nez, et tout le monde en rit. Jeunes gens, jeunes
gens, ne vous a-t-on pas dit que sans regle et sans frein tôt ou tard on
succombe ? La vertu, la raison, les loix, l' autorité, dans vos desirs fougueux
vous causent quelque peine ; c' est le balancier qui vous gêne, mais qui
fait votre sûreté.
La jeune poule et le vieux renard
Une poulette jeune et sans expérience, en trottant, cloquetant, grattant,
se trouva, je ne sais comment, fort loin du poulailler, berceau de son enfance.
Elle s' en apperçut qu' il étoit déja tard. Comme elle y retournoit, voici
qu' un vieux renard à ses yeux troublés se présente. La pauvre poulette
tremblante recommanda son ame à Dieu. Mais le renard, s' approchant d' elle,
lui dit : hélas ! Mademoiselle, votre frayeur m' étonne peu ; c' est la
faute de mes confreres, gens de sac et de corde, infâmes ravisseurs, dont
les appétits sanguinaires ont rempli la terre d' horreurs. Je ne puis les
changer, mais du moins je travaille à préserver par mes conseils l' innocente
et foible volaille des attentats de mes pareils. Je ne me trouve heureux
qu' en me rendant utile ; et j' allois de ce pas jusques dans votre asyle
pour avertir vos soeurs qu' il court un mauvais bruit, c' est qu' un certain
renard méchant autant qu' habile doit vous attaquer cette nuit. Je viens
veiller pour vous. La crédule innocente vers le poulailler le conduit :
à peine est-il dans ce réduit, qu' il tue, étrangle, égorge, et sa griffe
sanglante entasse les mourants sur la terre étendus, comme fit Diomede au
quartier de Rhésus. Il croqua tout, grandes, petites, coqs, poulets et chapons
; tout périt sous ses dents. La pire espece de méchants est celle des vieux
hypocrites.
Les deux persans
Cette pauvre raison dont l' homme est si jaloux n' est qu' un pâle flambeau
qui jette autour de nous une triste et foible lumiere ; pardelà c' est la
nuit : le mortel téméraire qui veut y pénétrer marche sans savoir où. Mais
ne point profiter de ce bienfait suprême, éteindre son esprit, et s' aveugler
soi-même, c' est un autre excès non moins fou. En Perse il fut jadis deux
freres, adorant le soleil, suivant l' antique loi. L' un d' eux, chancelant
dans sa foi, n' estimant rien que ses chimeres, prétendoit méditer, connoître,
approfondir de son dieu la sublime essence ; et du matin au soir, afin d'
y parvenir, l' oeil toujours attaché sur l' astre qu' il encense ; il vouloit
expliquer le secret de ses feux. Le pauvre philosophe y perdit les deux
yeux ; et dès lors du soleil il nia l' existence. L' ntre étoit crédule
et bigot ; effrayé du sort de son frere, il y vit de l' esprit l' abus trop
ordinaire, et mit tous ses efforts à devenir un sot. On vient à bout de
tout ; le pauvre solitaire avoit peu de chemin à faire, il fut content de
lui bientôt. Mais, de peur d' offenser l' astre qui nous éclaire en portant
jusqu' à lui des regards indiscrets, il se fit un trou sous la terre, et
condamna ses yeux à ne le voir jamais. Humains, pauvres humains, jouissez
des bienfaits d' un dieu que vainement la raison veut comprendre, mais que
l' on voit par-tout, mais qui parle à nos coeurs. Sans vouloir deviner ce
qu' on ne peut apprendre, sans rejeter les dons que sa main sait répandre,
employons notre esprit à devenir meilleurs. Nos vertus au très-haut sont
le plus digne hommage, et l' homme juste est le seul sage.
Myson
Myson fut connu dans la Grece par son amour pour la sagesse ; pauvre, libre,
content, sans soins, sans embarras, il vivoit dans les bois, seul, méditant
sans cesse, et par fois riant aux éclats. Un jour deux grecs vinrent lui
dire : de ta gaîté, Myson, nous sommes tous surpris : tu vis seul ; comment
peux-tu rire ? Vraiment, répondit-il, voilà pourquoi je ris.
Les singes et le léopard
Des singes dans un bois jouoient à la main chaude ; certaine guenon mauricaude,
assise gravement, tenoit sur ses genoux la tête de celui qui, courbant son
échine, sur sa main recevoit les coups. On frappoit fort, et puis devine
! Il ne devinoit point ; c' étoit alors des ris, des sauts, des gambades,
des cris. Attiré par le bruit du fond de sa taniere, un jeune léopard, prince
assez débonnaire, se présente au milieu de nos singes joyeux. Tout tremble
à son aspect. Continuez vos jeux, leur dit le léopard, je n' en veux à personne
: rassurez-vous, j' ai l' ame bonne ; et je viens même ici, comme particulier,
à vos plaisirs m' associer. Jouons, je suis de la partie. Ah ! Monseigneur,
quelle bonté ! Quoi ! Votre altesse veut, quittant sa dignité, descendre
jusqu' à nous ! -oui, c' est ma fantaisie. Mon altesse eut toujours de la
philosophie, et sait que tous les animaux sont égaux. Jouons donc, mes amis
; jouons, je vous en prie. Les singes enchantés crurent à ce discours, comme
l' on y croira toujours. Toute la troupe joviale se remet à jouer : l' un
d' entre eux tend la main, le léopard frappe, et soudain on voit couler
du sang sous la griffe royale. Le singe cette fois devina qui frappoit ;
mais il s' en alla sans le dire. Ses compagnons faisoient semblant de rire,
et le léopard seul rioit. Bientôt chacun s' excuse et s' échappe à la hâte
en se disant entre leurs dents : ne jouons point avec les grands, le plus
doux a toujours des griffes à la patte .
