Je
me suis pris pour un oiseau l'espace d'un instant. Je volais avec
mes compagnons, serrés en rangs alignés, en formation
naturelle. Le grand V que nous dessinions attiraient ceux qui
tout en bas avaient le bonheur de croire que nous étions
quelque chose comme... un vol d'oies sauvages retournant vers
les terres australes au climat plus clément. Nous les avons
certainement bernés, car le mois d'août commençait
à peine, charriant avec lui son cortège d'orages
et de tourbillons de poussière. Le redouté mois
d'août... celui qui souvent nous est fatal parce que l'eau
du désert vient à manquer. La course devient une
course pour la vie. Le premier qui trouve le point d'eau est béni
des dieux et son esprit de solidarité le pousse à
partager son butin avec les autres. Ici, tout le monde est dans
le même bain... un bain de sueur et de soif. Nous poussons
encore plus avant sur les terres arides, chacun gardant avec lui
l'espoir secret de trouver ce qui s'appelle la mer... celle qui
rafraîchit les corps et délasse les esprits... jusqu'au
prochain départ. Je croyais que nous volions, mais nos
pas martelaient bel et bien le sol sec, caillouteux à loisir...
éreintant. Je savais qu'en continuant vers l'est, nous
pourrions trouver un endroit frais pour nous reposer jusqu'à
l'aube. Peut-être faudrait-il dès à présent
songer à ne voyager que la nuit et nous reposer la journée...
Pour cela, il faut être certain qu'à la fin de la
nuit, un abri ombragé nous attend.
Emilio, le bandana plaqué sur le front comme une tâche
de sang autour de la tête, les mains déjà
moîtes malgré la relative fraîcheur du matin...
son regard se promena nonchalamment de la Mustang poussiéreuse
de Blair à la vitrine délabrée du Harry's-on-the-road,
sa crasse inimitable et ses fausses plantes vertes que même
la climatisation séculaire n'aurait pas réussi à
conserver. Depuis trois jours, au moins, ils avaient tout décidé.
L'heure, au petit matin, le moment exact, lorsque le shérif
sortirait du café, ce qu'ils allaient faire, dans les moindres
détails. Ce que leur minable petite vie ne leur avait jamais
procuré, cette journée sans fin allait leur donner;
le grand frisson, l'inévitable impression d'être
hors-la-loi, d'être des vrais méchants. Blair, assis
au volant de ce qui avait été jadis un monstre,
venait de jeter sa cigarette par la vitre et fit un signe à
son compère, un hochement de tête censé être
éloquent. Le shérif monta dans sa voiture, le chapeau
vissé sur le crâne. Emilio écrasa son mégot
du talon et se dirigea vers la gargote tout en enfournant sa main
dans son blouson. Il poussa la porte et adressa son plus beau
sourire de sa bouche édentée à la serveuse.
Les hommes sont comme des animaux, ils se battent pour leur
subsistance. Mais lorsqu'ils en viennent à tuer, c'est
que quelque chose dans la nature les a projetés de l'autre
côté du miroir; un homme ne tue jamais pour manger.
C'est ce que m'inspira la vue de la ville alors que nous nous
étions tous demandé s'il fallait que nous prenions
cette direction. Finalement, le plus sage d'entre nous décida
de continuer vers l'est, comme prévu. Ce n'était
pas tellement la faim qui nous harcelait, mais bel et bien la
soif. Même les plus vigoureux commençaient à
hâleter, à traîner comme des fantômes.
La nuit venait doucement, mais aucune signe de rafraîchissement.
Aucun signe non plus de nuages annonçant la pluie. Le simple
contact de l'eau sur notre corps nous aurait pourtant suffi à
trouver un peu de courage pour continuer. Pour l'instant, le moral
était au plus bas, dans les yeux de chacun, la mort se
profilait doucement, dans un silence que tous redoutaient. Je
décidai qu'il ne fallait pas nous arrêter ce soir,
qu'il fallait continuer, parce qu'au loin, il y avait forcément
de l'eau, le repos, la récompense.
