Vendredi 25 juillet 2003: < Hier - Demain >
  Argenteuil / France
  


(chapitre 1)

Il existe certaines heures pour entendre le téléphone sonner. En l'occurrence, il était près de quinze heures, la quinzième heure fictive - à quoi devait-elle correspondre ? - d'une journée quasiment irréelle, plein mois de février ensoleillé et presque printanier, et cette journée n'aurait été entachée d'aucune espèce de remous s'il n'y avait eu ce coup de fil intempestif et mal venu, déchirant le silence de son appartement comme si le ciel bleu de cet hiver en déclin soudain se désagrégeait, concentré dans cette sonnerie rebelle.
Il sommeillait encore, avachi sur les coussins du large canapé pourpre, lorsque ses rêveries furent interrompues par le tonnerre de cette invention tonitruante. Le bruit, l'action, le déplacement dans l'espace, tout ceci faisait partie des choses qui, aussi infimes fussent-elles, participaient de son malheur, en se manifestant sous la forme de petites migraines passagères et pas bien graves, somme toute, mais l'inadmissible résidait dans le fait qu'il estimait pouvoir jouir de plein droit de cette tranquillité construite de toutes pièces, au prix d'efforts intangibles et certainement intimes.
Ça ne voulait pas passer… une dizaine de sonneries avait déjà corrompu l'air confiné, mais ça ne passait toujours pas et l'ombre tortueuse d'un mal de tête pernicieux pointait là, juste sous les tempes. Le téléphone vibrait sur la petite table à côté de lui, et sans ouvrir les yeux, il tendit le bras pour attraper le combiné.
Le téléphone, ça lui évoquait de mauvais souvenirs, d'abord parce qu'il ne se sentait pas l'âme d'un grand téléphoneur, comme si ne pas pouvoir déceler les mêmes traces discernables dans le discours causait une souffrance, quelque chose comme une distance inhumaine et désincarnante, séparant non seulement les corps et les esprits, et lorsqu'un jour, on lui annonça par l'entremise de cette bête du diable qu'un corps s'était libéré de son esprit - quel esprit et quel corps ! -, il se libéra lui-même de ces contraintes le liant à la grande machine téléphonique. Il faillit même, le jour où il s'installa dans ces murs, ne pas demander l'ouverture de sa ligne, parce que les démarches étaient trop compliquées à son goût, trop administrativement chiantes, et chères aussi, démesurément onéreuses par rapport à son budget pour n'en obtenir finalement que des désagréments journaliers. A quoi bon ? Il est vrai que pour chercher du travail, ou plutôt pour en trouver, avoir un numéro est utile, pour obtenir un entretien, pour que ceux qui vous cherchent vous demandent les renseignements dont ils ont besoin, donc, il avait succombé à cette tentation - qui n'a jamais été la sienne - de faire le nécessaire, et par la même occasion de perdre un temps considérable.
Les stores vénitiens déroulés filtraient les rayons agressifs, et même s'il appréciait la douceur de cette journée d'hiver, il préférait garder son intérieur sombre et reposant, tout simplement parce qu'il ne voulait rien faire. Le soleil confine à la paresse, mais ce n'est pour autant qu'il faille s'en baigner. Savoir qu'il est présent est largement suffisant pour sentir sa caresse… c'est un peu comme la vie du dehors… pas besoin de regarder les autres vivre.
Il décrocha mais ne dit rien.