L'inondation
Des laboureurs vivoient paisibles et contents dans un riche et nombreux
village ; dès l' aurore ils alloient travailler à leurs champs, le soir
ils revenoient chantants au sein d' un tranquille ménage ; et la nature
bonne et sage, pour prix de leurs travaux, leur donnoit tous les ans de
beaux bleds et de beaux enfants. Mais il faut bien souffrir, c' est notre
destinée. Or il arriva qu' une année, dans le mois où le blond Phébus s'
en va faire visite au brûlant Sirius, la terre, de sucs épuisée, ouvrant
de toutes parts son sein, haletoit sous un ciel d' airain. Point de pluie
et point de rosée. Sur un sol crevassé l' on voit noircir le grain, les
épis sont brûlés, et leurs têtes penchées tombent sur leurs tiges séchées.
On trembla de mourir de faim ; la commune s' assemble. En hâte on délibere
; et chacun, comme à l' ordinaire, parle beaucoup et rien ne dit. Enfin
quelques vieillards, gens de sens et d' esprit, proposerent un parti sage
: mes amis, dirent-ils, d' ici vous pouvez voir ce mont peu distant du village
; là se trouve un grand lac, immense réservoir des souterraines eaux qui
s' y font un passage. Allez saigner ce lac ; mais sachez ménager un petit
nombre de saignées, afin qu' à votre gré vous puissiez diriger ces bienfaisantes
eaux dans vos terres baignées. Juste quand il faudra nous les arrêterons.
Prenez bien garde au moins... oui, oui, courons, courons, s' écrie aussitôt
l' assemblée. Et voilà mille jeunes gens armés d' hoyaux, de pics, et d'
autres instruments, qui volent vers le lac : la terre est travaillée tout
autour de ses bords ; on perce en cent endroits à la fois ; d' un morceau
de terrain chaque ouvrier se charge : courage ! Allons ! Point de repos
! L' ouverture jamais ne peut être assez large. Cela fut bientôt fait. Avant
la nuit, les eaux, tombant de tout leur poids sur leur digue affoiblie,
de par-tout roulent à grands flots. Transports et compliments de la troupe
ébahie, qui s' admire dans ses travaux. Le lendemain matin ce ne fut pas
de même : on voit flotter les bleds sur un océan d' eau ; pour sortir du
village il faut prendre un bateau ; tout est perdu, noyé. La douleur est
extrême, on s' en prend aux vieillards : c' est vous, leur disoit-on, qui
nous coûtez notre moisson ; votre maudit conseil... il étoit salutaire,
répondit un d' entre eux ; mais ce qu' on vient de faire est fort loin du
conseil comme de la raison. Nous voulions un peu d' eau, vous nous lâchez
la bonde ; l' excès d' un très grand bien devient un mal très grand : le
sage arrose doucement, l' insensé tout de suite inonde.
Les deux bacheliers
Deux jeunes bacheliers logés chez un docteur y travailloient avec ardeur
à se mettre en état de prendre leurs licences. Là, du matin au soir, en
public disputant, prouvant, divisant, ergotant sur la nature et ses substances,
l' infini, le fini, l' ame, la volonté, les sens, le libre arbitre et la
nécessité, ils en étoient bientôt à ne plus se comprendre : même par là
souvent l' on dit qu' ils commençoient, mais c' est alors qu' ils se poussoient
les plus beaux arguments ; qui venoit les entendre bouche béante demeuroit,
et leur professeur même en extase admiroit. Une nuit qu' ils dormoient dans
le grenier du maître sur un grabat commun, voilà mes jeunes gens qui, dans
un rêve, pensent être à se disputer sur les bancs. Je démontre, dit l' un.
Je distingue, dit l' autre. Or, voici mon dilemme. Ergo, voici le nôtre...
à ces mots, nos rêveurs, criants, gesticulants, au lieu de s' en tenir aux
simples arguments d' Aristote ou de Scot, soutiennent leur dilemme de coups
de poing bien assenés sur le nez. Tous deux sautent du lit dans une rage
extrême, se saisissent par les cheveux, tombent, et font tomber pêle-mêle
avec eux tous les meubles qu' ils ont, deux chaises, une table, et quatre
in-folios écrits sur parchemin. Le professeur arrive, une chandelle en main,
à ce tintamarre effroyable : le diable est donc ici ! Dit-il tout hors de
soi : comment ! Sans y voir clair et sans savoir pourquoi, vous vous battez
ainsi ! Quelle mouche vous pique ? Nous ne nous battons point, disent-ils
; jugez mieux : c' est que nous repassons tous deux nos leçons de métaphysique.
Le rhinocéros et le dromadaire
Un rhinocéros jeune et fort disoit un jour au dromadaire : expliquez-moi,
s' il vous plaît, mon cher frere, d' où peut venir pour nous l' injustice
du sort. L' homme, cet animal puissant par son adresse, vous recherche avec
soin, vous loge, vous chérit, de son pain même vous nourrit, et croit augmenter
sa richesse en multipliant votre espece. Je sais bien que sur votre dos
vous portez ses enfants, sa femme, ses fardeaux ; que vous êtes léger, doux,
sobre, infatigable ; j' en conviens franchement : mais le rhinocéros des
mêmes vertus est capable. Je crois même, soit dit sans vous mettre en courroux,
que tout l' avantage est pour nous : notre corne et notre cuirasse dans
les combats pourroient servir ; et cependant l' homme nous chasse, nous
méprise, nous hait, et nous force à le fuir. Ami, répond le dromadaire,
de notre sort ne soyez point jaloux ; c' est peu de servir l' homme, il
faut encor lui plaire. Vous êtes étonné qu' il nous préfere à vous : mais
de cette faveur voici tout le mystere, nous savons plier les genoux.
