A
la Saint-Luc, sème dru ou ne sème plus.
Deux jours de ciel
Ça fait deux jours que le ciel est magnifique, un ciel
superbe, un tissu vaporeux, un gigantesque toile d'araignée sur
fond bleu.
Je ne vois pourtant personne dans la rue, qui lève les yeux pour
regarder ce spectacle suffisamment rare pour être admiré. Plutôt
que de regarder devant soi, en ignorant les autres, autant risquer
de marcher dans la merde si c'est pour jeter un coup d'oeil en
l'air.
Le jour de votre mort, peut-être vous souviendrez-vous alors que
vous auriez dû regarder plus souvent ce que se trouvait au-dessus
de vos têtes, et alors, vous regretterez d'avoir tant ignoré la
vraie vie.
Histoire de Moradbak
- Comte de Caylus
Hudjiadge, un des rois célebres de Perse, éprouva une si grande
insomnie, qu' elle n' avoit jamais eu d' exemple ; elle lui alluma
si prodigieusement le sang, qu' il devint cruel et barbare, de
doux et d' humain qu' il étoit quand il jouissoit du repos comme
les autres hommes. Il avoit employé depuis vingt ans tous les
remedes des sages et des médecins célebres de l' orient ; mais
tous leurs conseils et tous leurs remedes avoient été inutiles.
Enfin, ne sachant plus à quel moyen avoir recours pour retrouver
le sommeil, il donna ordre à son visir, qui le veilloit ordinairement,
de faire monter un nommé Fitéad, qui avoit la garde des portes
de son palais et d' une prison particulière qui y étoit jointe.
Hudjiadge s' étoit persuadé qu' un homme aussi sédentaire qu'
un portier et geolier tout-à-la-fois, pourroit avoir entendu plusieurs
personnes conter leurs histoires ou leurs malheurs, et que ces
récits lui feroient peut-être retrouver le sommeil. Quand Fitéad
fut en sa présence, il lui dit : je ne puis prendre aucun repos,
je veux que tu me contes des histoires. Hélas ! Souverain seigneur,
dit Fitéad en se prosternant, je ne sais pas lire, et je n' ai
point de mémoire ; je me suis toujours contenté d' ouvrir et de
fermer exactement la porte du palais de votre majesté, et de garder
fidélement les prisonniers qu' elle m' a confiés ; je n' ai jamais
pensé à autre chose. Je crois que tu dis vrai, reprit Hudjiadge
; mais si tu ne me trouves quelqu' un qui me conte des histoires
capables de m' endormir ou de m' amuser quand je ne puis dormir,
je te ferai mourir. Va-t-en ; je te donne trois jours pour m'
obéir, sinon je te tiendrai parole. Fitéad en s' en allant, disoit
en lui-même : jamais je ne pourrai faire ce que le roi me demande
; je n' ai point d' autre parti à prendre que celui d' abandonner
le pays, et d' aller chercher fortune ailleurs. Cependant il traversa
la ville, demandant à tous ceux qu' il rencontra, s' ils ne connoissoient
personne qui sût des histoires ou des contes capables de faire
dormir ; mais tout le monde se moquoit de sa question, et le laissoit
dans le même embarras. Il revint chez lui fort triste et fort
affligé. Fitéad étoit veuf, et il avoit une fille âgée d' environ
douze ans, qui étoit très-belle, et qui avoit beaucoup d' esprit
; elle se nommoit Moradbak. Elle s' apperçut aisément du chagrin
qui dévoroit son père, elle lui fit des questions d' une façon
si touchante, qu' il eut bientôt satisfait sa curiosité. Moradbak
le conjura de ne se point affliger, et de mettre sa confiance
en dieu, en l' assurant qu' elle espéroit trouver le lendemain
ce que le roi ne lui demandoit que dans trois jours, et Fitéad
attendit avec impatience l' exécution de la parole de sa fille.