- Allô ? fit la voix, une voix de femme.
- Qui est à l'appareil ? demanda Paul.
- Qui me répond ? demanda la voix.
- Mais qui demandez-vous à la fin ?
- Vous ! ironisa la voix.
- Comme quoi le hasard fait bien les choses. Vous m'avez trouvé et maintenant je vous réponds, alors dites-moi ce que vous voulez… je n'ai pas que ça à faire, dit-il en clignant de l'œil pour lui-même.
- Vous êtes bien Paul Berger, n'est-ce pas ?
Il essaya de formuler une réponse mais la voix le prit de court et reprit :
- Je vous appelle parce que je suis à votre recherche depuis près de vingt ans, et maintenant que je vous ai retrouvé, je ne vous lâcherai plus… si vous saviez toute l'énergie que j'ai déployée pour ces recherches ! Et vous, vous ne trouvez rien de mieux à faire que de ne pas apparaître dans l'annuaire, et vous semblez déménager souvent, comme si tu étais traqué par les impôts ou je ne sais quoi, un vrai courant d'air… Je ne vais pas passer ma vie à ça, alors maintenant que je te tiens, tu ne m'échapperas plus…
Tout se passa très vite. Il s'était relevé doucement et écoutait le flot de paroles dont il n'arrivait pas à dénouer le sens… La voix était passée du vous au tu dans la même phrase, elle semblait connaître son histoire et le recherchait, et maintenant, elle ne le lâcherait plus ?
- Mais qui êtes vous ? demanda Paul, se démenant pour à la fois se réveiller et comprendre ce qui se passait. Mais à l'autre bout du combiné ne résonnait déjà plus qu'un bip lancinant et répétitif.
Il reposa le combiné et bascula sur le canapé, les yeux ouverts cette fois-ci. Rien d'anormal, après tout, à ce qu'on l'appelle chez lui. N'importe qui aurait pu lui donner son numéro, un ami - il n'avait plus d'amis, tout au moins dans la région - ou une connaissance (aux dernières nouvelles, il ne se rappelait pas avoir communiqué son numéro à qui que ce soit, à part peut-être aux services sociaux, aux impôts…), mais honnêtement, il ne comprenait rien à ce coup de fil.
Paul Berger… Paul Berger… se dit-il. C'est un drôle de nom, tout de même. C'est à se demander si les gens réfléchissent lorsqu'ils déclarent leurs enfants à l'Etat Civil, comme s'ils ne se doutaient pas que des Paul Berger pouvait se trouver par centaines, voire par milliers, dans les villes françaises, en Belgique, en Suisse, certainement au Canada et aussi aux Etats-Unis, des milliers de Paul Berger partout dans le monde… rien de tel pour passer inaperçu que de porter le même nom que des centaines d'autres, rien de tel pour se sentir isolé dans un flot de parias, d'anonymes et d'ombres que de porter un nom comme celui-ci, rien de tel pour n'être rien du tout. C'est tout ce que lui inspira ce coup de fil anonyme. Cependant, il s'appelait lui aussi Paul Berger.
Il est vrai que c'est un nom étrangement courant, pour ne pas dire répandu, sans compter que s'il est d'origine française, prononcé à l'allemande, il devient " Bergueur " et sonne allemand ou ashkénaze, anglais à la rigueur, et Paul étant un prénom très utilisé par les anglophones ou les germanophones, les combinaisons de possibilités se trouvaient multipliées de manière exponentielle ! Effrayant !
Il se dirigea vers la cuisine pour se couper un gros morceau d'emmental, le coinça dans un morceau de pain avec un gros cornichon et ouvrit une boîte de soda à l'orange. De retour sur son canapé, il contempla la télévision éteinte depuis plusieurs jours, placidement en mâchant son maigre repas.
Il devait sortir à présent, se mélanger avec la population de la rue. Tout le monde semblait se réjouir du temps, du soleil illuminant une parcelle de leur misérable existence, car tous autant qu'ils sont, ils restent persuadés que la vie est plus belle lorsque le soleil resplendit, surtout à cette époque de l'année, en plein hiver, le mois le plus froid de l'année. " Pas grave, tant qu'il y a du soleil ! ", " Quelle belle journée ! ", " C'est tellement agréable ! ", tels étaient les morceaux de fable que l'on pouvait attraper au vol ces jours-ci.