Le rossignol et le paon
L' aimable et tendre Philomele, voyant commencer les beaux jours, racontoit
à l' écho fidele et ses malheurs et ses amours. Le plus beau paon du voisinage,
maître et sultan de ce canton, élevant la tête et le ton, vint interrompre
son ramage : c' est bien à toi, chantre ennuyeux, avec un si triste plumage,
et ce long bec, et ces gros yeux, de vouloir charmer ce bocage ! à la beauté
seule il va bien d' oser célébrer la tendresse : de quel droit chantes-tu
sans cesse ? Moi, qui suis beau, je ne dis rien. Pardon, répondit Philomele
: il est vrai, je ne suis pas belle ; et si je chante dans ce bois, je n'
ai de titre que ma voix. Mais vous, dont la noble arrogance m' ordonne de
parler plus bas, vous vous taisez par impuissance, et n' avez que vos seuls
appas. Ils doivent éblouir sans doute ; est-ce assez pour se faire aimer
? Allez, puisqu' amour n' y voit goutte, c' est l' oreille qu' il faut charmer.
Le lièvre et ses amis
Un lievre de bon caractere vouloit avoir beaucoup d' amis. Beaucoup ! Me
direz-vous, c' est une grande affaire ; un seul est rare en ce pays. J'
en conviens ; mais mon lievre avoit cette marotte, et ne savoit pas qu'
Aristote disoit aux jeunes grecs à son école admis : mes amis, il n' est
point d' amis. Sans cesse il s' occupoit d' obliger et de plaire ; s' il
passoit un lapin, d' un air doux et civil vîte il couroit à lui : mon cousin,
disoit-il, j' ai du beau serpolet tout près de ma taniere, de déjeûner chez
moi faites-moi la faveur. S' il voyoit un cheval paître dans la campagne,
il alloit l' aborder : peut-être monseigneur a-t-il besoin de boire ; au
pied de la montagne je connois un lac transparent qui n' est jamais ridé
par le moindre zéphyre : si monseigneur veut, dans l' instant j' aurai l'
honneur de l' y conduire. Ainsi, pour tous les animaux, cerfs, moutons,
coursiers, daims, taureaux, complaisant, empressé, toujours rempli de zele,
il vouloit de chacun faire un ami fidele, et s' en croyoit aimé parcequ'
il les aimoit. Certain jour que tranquille en son gîte il dormoit, le bruit
du cor l' éveille, il décampe au plus vîte. Quatre chiens s' élancent après,
un maudit piqueur les excite ; et voilà notre lievre arpentant les guérets.
Il va, tourne, revient, aux mêmes lieux repasse, saute, franchit un long
espace pour dévoyer les chiens, et, prompt comme l' éclair, gagne pays,
et puis s' arrête. Assis, les deux pattes en l' air, l' oeil et l' oreille
au guet, il éleve la tête, cherchant s' il ne voit point quelqu' un de ses
amis. Il apperçoit dans des taillis un lapin que toujours il traita comme
un frere ; il y court : par pitié, sauve-moi, lui dit-il, donne retraite
à ma misere, ouvre-moi ton terrier ; tu vois l' affreux péril... ah ! Que
j' en suis fâché ! Répond d' un air tranquille le lapin : je ne puis t'
offrir mon logement, ma femme accouche en ce moment, sa famille et la mienne
ont rempli mon asyle ; je te plains bien sincèrement : adieu, mon cher ami.
Cela dit, il s' échappe ; et voici la meute qui jappe. Le pauvre lievre
part. à quelques pas plus loin, il rencontre un taureau que cent fois au
besoin il avoit obligé ; tendrement il le prie d' arrêter un moment cette
meute en furie qui de ses cornes aura peur. Hélas ! Dit le taureau, ce seroit
de grand coeur : mais des génisses la plus belle est seule dans ce bois,
je l' entends qui m' appelle ; et tu ne voudrois pas retarder mon bonheur.
Disant ces mots, il part. Notre lievre hors d' haleine implore vainement
un daim, un cerf dix-cors, ses amis les plus sûrs ; ils l' écoutent à peine,
tant ils ont peur du bruit des cors. Le pauvre infortuné, sans force et
sans courage, alloit se rendre aux chiens, quand, du milieu du bois, deux
chevreuils reposant sous le même feuillage des chasseurs entendent la voix.
L' un d' eux se leve et part ; la meute sanguinaire quitte le lievre et
court après. En vain le piqueur en colere crie, et jure, et se fâche ; à
travers les forêts le chevreuil emmene la chasse, va faire un long circuit,
et revient au buisson où l' attendoit son compagnon, qui dans l' instant
part à sa place. Celui-ci fait de même, et, pendant tout le jour, les deux
chevreuils lancés et quittés tour-à-tour fatiguent la meute obstinée. Enfin
les chasseurs tout honteux prennent le bon parti de retourner chez eux ;
déja la retraite est sonnée, et les chevreuils rejoints. Le lievre palpitant
s' approche, et leur raconte, en les félicitant, que ses nombreux amis,
dans ce péril extrême, l' avoient abandonné. Je n' en suis pas surpris,
répond un des chevreuils : à quoi bon tant d' amis ? Un seul suffit quand
il nous aime.