Quand la nuit fut venue, Moradbak passa dans sa chambre, elle
leva la natte qui étoit entre son lit et la muraille, entra dans
le souterrein, descendit à la grille de fer, et vint consulter
le sage Aboumélek sur une conjoncture si délicate. Pour l' intelligence
de cette histoire, il faut savoir que le roi Hudjiadge avoit autrefois
fait mettre en prison ce grand homme, avec ordre de ne lui donner
que du pain et de l' eau pour sa subsistance, et de l' empêcher
de parler à qui que ce pût être. Ce prince avoit absolument oublié
et le sage et les ordres qu' il avoit donnés il y avoit déja quinze
ans. Ce sage, qui ne l' étoit guère de vouloir corriger un roi,
avoit été attiré à la cour de ce prince pour guérir son insomnie,
et, pour y parvenir, il lui avoit représenté combien la cruauté
aigrissoit le sang et devoit éloigner le sommeil ; mais il avoit
été puni de cet avis salutaire, par une prison plus cruelle que
la mort. Il y avoit alors environ trois ans que la jeune Moradbak,
en jouant dans la chambre qu' elle habitoit, avec un oiseau qui
depuis quelques jours faisoit tout son amusement, avoit trouvé
derrière son lit une natte, et derrière cette natte un endroit
de la muraille assez mal construit, et qui laissoit quelques ouvertures
dans lesquelles l' oiseau qui faisoit ses délices étoit entré.
Sa voix pour le faire revenir étant inutile, et touchée des plaintes
de ce petit animal, elle ôta quelques pierres avec tant de facilité,
qu' en très-peu de tems elle entra dans un souterrein dont la
porte avoit été très-mal murée. Moradbak reprit son oiseau ; et
dans la crainte d' être grondée d' avoir démoli la muraille, elle
eut soin de cacher la porte du souterrein avec la natte, de façon
qu' on ne pouvoit la distinguer. La jeunesse est curieuse. Ce
souterrein, tout horrible qu' il paroissoit à la première vue,
étoit assez large et assez élevé pour laisser passer un homme.
Moradbak s' accoutuma peu-à-peu à le voir sans horreur. Quelques
plaintes qu' elle entendit à l' extrémité du souterrein, lui causèrent
d' abord des frayeurs qui se calmèrent ; elle voulut savoir d'
où elles partoient ; vingt fois elle s' avança, et vingt fois
elle revint sur ses pas ; mais enfin elle trouva que le souterrein
conduisoit au cachot qui renfermoit le sage Aboumélek, et n' en
étoit séparé que par deux effroyables grilles de fer. Qui que
vous soyez, lui dit le sage, ayez pitié de ma misère. Hélas !
Lui répondit Moradbak, que puis-je faire pour vous ? Je suis la
fille de Fitéad, je n' ai que neuf ans ; et mon père me grondera
peut-être de vous avoir parlé. êtes-vous, continua-t-elle, le
prisonnier auquel il porte tous les jours du pain et de l' eau,
et qu' il ne veut pas que je voie. Je le suis, lui répondit Aboumélek
: alors Moradbak devenue plus hardie, vint à ces grilles de fer,
et bientôt elle y porta tout ce qui étoit en son pouvoir, et les
petits soulagemens dont elle se privoit souvent pour adoucir les
rigueurs de la captivité du sage. Pour reconnoître un si bon naturel,
il résolut de son côté d' élever son ame à la vertu et aux sublimes
connoissances. Dans le dessein d' y parvenir, et de lui rendre
les leçons de morale plus agréables, il lui avoit conté plusieurs
histoires. Ainsi Moradbak en promettant à son père de lui trouver
un homme tel que le roi Hudjiadge lui avoit demandé, n' avoit
songé d' abord qu' à lui proposer le sage Aboumélek ; elle avoit
même regardé le desir d' Hudjiadge comme un moyen de lui procurer
la liberté, et une occasion dont elle profitoit pour reconnoître
les obligations qu' elle lui avoit. Cependant elle voulut le consulter
avant que de faire aucune proposition à son père, pour savoir
comment elle pourroit parler de lui sans lui faire tort, ou comment
enfin elle pourroit engager Fitéad à se servir de lui dans l'
occasion présente, d' une façon qui parût naturelle, et qui ne
pût les commettre ni l' un ni l' autre. Ce fut dans ces intentions
qu' elle descendit à la grille du cachot, et qu' elle fit part
au sage et de ce qui lui étoit arrivé, et de ses projets. Aboumélek
lui répondit qu' Hudjiadge se souviendroit peut-être encore des
menaces qu' il lui avoit faites, et que ce seroit l' exposer inutilement
que de le proposer ; qu' il valoit mieux que ce fût elle-même
qui se présentât pour conter les histoires que l' on desiroit.