Paul était le genre de personne que le sort s'acharnait à flageller pour une raison que l'on aurait pu attribuer à la colère des Dieux, la mauvais sort ou à une autre connerie mystique du genre. Toujours est-il que chaque événement de sa vie tournait inévitablement au désastre, toutes les pires calamités, les sept plaies d'Egypte s'immisçant alors dans les plus infimes recoins de son existence. Certains portent la poisse, mais lui, il en était au point où entreprendre quoi que ce soit signifiait échouer nécessairement. Sans rémission. Tout avait en fait commencé à la mort de ses parents. Il était encore étudiant en lettres anciennes quand ils disparurent dans un violent accident de voiture, près d'un lac, certainement après un repas trop arrosé. Il aurait dû être dans cette voiture, mais le sort en avait décidé autrement, un ami lui ayant demandé au dernier moment de l'accompagner à l'aéroport. Il est évident qu'il avait toujours considéré cette chance comme un jet de dé propice à la continuité des choses.
Réchapper à cet accident, contrairement à ce qu'il avait toujours pu croire ne pouvait pas être la chance qu'il souhaitait. Evidemment, dans l'histoire, il avait perdu ses parents, mais ne pas mourir si jeune, c'était… comme une punition… un jeu dans lequel ceux qui gagnent finissent immanquablement par perdre. Depuis ce jour, la poisse lui collait à la peau aussi fort qu'une carapace inattaquable, une sorte de peau de serpent visqueuse… où tout glisse vers la chute. Son sentiment de culpabilité se mêlant à cette malchance chronique avait fait de lui un être maniaco-dépressif, sans arrêt en oscillation entre des moments de félicité survoltée pendant lesquels il devenait un créateur d'une puissance colossale, toujours sur la brèche et prêt à se jeter à corps perdu dans les aventures les plus folles, et des instants de faiblesse que l'on pourrait nommer neurasthénie pathétique, instants frigides et sans ressource aucune, mollassons, minablissimes. Il s'enterrait alors dans un mutisme infécond pendant lequel personne ne pouvait et ne devait l'approcher, car à ce contact malsain, il entraînait les autres dans sa chute mortelle vers un enfer insoupçonné et débilitant, radotant les souvenirs incompréhensibles d'une vie courte et riche en banalités, se morfondant dans les espaces creux d'un néant grouillant des verbes insensés.
Pas de chance, vraiment. Pas de boulot, pas de métier non plus, un diplôme d'université l'ayant mené là où il en était, c'est à dire nulle part, une cheville endolorie par entorse sévère qui le faisait souffrir les jours humides, des dettes par dizaines… Une petite rente laissée par ses parents lui permettait de s'en sortir au jour le jour, mais globalement, les premières années de son existence paraissaient aussi mornes et sans intérêt que celles d'un cafard. La seule chose que sa bonne fée lui avait octroyé était ce léger don pour l'écriture… il avait donc essayé d'en vivre, mais les maigres publications auxquelles il avait participé ne l'avait amené qu'à gagner que quelques maigres subsides, vite envolés dans des soirées trop arrosées où le succès apparaissait comme à portée de main… pour bien vite retomber au point le plus bas.
Programme pour le reste de la journée : acheter les journaux de petites annonces pour essayer de trouver quelque chose. Il coupa par le parc, longeant les grilles de fer forgé ponctuées d'or au sommet comme autant de gardiens surveillant les crottes de chiens et les bancs fraîchement repeints, et déboucha sur le Rue Noir, continua sur le grand boulevard jusqu'au premier kiosque à journaux.
Il regarda tout d'abord combien il lui restait en petite monnaie et fit son choix en fonction de la somme. Trois revues qu'il connaissait par cœur et qu'il soupçonnait de publier les mêmes annonces toutes les semaines, histoire d'attirer le chaland… il commençait même à se demander si toutes ces annonces n'étaient pas factices, car toutes celles auxquelles il avait répondu n'avaient jamais reçu de réponses. Une fois les magazines payés, il resta planté devant le kiosque, regardant vers la perspective créée par l'interminable ligne droite du boulevard, jusqu'aux jardins dont on apercevait les fontaines. Le vendeur de journaux l'interpella :

- Vous avez terminé ?
- Quoi ? répondit Paul, instinctivement.
- Vous avez terminé vos achats ? reprit le vendeur.
- Ben… oui, dit Paul en lui montrant ses magazines.
- Vous pouvez partir, lui dit le vendeur sur un ton dont il savait s'il le chassait où s'il l'invitait simplement à continuer son chemin.
Paul ne sut trop quoi faire, mais la tête de bouledogue du vendeur l'incita de toute façon à ne pas rester dans les parages. Il descendit donc l'avenue vers ces jardins que le ciel bleu rendaient attrayants.


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