Le renard qui prêche
Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique, mais instruit, éloquent,
disert, et sachant très bien sa logique, se mit à prêcher au désert. Son
style étoit fleuri, sa morale excellente. Il prouvoit en trois points que
la simplicité, les bonnes moeurs, la probité, donnent à peu de frais cette
félicité qu' un monde imposteur nous présente et nous fait payer cher sans
la donner jamais. Notre prédicateur n' avoit aucun succès ; personne ne
venoit, hors cinq ou six marmotes, ou bien quelques biches dévotes qui vivoient
loin du bruit, sans entour, sans faveur, et ne pouvoient pas mettre en crédit
l' orateur. Il prit le bon parti de changer de matiere, prêcha contre les
ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons, leur soif,
leur rage sanguinaire. Tout le monde accourut alors à ses sermons : cerfs,
gazelles, chevreuils, y trouvoient mille charmes ; l' auditoire sortoit
toujours baigné de larmes ; et le nom du renard devint bientôt fameux. Un
loin, roi de la contrée, bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux,
de l' entendre fut curieux. Le renard fut charmé de faire son entrée à la
cour : il arrive, il prêche, et, cette fois, se surpassant lui-même, il
tonne, il épouvante les féroces tyrans des bois, peint la foible innocence
à leur aspect tremblante, implorant chaque jour la justice trop lente du
maître et du juge des rois. Les courtisans, surpris de tant de hardiesse,
se regardoient sans dire rien ; car le roi trouvoit cela bien. La nouveauté
par fois fait aimer la rudesse. Au sortir du sermon, le monarque enchanté
fit venir le renard : vous avez su me plaire, lui dit-il, vous m' avez montré
la vérité ; je vous dois un juste salaire : que me demandez-vous pour prix
de vos leçons ? Le renard répondit : sire, quelques dindons.
Le roi Alphonse
Certain roi qui régnoit sur les rives du Tage, et que l' on surnomma le
sage , non parcequ' il étoit prudent, mais parcequ' il étoit savant, Alphonse,
fut sur-tout un habile astronome. Il connoissoit le ciel bien mieux que
son royaume, et quittoit souvent son conseil pour la lune ou pour le soleil.
Un soir qu' il retournoit à son observatoire, entouré de ses courtisans,
mes amis, disoit-il, enfin j' ai lieu de croire qu' avec mes nouveaux instruments
je verrai cette nuit des hommes dans la lune. Votre majesté les verra, répondoit-on
; la chose est même trop commune, elle doit voir mieux que cela. Pendant
tous ces discours, un pauvre, dans la rue, s' approche, en demandant humblement,
chapeau bas, quelques maravédis : le roi ne l' entend pas, et, sans le regarder,
son chemin continue. Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main, toujours
renouvelant sa priere importune ; mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour
tout refrain, répétoit : je verrai des hommes dans la lune. Enfin le pauvre
le saisit par son manteau royal, et gravement lui dit : ce n' est pas de
là haut, c' est des lieux où nous sommes que Dieu vous a fait souverain.
Regardez à vos pieds ; là vous verrez des hommes, et des hommes manquant
de pain.
Le sanglier et les rossignols
Un homme riche, sot et vain, qualités qui par fois marchent de compagnie,
croyoit pour tous les arts avoir un goût divin, et pensoit que son or lui
donnoit du génie. Chaque jour à sa table on voyoit réunis peintres, sculpteurs,
savants, artistes, beaux esprits, qui lui prodiguoient les hommages, lui
montroient des dessins, lui lisoient des ouvrages, écoutoient les conseils
qu' il daignoit leur donner, et l' appeloient Mécene en mangeant son dîner.
Se promenant un soir dans son parc solitaire, suivi d' un jardinier, homme
instruit et de sens, il vit un sanglier qui labouroit la terre, comme ils
font quelquefois pour aiguiser leurs dents. Autour du sanglier, les merles,
les fauvettes, sur-tout les rossignols, voltigeant, s' arrêtant, répétoient
à l' envi leurs douces chansonnettes, et le suivoient toujours chantant.
L' animal écoutoit l' harmonieux ramage avec la gravité d' un docte connoisseur,
baissoit par fois la hure en signe de faveur, ou bien, la secouant, refusoit
son suffrage. Qu' est-ce ci ? Dit le financier : comment ! Les chantres
du bocage pour leur juge ont choisi cet animal sauvage ! Nenni, répond le
jardinier ; de la terre par lui fraîchement labourée sont sortis plusieurs
vers, excellente curée qui seule attire ces oiseaux : ils ne se tiennent
à sa suite que pour manger ces vermisseaux ; et l' imbécille croit que c'
est pour son mérite.
Hercule au ciel
Lorsque le fils d' Alcmene, après ses longs travaux, fut reçu dans le ciel,
tous les dieux s' empresserent de venir au devant de ce fameux héros. Mars,
Minerve, Vénus, tendrement l' embrasserent. Junon même lui fit un accueil
assez doux. Hercule transporté les remercioit tous, quand Plutus, qui vouloit
être aussi de la fête, vient d' un air insolent lui présenter la main. Le
héros irrité passe en tournant la tête. Mon fils, lui dit alors Jupin, que
t' a donc fait ce dieu ? D' où vient que la colere, à son aspect, trouble
tes sens ? -c' est que je le connois, mon pere, et presque toujours sur
la terre je l' ai vu l' ami des méchants.
Le dervis, la corneille et le faucon
Un de ces pieux solitaires qui, détachant leur coeur des choses d' ici bas,
font voeu de renoncer à des biens qu' ils n' ont pas. Pour vivre du bien
de leurs freres, un dervis en un mot, s' en alloit mendiant et priant, lorsque
les cris plaintifs d' une jeune corneille par des parents cruels laissée
en son berceau, presque sans plume encor, vinrent à son oreille. Notre dervis
regarde, et voit le pauvre oiseau alongeant sur son nid sa tête demi-nue
: dans l' instant, du haut de la nue, un faucon descend vers ce nid, et,
le bec rempli de pâture, il apporte sa nourriture à l' orpheline qui gémit.