Vous avez de la mémoire, ajouta-t-il, je vous en ai conté plusieurs,
et je vous en apprendrai tant que vous en aurez besoin. Allez,
et n' oubliez pas qu' il n' est rien à quoi vous ne deviez vous
exposer pour sauver les jours de votre père. Ce discours fit impression
sur la jeune Moradbak, qui, malgré son mérite, ne présumoit pas
d' elle, et la détermina à se proposer le lendemain à son père.
Mon père, lui dit-elle, je suis assez heureuse pour vous tirer
de la peine où vous êtes, et mettre ainsi vos jours à l' abri
de la cruauté d' Hudjiadge. Ah ! Ma fille, que je t' ai d' obligations,
lui dit-il en l' embrassant les larmes aux yeux ; où trouverai-je
le personnage illustre à qui je vais être si redevable ? Je veux
aller me prosterner à ses pieds, et lui donner des marques de
la plus vive reconnoissance. Vous n' irez pas loin, reprit Moradbak,
pour le remercier d' une chose que le devoir et les sentimens
lui font entreprendre avec joie. C' est moi, continua-t-elle.
C' est toi ! Répondit Fitéad avec une surprise mêlée de chagrin,
je te sais gré de ta bonne volonté ; mais puisque tu n' as point
d' autre ressource à m' offrir, je vois bien qu' il faut me résoudre
à quitter le pays. Prépare-toi à me suivre dans ma fuite ; je
n' ai plus d' autre parti à prendre, et nous serons peut-être
plus heureux ailleurs. Si vous étiez obligé d' abandonner votre
patrie, il est certain, lui répliqua Moradbak avec tendresse,
que je vous suivrois avec joie ; mais vous n' êtes pas réduit
à cette peine. Soyez tranquille, je vous réponds de tout. Le roi
ne peut dormir, je ne compte assurément pas lui faire des questions
embarrassantes, et qui tiennent l' esprit en suspens, selon l'
usage des philosophes indiens, comme est celle-ci, par exemple
: une femme est entrée dans un jardin où elle a ramassé des pommes.
Ce jardin a quatre portes, gardées chacune par un homme. Cette
femme a donné la moitié de ces pommes à celui qui gardoit la première
porte ; quand elle est arrivée à la seconde, elle a donné la moitié
de ce qui lui restoit au second portier ; à la troisième elle
a fait la même chose ; enfin elle a encore partagé avec le quatrième,
de façon qu' elle n' avoit que dix pommes ; alors on demande combien
elle en avoit ramassé. Fitéad étonné, voulut deviner combien la
femme en avoit ramassé ; mais Moradbak l' interrompit dans son
calcul, et lui dit : elle en avoit pris cent soixante. Soyez donc
assuré, poursuivit-elle, que je saurai demeurer dans les justes
bornes que peut exiger mon entreprise ; ne craignez point que
je fasse comme la femme dont ébouali Sina avoit fait la fortune,
et qui ne put se renfermer dans les bornes que le sage lui avoit
prescrites. écoutez-en l' histoire. Fitéad y consentit, et Moradbak
poursuivit ainsi : ébouali Sina, sage derviche et fort aimé du
grand prophete, passa la nuit chez une pauvre femme, qui avoit
exercé à son égard tous les devoirs de l' hospitalité. Il fut
touché de l' état malheureux où elle étoit réduite ; et voulant
la soulager dans sa misère, il détacha une pierre du mur de sa
maison, et prononça quelques paroles sur elle, ensuite il la remit
à sa place, et la perça d' un petit canal, au bout duquel il eut
soin de placer un robinet. Alors il dit à la femme en la remerciant
et lui disant adieu : ma bonne mère, quand vous voudrez avoir
du permets , ouvrez le robinet, et tirez-en autant qu' il vous
plaira. Prenez-en la quantité qui vous sera nécessaire pour votre
usage, et portez le surplus au marché. Soyez sure que la source
n' en tarira jamais. Tout ce que j' exige de vous, c' est de ne
pas détacher cette pierre, et de ne point regarder ce que j' ai
mis derrière. La bonne femme le lui promit, et pendant quelque
tems elle observa ce que le saint homme lui avoit recommandé.