Il lança son regard dans la salle pour évaluer
le nombre de clients... pas plus de quatre péquins encore
endormis ou déjà à moitié ternis par
les premiers alcools. Puis il sourit à Sally, la petite
serveuse qu'il connaissait depuis que lui et sa troupe avaient
débarqué un soir de bringue alors qu'il ne savait
plus quoi faire du côté de Stonetown. Bonjour Sally,
tout va comme tu veux? Elle lui rendit son sourire. T'es tombé
du lit? Je t'ai jamais vu aussi tôt dans les parages ! Nerveusement,
il se passa la main dans les cheveux - il savait qu'il lui faisait
un certain effet - et fut secoué par un petit rire mal
contrôlé. Nan, je vais chercher du boulot. Y paraît
que l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt,
alors j'ai mis mon réveil et maintenant, je suis là.
Tu veux du café? lui demanda t-elle en s'emparant d'un
mug rangé sur l'étagère crasseuse. Nan, je
veux tout ce qu'il y a dans la caisse, et vite ! Son calme apparent
le surprit. Il en fut d'ailleurs un peu décontenancé,
surtout lorsqu'il comprit que Sally ne le prenait pas au sérieux.
Arrête tes conneries! Tu veux du café oui ou merde?
Pour toute réponse, elle eut droit à la vision cauchemardesque
d'un canon de revolver pointé entre les yeux.
Il paraît qu'en d'autres temps des hordes de chevaux sauvages
sont arrivés par le sud, longeant l'interminable chaîne
de montagne, le temps qu'ils puissent se frayer un passage pour
retrouver la côte, mais qu'une fois arrivés au seul
col capable de les laisser passer, ils sont tous tombés
comme un seul, ayant eu le malheur de prendre une corniche trop
risquée. Deux milles chevaux entassés au fond d'un
ravin, empilés comme les cartes d'un château soufflé
par le vent. La peur est avec nous à chaque pas. Dans cette
nuit sans nuage, dans l'obscurité parfaite du désert,
avec pour seule guide les millions d'étoiles au-dessus,
pas un seul d'entre nous n'est capable de se diriger. J'ai l'impression
que nous perdons la direction. Tant que le soleil est avec nous,
on peut faire avec. Suivre le soleil est un repère comme
un autre et cela nous permet d'appréhender une réalité
qui nous dépasse. L'est semble hors de portée, et
ce sont à chaque pas les mêmes paysages qui nous
taraudent, les mêmes caillasses blessantes, le même
sable qui nous pique les yeux, la même caresse brûlante
qui dessèche notre peau déjà crevassée
par endroits.
Blair s'assurait que le moteur ne lui ferait pas défaut
en donnant des petits coups d'accélérateurs nerveux.
Sous la capot brinquebalant s'époumonait le moteur poussif,
tandis que la porte vitrée du bar vola en éclats,
la maigrichonne Sally l'ayant rencontré avec une certaine
force. Emilio, un sac à la main, le revolver calé
dans l'autre, sortit comme une furie et ramassa le poignet de
la serveuse au passage, l'entraînant vers la voiture. Le
moteur vrombissait et la portière était à
peine fermée que déjà la gomme des pneus
avait marqué de son empreinte le bitume défoncé
de Central Street. Bon dieu! gueula Blair, qu'est-ce que c'est
que ce bordel! Tout en essayant de maintenir la voiture sur la
route, il pesta comme jamais. Au moment où il brailla le
plus fort, Emilio se trouva projeté contre Sally, lui donnant
un coup de tête qui l'assomma instantanément, et
dans la virage qui menait vers la cimenterie, le bas de caisse
s'écrasa contre le sol après un nid de poule, crachant
des gerbes d'étincelles en tous sens. Il eut du mal à
garder le contrôle, persuadé qu'un pneu avait éclaté,
puis il se cala sur la ligne droite, reprenant ses esprits. C'est
alors qu'il remarqua les traces de sang sur le pare-brise et sur
le capot que la vitesse essuyait peu à peu. Le vieux Peacock
n'avait pas résisté au choc.