ô du puissant Allah providence adorable ! S' écria le dervis : plutôt qu'
un innocent périsse sans secours, tu rends compatissant des oiseaux le moins
pitoyable ! Et moi, fils du très-haut, je chercherois mon pain ! Non, par
le prophete j' en jure : tranquille désormais, je remets mon destin à celui
qui prend soin de toute la nature. Cela dit, le dervis, couché tout de son
long, se met à bayer aux corneilles, de la création admire les merveilles,
de l' univers l' ordre profond. Le soir vint, notre solitaire eut un peu
d' appétit en faisant sa priere : ce n' est rien, disoit-il ; mon souper
va venir. Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir ; ce sera pour
demain. Le lendemain l' aurore paroît, et point de déjeûner. Ceci commence
à l' étonner ; cependant il persiste encore, et croit à chaque instant voir
venir son dîner. Personne n' arrivoit ; la journée est finie, et le dervis
à jeun voyoit d' un oeil d' envie ce faucon qui venoit toujours nourrir
sa pupille chérie. Tout-à-coup il l' entend lui tenir ce discours : tant
que vous n' avez pu, ma mie, pourvoir vous-même à vos besoins, de vous j'
ai pris de tendres soins ; à présent que vous voilà grande, je ne reviendrai
plus. Allah nous recommande les foibles et les malheureux : mais être foible,
ou paresseux, c' est une grande différence. Nous ne recevons l' existence
qu' afin de travailler pour nous ou pour autrui. De ce devoir sacré quiconque
se dispense est puni de la providence par le besoin ou par l' ennui. Le
faucon dit et part. Touché de ce langage, le dervis converti reconnoît son
erreur, et, gagnant le premier village, se fait valet de laboureur.
La balance de Minos
Minos, ne pouvant plus suffire au fatigant métier d' entendre et de juger
chaque ombre descendue au ténébreux empire, imagina, pour abréger, de faire
faire une balance où dans l' un des bassins il mettoit à la fois cinq ou
six morts, dans l' autre un certain poids qui déterminoit la sentence. Si
le poids s' élevoit, alors plus à loisir Minos examinoit l' affaire ; si
le poids baissoit au contraire, sans scrupule il faisoit punir. La méthode
étoit sûre, expéditive et claire ; Minos s' en trouvoit bien. Un jour, en
même temps, au bord du Styx la mort rassemble deux rois, un grand ministre,
un héros, trois savants. Minos les fait peser ensemble. Le poids s' éleve,
il en met deux, et puis trois, c' est en vain ; quatre ne font pas mieux.
Minos, un peu surpris, ôte de la balance ces inutiles poids, cherche un
autre moyen ; et, près de là voyant un pauvre homme de bien qui dans un
coin obscur attendoit en silence, il le met seul en contrepoids : les six
ombres alors s' élevent à la fois.
L'hermine, le castor et le sanglier
Une hermine, un castor, un jeune sanglier, cadets de leur famille, et partant
sans fortune, dans l' espoir d' en acquérir une quitterent leur forêt, leur
étang, leur hallier. Après un long voyage, après mainte aventure, ils arrivent
dans un pays où s' offrent à leurs yeux ravis tous les trésors de la nature,
des prés, des eaux, des bois, des vergers pleins de fruits. Nos pélerins,
voyant cette terre chérie, éprouvent les mêmes transports qu' énée et ses
troyens en découvrant les bords du royaume de Lavinie. Mais ce riche pays
étoit de toutes parts entouré d' un marais de bourbe où des serpents et
des lésards se jouoit l' effroyable tourbe. Il falloit le passer ; et nos
trois voyageurs s' arrêtent sur le bord, étonnés et rêveurs. L' hermine
la premiere avance un peu la patte ; elle la retire aussitôt, en arriere
elle fait un saut, en disant : mes amis, fuyons en grande hâte ; ce lieu,
tout beau qu' il est, ne peut nous convenir, pour arriver là bas il faudroit
se salir ; et moi je suis si délicate, qu' une tache me fait mourir. Ma
soeur, dit le castor, un peu de patience ; on peut, sans se tacher, quelquefois
réussir : il faut alors du temps et de l' intelligence ; nous avons tout
cela : pour moi, qui suis maçon, je vais en quinze jours vous bâtir un beau
pont sur lequel nous pourrons, sans craindre les morsures de ces vilains
serpents, sans gâter nos fourrures, arriver au milieu de ce charmant vallon.
Quinze jours ! Ce terme est bien long, répond le sanglier : moi, j' y serai
plus vîte ; vous allez voir comment. En prononçant ces mots, le voilà qui
se précipite au plus fort du bourbier, s' y plonge jusqu' au dos, à travers
les serpents, les lésards, les crapauds, marche, pousse à son but, arrive
plein de boue ; et là, tandis qu' il se secoue, jetant à ses amis un regard
de dédain : apprenez, leur dit-il, comme on fait son chemin.
Les enfants et les perdreaux
Deux enfants d' un fermier, gentils, espiegles, beaux, mais un peu gâtés
par leur pere, cherchant des nids dans leur enclos, trouverent de petits
perdreaux qui voletoient après leur mere. Vous jugez de la joie, et comment
mes bambins à la troupe qui s' éparpille vont par-tout couper les chemins,
et n' ont pas assez de leurs mains pour prendre la pauvre famille ! La perdrix,
traînant l' aile, appelant ses petits, tourne en vain, voltige, s' approche
; déja mes jeunes étourdis ont toute sa couvée en poche. Ils veulent partager
comme de bons amis ; chacun en garde six, il en reste un treizieme : l'
aîné le veut, l' autre le veut aussi. -tirons au doigt mouillé. -parbleu
non. -parbleu si. -cede, ou bien tu verras. -mais tu verras toi-même. De
propos en propos, l' aîné, peu patient, jette à la tête de son frere le
perdreau disputé. Le cadet en colere d' un des siens riposte à l' instant.
L' aîné recommence d' autant ; et ce jeu qui leur plaît couvre autour d'
eux la terre de pauvres perdreaux palpitants. Le fermier, qui passoit en
revenant des champs, voit ce spectacle sanguinaire, accourt, et dit à ses
enfants : comment donc ! Petits rois, vos discordes cruelles font que tant
d' innocents expirent par vos coups ! De quel droit, s' il vous plaît, dans
vos tristes querelles, faut-il que l' on meure pour vous ?