Elle reprit des forces, l' opulence régna bientôt dans son petit
ménage ; enfin la curiosité devint si forte en elle, qu' elle
y succomba. Elle déplaça la pierre, et ne trouva dessous qu' une
grappe de raisin. Elle remit les choses comme elle les avoit trouvées,
mais le permets ne coula plus et s' évanouit pour jamais. Soyez
donc persuadé, mon cher père, poursuivit Moradbak, que je ne déplacerai
point la pierre par un trop grand desir de bien faire ; que je
profiterai des conversations que j' aurai avec le roi, et que
vous ne vous repentirez point de m' avoir conduite pour lui faire
des histoires. Fitéad, charmé du grand esprit de Moradbak, l'
embrassa plusieurs fois, et se rendit à ses instances, persuadé
qu' il n' en auroit point de reproches ; il alla donc au lever
du roi, ou pour mieux dire à sa première audience qui se donnoit
de bon matin, car il ne dormoit point, et il lui dit en se prosternant
: votre majesté me donna hier trois jours pour trouver quelqu'
un qui lui contât des histoires ; cependant, je suis en état de
lui présenter dès aujourd' hui quelqu' un dont j' espère qu' elle
sera contente : tu as bien fait de le trouver, reprit Hudjiadge,
ta tête m' en répondoit. Mais qui dois-tu m' amener ? Sire, lui
répondit Fitéad, c' est ma fille. Ta fille ! Reprit le roi ; quel
âge a-t-elle ? Douze ans, lui répondit Fitéad ; tu te moques de
moi, interrompit Hudjiadge en colère ; que peut-on conter à cet
âge ? Visir, continua-t-il, faites punir tout-à-l' heure cet insolent.
Le visir lui représenta avec beaucoup de ménagement, que l' on
seroit toujours à portée de le punir, s' il avoit abusé de la
confiance de son souverain ; heureusement pour Fitéad, Hudjiadge
en convint, et dit à son portier : viens donc ce soir, amène ta
fille, nous entendrons, le visir et moi, les beaux contes que
peut faire un enfant : je veux même, dit-il, en se tournant du
côté de Fitéad, que tu juges toi-même de son mérite, selon lequel,
j' en jure par ma barbe, tu seras puni ou récompensé. Fitéad se
retira, et vint apprendre à Moradbak, ce qui s' étoit passé, en
lui disant que sa vie étoit entre ses mains ; mais elle avoit
tant de confiance aux paroles du sage Aboumélek, qu' elle dit
à son père tout ce qu' il falloit pour le rassurer. Le soir étant
venu, Fitéad la conduisit à l' appartement du roi, qui la vit
paroître avec étonnement, la grandeur de sa taille et sa beauté
adoucirent un peu la férocité d' Hudjiadge ; cependant, il lui
dit : fais-moi un conte qui m' endorme ou qui m' amuse ; voyons
si tu pourras sauver la vie à ton père. Moradbak ne s' étonna
point d' un début si peu prévenant ; Aboumélek l' avoit mise au
fait du caractère d' Hudjiadge : elle prit la parole avec assurance,
après avoir reçu ordre du roi de s' asseoir aussi bien que le
visir, et même Fitéad, et commença dans ces termes.
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