(chapitre 1)
Il existe certaines heures pour entendre le téléphone
sonner. En l'occurrence, il était près de quinze
heures, la quinzième heure fictive - à quoi devait-elle
correspondre ? - d'une journée quasiment irréelle,
plein mois de février ensoleillé et presque printanier,
et cette journée n'aurait été entachée
d'aucune espèce de remous s'il n'y avait eu ce coup de
fil intempestif et mal venu, déchirant le silence de son
appartement comme si le ciel bleu de cet hiver en déclin
soudain se désagrégeait, concentré dans cette
sonnerie rebelle.
Il sommeillait encore, avachi sur les coussins du large canapé
pourpre, lorsque ses rêveries furent interrompues par le
tonnerre de cette invention tonitruante. Le bruit, l'action, le
déplacement dans l'espace, tout ceci faisait partie des
choses qui, aussi infimes fussent-elles, participaient de son
malheur, en se manifestant sous la forme de petites migraines
passagères et pas bien graves, somme toute, mais l'inadmissible
résidait dans le fait qu'il estimait pouvoir jouir de plein
droit de cette tranquillité construite de toutes pièces,
au prix d'efforts intangibles et certainement intimes.
Ça ne voulait pas passer… une dizaine de sonneries
avait déjà corrompu l'air confiné, mais ça
ne passait toujours pas et l'ombre tortueuse d'un mal de tête
pernicieux pointait là, juste sous les tempes. Le téléphone
vibrait sur la petite table à côté de lui,
et sans ouvrir les yeux, il tendit le bras pour attraper le combiné.
Le téléphone, ça lui évoquait de mauvais
souvenirs, d'abord parce qu'il ne se sentait pas l'âme d'un
grand téléphoneur, comme si ne pas pouvoir déceler
les mêmes traces discernables dans le discours causait une
souffrance, quelque chose comme une distance inhumaine et désincarnante,
séparant non seulement les corps et les esprits, et lorsqu'un
jour, on lui annonça par l'entremise de cette bête
du diable qu'un corps s'était libéré de son
esprit - quel esprit et quel corps ! -, il se libéra lui-même
de ces contraintes le liant à la grande machine téléphonique.
Il faillit même, le jour où il s'installa dans ces
murs, ne pas demander l'ouverture de sa ligne, parce que les démarches
étaient trop compliquées à son goût,
trop administrativement chiantes, et chères aussi, démesurément
onéreuses par rapport à son budget pour n'en obtenir
finalement que des désagréments journaliers. A quoi
bon ? Il est vrai que pour chercher du travail, ou plutôt
pour en trouver, avoir un numéro est utile, pour obtenir
un entretien, pour que ceux qui vous cherchent vous demandent
les renseignements dont ils ont besoin, donc, il avait succombé
à cette tentation - qui n'a jamais été la
sienne - de faire le nécessaire, et par la même occasion
de perdre un temps considérable.
Les stores vénitiens déroulés filtraient
les rayons agressifs, et même s'il appréciait la
douceur de cette journée d'hiver, il préférait
garder son intérieur sombre et reposant, tout simplement
parce qu'il ne voulait rien faire. Le soleil confine à
la paresse, mais ce n'est pour autant qu'il faille s'en baigner.
Savoir qu'il est présent est largement suffisant pour sentir
sa caresse… c'est un peu comme la vie du dehors… pas
besoin de regarder les autres vivre.
Il décrocha mais ne dit rien.
- Allô ? fit la voix, une voix de femme.
- Qui est à l'appareil ? demanda Paul.
- Qui me répond ? demanda la voix.
- Mais qui demandez-vous à la fin ?
- Vous ! ironisa la voix.
- Comme quoi le hasard fait bien les choses. Vous m'avez trouvé
et maintenant je vous réponds, alors dites-moi ce que vous
voulez… je n'ai pas que ça à faire, dit-il
en clignant de l'œil pour lui-même.
- Vous êtes bien Paul Berger, n'est-ce pas ?