Le perroquet
Un gros perroquet gris, échappé de sa cage, vint s' établir dans un bocage
: et là, prenant le ton de nos faux connoisseurs, jugeant tout, blâmant
tout, d' un air de suffisance, au chant du rossignol il trouvoit des longueurs,
critiquoit sur-tout sa cadence. Le linot, selon lui, ne savoit pas chanter
; la fauvette auroit fait quelque chose peut-être, si de bonne heure il
eût été son maître et qu' elle eût voulu profiter. Enfin aucun oiseau n'
avoit l' art de lui plaire ; et dès qu' ils commençoient leurs joyeuses
chansons, par des coups de sifflet répondant à leurs sons, le perroquet
les faisoit taire. Lassés de tant d' affronts, tous les oiseaux du bois
viennent lui dire un jour : mais parlez donc, beau sire, vous qui sifflez
toujours, faites qu' on vous admire ; sans doute vous avez une brillante
voix, daignez chanter pour nous instruire. Le perroquet, dans l' embarras,
se gratte un peu la tête, et finit par leur dire : messieurs, je siffle
bien, mais je ne chante pas
Le renard déguisé
Un renard plein d' esprit, d' adresse, de prudence, à la cour d' un lion
servoit depuis long-temps. Les succès les plus éclatants avoient prouvé
son zele et son intelligence. Pour peu qu' on l' employât, toute affaire
alloit bien. On le louoit beaucoup, mais sans lui donner rien ; et l' habile
renard étoit dans l' indigence. Lassé de servir des ingrats, de réussir
toujours sans en être plus gras, il s' enfuit de la cour ; dans un bois
solitaire il s' en va trouver son grand-pere, vieux renard retiré, qui jadis
fut visir. Là, contant ses exploits, et puis les injustices, les dégoûts
qu' il eut à souffrir, il demande pourquoi de si nombreux services n' ont
jamais pu rien obtenir. Le bon homme renard, avec sa voix cassée, lui dit
: mon cher enfant, la semaine passée, un bléreau mon cousin est mort dans
ce terrier : c' est moi qui suis son héritier, j' ai conservé sa peau :
mets-la dessus la tienne, et retourne à la cour. Le renard avec peine se
soumit au conseil ; affublé de la peau de feu son cousin le bléreau, il
va se regarder dans l' eau d' une fontaine, se trouve l' air d' un sot,
tel qu' étoit le cousin. Tout honteux, de la cour il reprend le chemin.
Mais, quelques mois après, dans un riche équipage, entouré de valets, d'
esclaves, de flatteurs, comblé de dons et de faveurs, il vient de sa fortune
au vieillard faire hommage : il étoit grand visir. Je te l' avois bien dit,
s' écrie alors le vieux grand-pere : mon ami, chez les grands quiconque
voudra plaire doit d' abord cacher son esprit.
Le hibou, le chat et l'oison
De jeunes écoliers avoient pris dans un trou un hibou, et l' avoient élevé
dans la cour du college. Un vieux chat, un jeune oison, nourris par le portier,
étoient en liaison avec l' oiseau ; tous trois avoient le privilege d' aller
et de venir par toute la maison. à force d' être dans la classe, ils avoient
orné leur esprit, savoient par coeur Denys d' Halicarnasse et tout ce qu'
Hérodote et Tite-Live ont dit. Un soir, en disputant (des docteurs c' est
l' usage), ils comparoient entre eux les peuples anciens. Ma foi, disoit
le chat, c' est aux égyptiens que je donne le prix : c' étoit un peuple
sage, un peuple ami des loix, instruit, discret, pieux, rempli de respect
pour ses dieux ; cela seul, à mon gré, lui donne l' avantage. J' aime mieux
les athéniens, répondoit le hibou : que d' esprit ! Que de grace ! Et dans
les combats quelle audace ! Que d' aimables héros parmi leurs citoyens !
A-t-on jamais plus fait avec moins de moyens ? Des nations c' est la premiere.
Parbleu ! Dit l' oison en colere, messieurs, je vous trouve plaisants :
et les romains, que vous en semble ? Est-il un peuple qui rassemble plus
de grandeur, de gloire, et de faits éclatants ? Dans les arts, comme dans
la guerre, ils ont surpassé vos amis. Pour moi, ce sont mes favoris ; tout
doit céder le pas aux vainqueurs de la terre. Chacun des trois pédants s'
obstine en son avis, quand un rat, qui de loin entendoit la dispute, rat
savant, qui mangeoit des thêmes dans sa hutte, leur cria : je vois bien
d' où viennent vos débats : l' égypte vénéroit les chats, Athenes les hibous,
et Rome, au capitole, aux dépens de l' état nourrissoit des oisons : ainsi
notre intérêt est toujours la boussole que suivent nos opinions.
Le parricide
Un fils avoit tué son pere. Ce crime affreux n' arrive guere chez les tigres,
les ours ; mais l' homme le commet. Ce parricide eut l' art de cacher son
forfait, nul ne le soupçonna : farouche et solitaire, il fuyoit les humains,
il vivoit dans les bois, espérant échapper aux remords comme aux loix. Certain
jour on le vit détruire à coups de pierre un malheureux nid de moineaux.
Eh ! Que vous ont fait ces oiseaux ? Lui demande un passant : pourquoi tant
de colere ? Ce qu' ils m' ont fait ? Répond le criminel : ces oisillons
menteurs, que confonde le ciel, me reprochent d' avoir assassiné mon pere.
Le passant le regarde ; il se trouble, il pâlit, sur son front son crime
se lit : conduit devant le juge, il l' avoue et l' expie. ô des vertus derniere
amie, toi qu' on voudroit en vain éviter ou tromper, conscience terrible,
on ne peut t' échapper !