Le chemin qui mène au paradis est plus long que celui
qui mène en enfer. Nous nous en rendions compte à
chaque nouveau pas. Laissant derrière nous des gerbes de
poussière, nous ne savions même plus pourquoi nous
nous courrions. Les herbes brûlées par le soleil
accompagnaient notre course insensée. Regardant toujours
droit devant, nous commencions à nous persuader que la
nature nous en voulait pour nous faire connaître de telles
souffrances, des douleurs dans les muscles, l'atroce sensation
de ne plus avoir de gosier tellement la salive venait à
manquer. Le soleil de plomb écrasait nos ombres sur le
sol, jusqu'à ce qu'enfin, surpris par le répit,
nous pûmes nous réfugier à l'ombre d'une cavité
rocheuse, une sorte de canyon abrité, où le vent
au contact de l'ombre renaissait plus frais que partout ailleurs.
Je savais pertinemment que cela ne durerait qu'un temps. Il faudrait
repartir sous peu. Une seule obsession: l'eau.
Putain de merde, pourquoi tu l'as prise avec toi? T'avais vraiment
besoin de l'emmener? Blair braillait comme un porc qu'on égorge,
tandis qu'à côté d'Emilio, la jeune Sally
baignait dans son sang, le visage cisaillé par les éclats
de verre et ses bras dénudés aussi rouge que si
elle avait porté un pull. Sur la banquette arrière,
Emilio tentait d'arracher avec les dents une pointe de verre qu'il
avait reçu dans le creux du bras, plongé dans un
silence de mort. Y'a combien dans le sac? J'espère que
ça vaut le coup au moins ! Blair ne se tenait plus, il
avait envie de chialer et de se recroqueviller pour ne plus continuer
à voir tout ce sang qu'il n'assumait pas, mais il n'en
eut pas le temps car déjà, il entendait les sirènes
de ceux dont le reflet lui parvenait dans le rétroviseur.
Une des voitures noires et blanches sembla se propulser par une
force incroyable au niveau de la Mustang. Le shérif dévisagea
Blair. Dans ses yeux, la haine et le dégoût... il
lui fit signe de se ranger sur le côté, mais son
geste resta en suspens, sans qu'il eut le temps de se rendre compte...
qu'il n'était plus là... Emilio avait visé
entre les yeux... Une boule de feu surchauffa l'air lorsque la
voiture du shérif sortit de la route et percuta un poteau.
Je n'en peux plus. Plutôt que de continuer à vivre,
je veux mourir, et je sais que je ne suis pas le seul. Beaucoup
d'entre eux semblent s'éteindre. Leur regard ne signifie
plus rien, il n'y a plus de volonté... seulement l'envie
pressante que tout ceci se termine d'une manière ou d'une
autre. Jamais je n'aurais pu croire que cela se terminerait aussi
mal, même si on me l'avait prédit. Quelques-uns ne
se sont pas relevés. Beaucoup trop sont morts, certains
mourront bientôt. Ma langue ressemble à une éponge
sèche et gonflée, je ne sais déjà
plus ce qu'est la salive. Il y a celui-ci à côté
de moi, qui se lève et comme pris de folie, il se débat,
comme aux prises avec des démons invisibles, il saute dans
tous les sens et prend son élan... se met à courir
comme un dément... et plusieurs autres le suivent sans
réfléchir. Tous, nous comprenons qu'il n'y a plus
rien à espérer, alors nous partons tous, comme une
nuée d'insectes et nous courrons du plus vite que nous
pouvons, ce n'est plus qu'une question de minutes.
Blair écrasait le champignon: une seule destination...
la ligne blanche de cette route défoncée, des larmes
coulaient sur ses joues poussiéreuses, creusant des ravines
d'abandon, il gémissait comme une fillette apeurée,
sanglotant bruyamment. Jamais il ne s'était senti aussi
minable, aussi petit. Il n'eut pas le temps de méditer
plus sur sa condition, maintenant que la voiture déboulait
le long d'une corniche abrupte. Au détour du virage, un
mur lui faisait face, un mur couleur terre du désert...
une ligne de chevaux en furie lui coupait la route et se déversait
dans le vide, vers le fond... il en percuta trois avant de zigzaguer
et de sentir son cœur se soulever comme si on le portait
vers le néant...
J'ai senti mes jambes se dérober sous moi... un grand
fracas, une explosion au loin, le vent est passé au-dessus
de moi... quelque chose m'a empêché de suivre les
autres. J'attendrai la mort au bord du vide.
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