Il essaya de formuler une réponse mais la voix le prit
de court et reprit :
- Je vous appelle parce que je suis à votre recherche depuis
près de vingt ans, et maintenant que je vous ai retrouvé,
je ne vous lâcherai plus… si vous saviez toute l'énergie
que j'ai déployée pour ces recherches ! Et vous,
vous ne trouvez rien de mieux à faire que de ne pas apparaître
dans l'annuaire, et vous semblez déménager souvent,
comme si tu étais traqué par les impôts ou
je ne sais quoi, un vrai courant d'air… Je ne vais pas passer
ma vie à ça, alors maintenant que je te tiens, tu
ne m'échapperas plus…
Tout se passa très vite. Il s'était relevé
doucement et écoutait le flot de paroles dont il n'arrivait
pas à dénouer le sens… La voix était
passée du vous au tu dans la même phrase, elle semblait
connaître son histoire et le recherchait, et maintenant,
elle ne le lâcherait plus ?
- Mais qui êtes vous ? demanda Paul, se démenant
pour à la fois se réveiller et comprendre ce qui
se passait. Mais à l'autre bout du combiné ne résonnait
déjà plus qu'un bip lancinant et répétitif.
Il reposa le combiné et bascula sur le canapé, les
yeux ouverts cette fois-ci. Rien d'anormal, après tout,
à ce qu'on l'appelle chez lui. N'importe qui aurait pu
lui donner son numéro, un ami - il n'avait plus d'amis,
tout au moins dans la région - ou une connaissance (aux
dernières nouvelles, il ne se rappelait pas avoir communiqué
son numéro à qui que ce soit, à part peut-être
aux services sociaux, aux impôts…), mais honnêtement,
il ne comprenait rien à ce coup de fil.
Paul Berger… Paul Berger… se dit-il. C'est un drôle
de nom, tout de même. C'est à se demander si les
gens réfléchissent lorsqu'ils déclarent leurs
enfants à l'Etat Civil, comme s'ils ne se doutaient pas
que des Paul Berger pouvait se trouver par centaines, voire par
milliers, dans les villes françaises, en Belgique, en Suisse,
certainement au Canada et aussi aux Etats-Unis, des milliers de
Paul Berger partout dans le monde… rien de tel pour passer
inaperçu que de porter le même nom que des centaines
d'autres, rien de tel pour se sentir isolé dans un flot
de parias, d'anonymes et d'ombres que de porter un nom comme celui-ci,
rien de tel pour n'être rien du tout. C'est tout ce que
lui inspira ce coup de fil anonyme. Cependant, il s'appelait lui
aussi Paul Berger.
Il est vrai que c'est un nom étrangement courant, pour
ne pas dire répandu, sans compter que s'il est d'origine
française, prononcé à l'allemande, il devient
" Bergueur " et sonne allemand ou ashkénaze,
anglais à la rigueur, et Paul étant un prénom
très utilisé par les anglophones ou les germanophones,
les combinaisons de possibilités se trouvaient multipliées
de manière exponentielle ! Effrayant !
Il se dirigea vers la cuisine pour se couper un gros morceau d'emmental,
le coinça dans un morceau de pain avec un gros cornichon
et ouvrit une boîte de soda à l'orange. De retour
sur son canapé, il contempla la télévision
éteinte depuis plusieurs jours, placidement en mâchant
son maigre repas.
Il devait sortir à présent, se mélanger avec
la population de la rue. Tout le monde semblait se réjouir
du temps, du soleil illuminant une parcelle de leur misérable
existence, car tous autant qu'ils sont, ils restent persuadés
que la vie est plus belle lorsque le soleil resplendit, surtout
à cette époque de l'année, en plein hiver,
le mois le plus froid de l'année. " Pas grave, tant
qu'il y a du soleil ! ", " Quelle belle journée
! ", " C'est tellement agréable ! ", tels
étaient les morceaux de fable que l'on pouvait attraper
au vol ces jours-ci.
Paul était le genre de personne que le sort s'acharnait
à flageller pour une raison que l'on aurait pu attribuer
à la colère des Dieux, la mauvais sort ou à
une autre connerie mystique du genre. Toujours est-il que chaque
événement de sa vie tournait inévitablement
au désastre, toutes les pires calamités, les sept
plaies d'Egypte s'immisçant alors dans les plus infimes
recoins de son existence. Certains portent la poisse, mais lui,
il en était au point où entreprendre quoi que ce
soit signifiait échouer nécessairement. Sans rémission.
Tout avait en fait commencé à la mort de ses parents.
Il était encore étudiant en lettres anciennes quand
ils disparurent dans un violent accident de voiture, près
d'un lac, certainement après un repas trop arrosé.