L'amour et sa mère
Quand la belle Vénus, sortant du sein des mers, promena ses regards sur
la plaine profonde, elle se crut d' abord seule dans l' univers ; mais près
d' elle aussitôt l' amour naquit de l' onde. Vénus lui fit un signe, il
embrassa Vénus ; et, se reconnoissant sans s' être jamais vus, tous deux
sur un dauphin voguerent vers la plage. Comme ils approchoient du rivage,
l' amour, qu' elle portoit, s' échappe de ses bras, et lance plusieurs traits
en criant : terre ! Terre ! Que faites-vous, mon fils ? Lui dit alors sa
mere. Maman, répondit-il, j' entre dans mes états.
Le savant et le fermier
Que j' aime les héros dont je conte l' histoire ! Et qu' à m' occuper d'
eux je trouve de douceur ! J' ignore s' ils pourront m' acquérir de la gloire
; mais je sais qu' ils font mon bonheur. Avec les animaux je veux passer
ma vie ; ils sont si bonne compagnie ! Je conviens cependant, et c' est
avec douleur, que tous n' ont pas le même coeur. Plusieurs que l' on connoît,
sans qu' ici je les nomme, de nos vices ont bonne part : mais je les trouve
encor moins dangereux que l' homme ; et frippon pour frippon je préfere
un renard. C' est ainsi que pensoit un sage, un bon fermier de mon pays.
Depuis quatre-vingts ans, de tout le voisinage on venoit écouter et suivre
ses avis. Chaque mot qu' il disoit étoit une sentence. Son exemple sur-tout
aidoit son éloquence ; et lorsqu' environné de ses quarante enfants, fils,
petits-fils, brus, gendres, filles, il jugeoit les procès ou régloit les
familles, nul n' eût osé mentir devant ses cheveux blancs. Je me souviens
qu' un jour dans son champêtre asyle il vint un savant de la ville qui dit
au bon vieillard : mon pere, enseignez-moi dans quel auteur, dans quel ouvrage,
vous apprîtes l' art d' être sage. Chez quelle nation, à la cour de quel
roi, avez-vous été, comme Ulysse, prendre des leçons de justice ? Suivez-vous
de Zénon la rigoureuse loi ? Avez-vous embrassé la secte d' épicure, celle
de Pythagore ou du divin Platon ? De tous ces messieurs-là je ne sais pas
le nom, répondit le vieillard : mon livre est la nature ; et mon unique
précepteur, c' est mon coeur. Je vois les animaux, j' y trouve le modele
des vertus que je dois chérir : la colombe m' apprit à devenir fidele ;
en voyant la fourmi j' amassai pour jouir ; mes boeufs m' enseignent la
constance, mes brebis la douceur, mes chiens la vigilance ; et si j' avois
besoin d' avis pour aimer mes filles, mes fils, la poule et ses poussins
me serviroient d' exemple. Ainsi dans l' univers tout ce que je contemple
m' avertit d' un devoir qu' il m' est doux de remplir. Je fais souvent du
bien pour avoir du plaisir, j' aime et je suis aimé, mon ame est tendre
et pure, et toujours selon ma mesure ma raison sait régler mes voeux : j'
observe et je suis la nature, c' est mon secret pour être heureux.
L'écureuil, le chien et le renard
Un gentil écureuil étoit le camarade, le tendre ami d' un beau danois. Un
jour qu' ils voyageoient comme Oreste et Pylade, la nuit les surprit dans
un bois. En ce lieu point d' auberge ; ils eurent de la peine à trouver
où se bien coucher. Enfin le chien se mit dans le creux d' un vieux chêne,
et l' écureuil plus haut grimpa pour se nicher. Vers minuit, c' est l' heure
des crimes, long-temps après que nos amis en se disant bon soir se furent
endormis, voici qu' un vieux renard affamé de victimes arrive au pied de
l' arbre, et, levant le museau, voit l' écureuil sur un rameau. Il le mange
des yeux, humecte de sa langue ses levres qui de sang brûlent de s' abreuver
; mais jusqu' à l' écureuil il ne peut arriver : il faut donc par une harangue
l' engager à descendre ; et voici son discours : ami, pardonnez, je vous
prie, si de votre sommeil j' ose troubler le cours : mais le pieux transport
dont mon ame est remplie ne peut se contenir ; je suis votre cousin germain
: votre mere étoit soeur de feu mon digne pere. Cet honnête homme, hélas
! à son heure derniere, m' a tant recommandé de chercher son neveu pour
lui donner moitié du peu qu' il m' a laissé de bien ! Venez donc, mon cher
frere, venez, par un embrassement, combler le doux plaisir que mon ame ressent.
Si je pouvois monter jusqu' aux lieux où vous êtes, oh ! J' y serois déja,
soyez-en bien certain. Les écureuils ne sont pas bêtes, et le mien étoit
fort malin ; il reconnoît le patelin, et répond d' un ton doux : je meurs
d' impatience de vous embrasser, mon cousin ; je descends : mais, pour mieux
lier la connoissance, je veux vous présenter mon plus fidele ami, un parent
qui prit soin de nourrir mon enfance ; il dort dans ce trou-là : frappez
un peu ; je pense que vous serez charmé de le connoître aussi. Aussitôt
maître renard frappe, croyant en manger deux : mais le fidele chien s' élance
de l' arbre, le happe, et vous l' étrangle bel et bien. Ceci prouve deux
points : d' abord, qu' il est utile dans la douce amitié de placer son bonheur
; puis, qu' avec de l' esprit il est souvent facile au piege qu' il nous
tend de surprendre un trompeur.
Le courtisan et le Dieu Protée
On en veut trop aux courtisans ; on va criant par-tout qu' à l' état inutiles
pour leur seul intérêt ils se montrent habiles : ce sont discours de médisants.
J' ai lu, je ne sais où, qu' autrefois en Syrie ce fut un courtisan qui
sauva sa patrie. Voici comment : dans le pays la peste avoit été portée,
et ne devoit cesser que quand le dieu Protée diroit là-dessus son avis.