Il aurait dû être dans cette voiture, mais le sort
en avait décidé autrement, un ami lui ayant demandé
au dernier moment de l'accompagner à l'aéroport.
Il est évident qu'il avait toujours considéré
cette chance comme un jet de dé propice à la continuité
des choses.
Réchapper à cet accident, contrairement à
ce qu'il avait toujours pu croire ne pouvait pas être la
chance qu'il souhaitait. Evidemment, dans l'histoire, il avait
perdu ses parents, mais ne pas mourir si jeune, c'était…
comme une punition… un jeu dans lequel ceux qui gagnent
finissent immanquablement par perdre. Depuis ce jour, la poisse
lui collait à la peau aussi fort qu'une carapace inattaquable,
une sorte de peau de serpent visqueuse… où tout glisse
vers la chute. Son sentiment de culpabilité se mêlant
à cette malchance chronique avait fait de lui un être
maniaco-dépressif, sans arrêt en oscillation entre
des moments de félicité survoltée pendant
lesquels il devenait un créateur d'une puissance colossale,
toujours sur la brèche et prêt à se jeter
à corps perdu dans les aventures les plus folles, et des
instants de faiblesse que l'on pourrait nommer neurasthénie
pathétique, instants frigides et sans ressource aucune,
mollassons, minablissimes. Il s'enterrait alors dans un mutisme
infécond pendant lequel personne ne pouvait et ne devait
l'approcher, car à ce contact malsain, il entraînait
les autres dans sa chute mortelle vers un enfer insoupçonné
et débilitant, radotant les souvenirs incompréhensibles
d'une vie courte et riche en banalités, se morfondant dans
les espaces creux d'un néant grouillant des verbes insensés.
Pas de chance, vraiment. Pas de boulot, pas de métier non
plus, un diplôme d'université l'ayant mené
là où il en était, c'est à dire nulle
part, une cheville endolorie par entorse sévère
qui le faisait souffrir les jours humides, des dettes par dizaines…
Une petite rente laissée par ses parents lui permettait
de s'en sortir au jour le jour, mais globalement, les premières
années de son existence paraissaient aussi mornes et sans
intérêt que celles d'un cafard. La seule chose que
sa bonne fée lui avait octroyé était ce léger
don pour l'écriture… il avait donc essayé
d'en vivre, mais les maigres publications auxquelles il avait
participé ne l'avait amené qu'à gagner que
quelques maigres subsides, vite envolés dans des soirées
trop arrosées où le succès apparaissait comme
à portée de main… pour bien vite retomber
au point le plus bas.
Programme pour le reste de la journée : acheter les journaux
de petites annonces pour essayer de trouver quelque chose. Il
coupa par le parc, longeant les grilles de fer forgé ponctuées
d'or au sommet comme autant de gardiens surveillant les crottes
de chiens et les bancs fraîchement repeints, et déboucha
sur le Rue Noir, continua sur le grand boulevard jusqu'au premier
kiosque à journaux.
Il regarda tout d'abord combien il lui restait en petite monnaie
et fit son choix en fonction de la somme. Trois revues qu'il connaissait
par cœur et qu'il soupçonnait de publier les mêmes
annonces toutes les semaines, histoire d'attirer le chaland…
il commençait même à se demander si toutes
ces annonces n'étaient pas factices, car toutes celles
auxquelles il avait répondu n'avaient jamais reçu
de réponses. Une fois les magazines payés, il resta
planté devant le kiosque, regardant vers la perspective
créée par l'interminable ligne droite du boulevard,
jusqu'aux jardins dont on apercevait les fontaines. Le vendeur
de journaux l'interpella :
- Vous avez terminé ?
- Quoi ? répondit Paul, instinctivement.
- Vous avez terminé vos achats ? reprit le vendeur.
- Ben… oui, dit Paul en lui montrant ses magazines.
- Vous pouvez partir, lui dit le vendeur sur un ton dont il savait
s'il le chassait où s'il l'invitait simplement à
continuer son chemin.
Paul ne sut trop quoi faire, mais la tête de bouledogue
du vendeur l'incita de toute façon à ne pas rester
dans les parages. Il descendit donc l'avenue vers ces jardins
que le ciel bleu rendaient attrayants. |