Ce dieu, comme l' on sait, n' est pas facile à vivre : pour le faire parler
il faut long-temps le suivre, près de son antre l' épier, le surprendre,
et puis le lier, malgré la figure effrayante qu' il prend et quitte à volonté.
Certain vieux courtisan, par le roi député, devant le dieu marin tout-à-coup
se présente. Celui-ci, surpris, irrité, se change en noir serpent ; sa gueule
empoisonnée lance et retire un dard messager du trépas, tandis que, dans
sa marche oblique et détournée, il glisse sur lui-même et d' un pli fait
un pas. Le courtisan sourit : je connois cette allure, dit-il, et mieux
que toi je sais mordre et ramper. Il court alors pour l' attraper : mais
le dieu change de figure ; il devient tour-à-tour loup, singe, lynx, renard.
Tu veux me vaincre dans mon art, disoit le courtisan : mais, depuis mon
enfance, plus que ces animaux avide, adroit, rusé, chacun de ces tours-là
pour moi se trouve usé. Changer d' habit, de moeurs, même de conscience
; je ne vois rien là que d' aisé. Lors il saisit le dieu, le lie, arrache
son oracle, et retourne vainqueur. Ce trait nous prouve, ami lecteur, combien
un courtisan peut servir la patrie.
Le hibou et le pigeon
Que mon sort est affreux ! S' écrioit un hibou : vieux, infirme, souffrant,
accablé de misere, je suis isolé sur la terre, et jamais un oiseau n' est
venu dans mon trou consoler un moment ma douleur solitaire. Un pigeon entendit
ces mots, et courut auprès du malade : hélas ! Mon pauvre camarade, lui
dit-il, je plains bien vos maux. Mais je ne comprends pas qu' un hibou de
votre âge soit sans épouse, sans parents, sans enfants ou petits-enfants.
N' avez-vous point serré les noeuds du mariage pendant le cours de vos beaux
ans ? Le hibou répondit : non vraiment, mon cher frere : me marier ! Et
pourquoi faire ? J' en connoissois trop le danger. Vouliez-vous que je prisse
une jeune chouette, bien étourdie et bien coquette, qui me trahît sans cesse
ou me fît enrager, qui me donnât des fils d' un méchant caractere, ingrats,
menteurs, mauvais sujets, desirant en secret le trépas de leur pere ? Car
c' est ainsi qu' ils sont tous faits. Pour des parents, je n' en ai guere,
et ne les vis jamais : ils sont durs, exigeants, pour le moindre sujet s'
irritent, n' aiment que ceux dont ils héritent ; encor ne faut-il pas qu'
ils attendent long-temps. Tout frere ou tout cousin nous déteste et nous
pille. Je ne suis pas de votre avis, répondit le pigeon : mais parlons des
amis ; des orphelins c' est la famille : vous avez dû près d' eux trouver
quelques douceurs. -les amis ! Ils sont tous trompeurs. J' ai connu deux
hibous qui tendrement s' aimerent pendant quinze ans, et, certain jour,
pour une souris s' égorgerent. Je crois à l' amitié moins encor qu' à l'
amour. -mais ainsi, Dieu me le pardonne ! Vous n' avez donc aimé personne
? -ma foi, non, soit dit entre nous. -en ce cas-là, mon cher, de quoi vous
plaignez-vous ?
La vipère et la sang-sue
La vipere disoit un jour à la sang-sue : que notre sort est différent !
On vous cherche, on me fuit, si l' on peut on me tue ; et vous, aussitôt
qu' on vous prend, loin de craindre votre blessure, l' homme vous donne
de son sang une ample et bonne nourriture : cependant vous et moi faisons
même piquure. La citoyenne de l' étang répond : oh que nenni, ma chere ;
la vôtre fait du mal, la mienne est salutaire. Par moi plus d' un malade
obtient sa guérison, par vous tout homme sain trouve une mort cruelle. Entre
nous deux, je crois, la différence est belle : je suis remede, et vous poison.
Cette fable aisément s' explique : c' est la satire et la critique.
Le pacha et le dervis
Un arabe à Marseille autrefois m' a conté qu' un pacha turc dans sa patrie
vint porter certain jour un coffret cacheté au plus sage dervis qui fût
en Arabie. Ce coffret, lui dit-il, renferme des rubis, des diamants d' un
très grand prix : c' est un présent que je veux faire à l' homme que tu
jugeras être le plus fou de la terre. Cherche bien, tu le trouveras. Muni
de son coffret, notre bon solitaire s' en va courir le monde. Avoit-il donc
besoin d' aller loin ? L' embarras de choisir étoit sa grande affaire :
des fous toujours plus fous venoient de toutes parts se présenter à ses
regards. Notre pauvre dépositaire pour l' offrir à chacun saisissoit le
coffret : mais un pressentiment secret lui conseilloit de n' en rien faire,
l' assuroit qu' il trouveroit mieux. Errant ainsi de lieux en lieux, embarrassé
de son message, enfin, après un long voyage, notre homme et le coffret arrivent
un matin dans la ville de Constantin. Il trouve tout le peuple en joie :
que s' est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman ; c' est notre grand visir
que le sultan envoie, au moyen d' un lacet de soie, porter au prophete un
firman. Le peuple rit toujours de ces sortes d' affaires ; et, comme ce
sont des miseres, notre empereur souvent lui donne ce plaisir. -souvent
? -oui. -c' est fort bien ; votre nouveau visir est-il nommé ? -sans doute
: et le voilà qui passe. Le dervis, à ces mots, court, traverse la place,
arrive, et reconnoît le pacha son ami. Bon ! Te voilà ! Dit celui-ci : et
le coffret ? -seigneur, j' ai parcouru l' Asie ; j' ai vu des fous parfaits,
mais sans oser choisir : aujourd' hui ma course est finie ; daignez l' accepter,
grand visir.